Compassion de Paul

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-A-Alors... c'est arrivé il y a quelques années.

Je hoche la tête, les yeux baissés. Je sais qu'il n'arrivera pas à raconter quelque chose d'aussi douloureux tout en soutenant mon regard, et sa voix tremble tant que j'ai peur qu'il se taise, incapable de faire face à sa propre histoire. Ma main est toujours posée contre la vitre qui nous sépare. Je sens une chaleur la traverser et je sais sans avoir besoin de regarder qu'il a aussi déposé la sienne.

-Notre père était absent. Il n'y avait que notre mère à la maison et... et elle était très malade. Je voulais partir chercher de l'aide, mais Luna avait peur de rester seule et un violent orage coupait les lignes téléphoniques. Nous habitions dans cette demeure... au bord de la falaise. Elle est en ruine maintenant.

Je repense aux pierres amoncelées près de la mer. Voilà donc pourquoi elle avait choisi de s'y rendre...

-Je... Je suis resté auprès de notre mère. Luna était dans l'autre pièce, je ne voulais pas l'effrayer en lui montrant la gravité de son état... mais elle pleurait. Elle disait qu'elle voulait rester avec moi. J'avais peur que le mal soit contagieux, alors je l'ai éloignée. Elle... Elle n'avait que six ans! Six ans et perdue dans le noir de sa chambre, toute seule, en entendant sa mère hurler de douleur...

Je sens un frisson d'horreur et de tristesse me traverser en imaginant la scène. Il fait une pause, et poursuit à voix basse:

-Je n'aurais jamais dû la laisser seule. Elle est sortie dehors, dans la tempête. Je n'aie pas tenté de la rattraper. Si seulement je l'avais fait... mais après, c'était trop tard.

Je sais que je vais maintenant entendre le dénouement, ce que je redoutais tant, et je résiste à  la tentation de l'interrompre. Pour lui aussi, ce doit être terrible de se rappeler ces souvenirs, et je m'en veux un peu de lui infliger cela dans un pareil moment.

-Et... tu vois... elle était jeune, elle ne savait pas ce qu'elle faisait... elle s'est éloigné en direction de la route. Je crois qu'elle cherchait notre père, inconsciemment.

Je sens ma gorge se serrer, et je lève les yeux vers lui. Des larmes coulent sur ses joues. Je regrette de l'avoir fait et je baisse mon regard à  nouveau, éprouvant encore cette envie de traverser la vitre pour me rapprocher, l'aider à se sentir mieux. Il ressemble tellement à Luna. Ses yeux, ce sont les siens, ces lèvres tremblantes, cette sensibilité dans le regard et dans les gestes... Et je m'aperçois que peu importe ce qui suivra, je ne pourrais jamais haïr Adrian.

-Je... J'ai vu les flammes trop tard... elles avaient frappé un arbre près de la maison, et j'ai... j'ai...

Il cesse de parler, et je cligne les yeux vigoureusement pour chasser mes larmes. Je voudrais tant pouvoir dire quelque chose...

-J'ai... appelé au secours. Si je ne l'avais pas fait... elle ne serait jamais venue. Elle est entrée. Elle est venue déverrouiller la porte de la chambre, malgré le danger, et en sortant... son visage était détruit.

J'écarquille les yeux d'horreur, en pensant au désespoir, au sentiment déchirant de culpabilité qui avait dû le frapper à cet instant. Et la douleur qu'à dû éprouver Luna... Mais je me souviens soudain de quelque chose qui m'angoisse davantage.

-Mais... votre mère. Est-elle...

-Elle a crié.  Mais elle était malade, j'aurais dû essayer de... les flammes étaient trop hautes...

-Adrian... je suis si désolé...

-Après... notre père est arrivé. Et il est devenu fou en voyant la scène. Moi, à genoux dans la poussière, tenant ma sœur dans mes bras... Il m'a menacé de... me poursuivre pour incendie volontaire si je continuais de côtoyer Luna. Alors, c'est ce qui est arrivé. Je me suis éloigné d'elle. De toute façon, le remords me suppliciait chaque fois que je voyais son visage... c'était... insurmontable pour moi... Mais je suis allé à sa rencontre avec toi. Elle l'avait fait dans le passé, sauvant ma vie au péril de la sienne, je ne pouvais pas la laisser fuir sans rien faire. Et notre père a tenu parole.

Le silence revient, et pèse si lourd. Je voudrais dire quelque chose. N'importe quoi. Que je lui pardonne, que ce n'est pas de sa faute. Qu'il est injuste qu'il soit enfermé ici pour un crime qu'il n'a pas commis. Mais je ne fais que relever les yeux, bouleversé, plongeant mon regard dans le sien. Ses yeux sont ceux d'un homme brisé. Si les blessures sur le visage de Luna sont terribles, j'ai l'impression que celles dans le cœur d'Adrian sont beaucoup plus douloureuses, parce qu'elles ne se voient pas, parce qu'on ne peut pas les soigner.

Pourtant, j'essaierais. Peu m'importe toutes les barrières que la vie mettra entre lui et moi.









La fille sur le banc du fondOù les histoires vivent. Découvrez maintenant