Chapitre 1

1.5K 51 16
                                    

J'aurais aimé admirer le lever du soleil, mais nous sommes partis à dix heures. Je somnole, la tête appuyée contre la vitre vibrante. Dans mon dos Paris a déjà disparu ; je ne sais pas si ça doit m'attrister. Ma mère conduit et nous jette, à mon père et à moi, des coups d'œil attendris. Elle s'est occupée de la plupart des détails du déménagement. Elle le planifie depuis des semaines, pendant lesquelles mon père et moi nous sommes reposés. C'était plus que nécessaire, suite à son burn-out et ma phobie scolaire. Il y a quelques mois, ma mère était contactée par les urgences suite à la terrible crise d'angoisse de mon père, et par mon proviseur qui l'a informée que je n'allais plus en cours depuis un mois. C'est à ce moment que nous avons réalisé qu'il fallait faire quelques changements. En croisant le regard de ma mère dans le rétroviseur, je la trouve courageuse et fatiguée. Aujourd'hui elle a sûrement besoin de cette pause tout autant que nous. J'espère que notre petite famille, un peu fêlée, toujours unie, saura retrouver une certaine sérénité. Ça sera plus facile loin de la capitale. Sur la large autoroute que l'horizon avale, notre véhicule file en direction des bords de Loire. J'aurais préféré la mer, mais quand je l'ai proposé, ma mère a refusé.

– C'est plus facile que tes tantes nous prêtent leur maison de vacances. Et puis, ça n'aurait pas été aussi beau.

Je n'en suis pas tout à fait convaincue, mais de toute manière, rien ne peut être plus laid que Paris et ses trottoirs encombrés, ses places grouillantes et ses foules étouffantes. J'ignore combien de temps nous resterons loin de la ville. Au moins le temps des vacances, j'espère.


J'ai dormi, et quand je me réveille je ne reconnais pas le paysage. Je balbutie, la voix encore imbibée de fatigue :

– On arrive bientôt ?

Ma mère acquiesce. Nous passons au-dessus d'une fine rivière envahie par les nénuphars – je suis son fourmillement lumineux jusqu'à ce qu'elle me soit arrachée. Je devine que la Loire sera beaucoup plus large (et pourquoi pas aussi jolie). Nous entrons dans un petit village. J'aperçois le nom : « Montjean » sur un panneau rouge et blanc. Je questionne :

– C'est ici ?

– Oui. Nous n'habitons pas dans le village-même. On est un peu excentrés.

J'aimerais que ça ne me rassure pas. Nous nous engageons sur une route coincée entre les premières façades du village, et la Loire. Déjà on peut apercevoir distinctement une longue île au milieu du fleuve. Nous empruntons le pont de bois qui y mène. La route goudronnée fait rapidement place à un chemin de terre. Nous dépassons quelques maisons, puis des champs se succèdent. La voiture s'engage sur un chemin envahi par des herbes folles, et taché par l'ombre des arbres qui le longent. Nous nous garons devant un portail. Apparemment, nous voilà arrivés.

Je descends du véhicule (avec une excitation que j'aurais voulue plus grande, et mille angoisses qui auraient dû se taire). Je referme la portière et sursaute quand elle claque. La maison me surplombe. Elle a des volets d'un bleu pervenche et ça me suffit pour la trouver belle. Mon père me tend ma valise. Le portail ne grince pas quand je l'ouvre. J'emprunte le chemin qui traverse le potager, grimpe les escaliers pour accéder à la terrasse gravillonnée. Il y pousse des arbres, et même un parterre de mes roses préférées. Leurs bourgeons sont si gonflés que j'ai peur qu'ils crèvent au lieu d'éclore.

– Thalie ! m'appelle ma mère.

Je me penche par-dessus le muret. Elle me lance les clés de la maison et je déverrouille la porte. Elle s'ouvre sur une cuisine à l'allure désuète. Je la traverse et arrive dans un grand et sombre salon. Je n'aime pas vraiment la décoration, sauf les couronnes de fleurs séchées aux murs. Ma mère depuis un couloir me crie qu'elle va me montrer ma chambre. Nous passons par une porte donnant sur une cour extérieur, pour atteindre des escaliers grossiers accolés à la maison, et qui mènent aux combles.

– Ils ont été aménagés, précise ma mère.

Nous entrons dans la pièce, une longue chambre très bien meublée. Sous les volets filtre une lumière vive, et je m'empresse d'aller les ouvrir. L'endroit me paraît encore plus accueillant.

– Ça te plaît ?

– Oui, c'est joli !

– Je te laisse t'installer alors.

Ma mère m'embrasse sur le front et s'éclipse. Aussitôt qu'elle est partie, je m'affale sur le lit. Un rectangle de soleil projeté par la fenêtre ouverte couvre mes jambes. Le silence de ma chambre m'engourdit. À l'idée d'être seule, et loin de la ville, loin de toute interaction, je ressens du soulagement et de la tristesse à la fois. J'ai comme un trou dans la poitrine depuis des semaines, à force de ne plus voir et parler personne. Mais je l'avais aussi quand j'allais en cours. Je me souviens avec angoisse de mes poumons incapable de se remplir les jours de lycée, et de l'asphyxie qui me prenait quand je m'approchais du portail. C'est peut-être mieux que je ne sois plus en contact avec personne. On ne m'appréciait pas vraiment, et moi non plus de toute manière, je ne m'aime pas beaucoup.


Nous avons passé l'après-midi entière à nous installer puis à cuisiner. Il fait à peine assez chaud pour manger dehors, mais mon père y tient. Il dit que demain c'est l'été et qu'il faut en profiter. Il a sorti le mobilier de jardin du garage. J'ai mis la table. Ma mère apporte le plat fumant. Elle s'assoit avec nous, et nous voilà réunis comme une vraie famille. Nous nous réjouissons de notre installation. Ma mère a envoyé un message à sa sœur, Imani, pour lui dire que nous sommes arrivés. J'espère qu'elles nous rendront visite cet été. Ma tante me manque beaucoup. Nous passons le repas à rire, mes parents plaisantent entre eux et j'aime bien les voir complices. Même après avoir fini de manger, nous restons ensemble. Nous profitons. Nous avons du temps et du calme pour la première fois depuis des mois. C'est peut-être ce qui me fait annoncer :

– Je vais essayer de me réveiller tôt demain ! À cinq heures, pour aller voir le lever du soleil.

Cela fait plusieurs mois maintenant que je n'ai pas pu admirer l'aurore. Ça me manque terriblement. Mon anxiété m'épuise et je ne peux plus mettre mon réveil à sonner à six heures et courir à la fenêtre pour assister à une aube à moitié dissimulée par les immeubles. Je passe mes matins à dormir. Je passe ma vie à fermer les yeux sur des levers de soleil. Demain, je veux que ça change.

– C'est une excellente idée !

– Je suis sûre que tu peux le faire, renchérit ma mère.

J'espère très fort qu'elle a raison. Mon père m'applaudit et elle aussi. Je me lève pour faire une courbette. Nous éclatons de rire. Les silhouettes de mes parents se découpent sur le ciel marin, où une étoile vient de fleurir. Je réprime un bâillement. Ils me conseillent d'aller me coucher si je veux pouvoir me lever tôt. J'acquiesce. Cela faisait une éternité que ça ne m'était pas arrivé, mais soudain j'ai hâte d'être demain. L'idée d'aller filmer le lever du soleil me fait oublier toutes mes inquiétudes. Pour une fois je ne vais pas me rendre devant le lycée et reculer terrifiée et aller me cacher au fond d'un parc pollué comme je le faisais d'habitude. Pour une fois je vais vivre et me sentir vivre. C'est la plus jolie chose qui puisse m'arriver.

Fleuve roseWhere stories live. Discover now