Prologue.

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Claes. Son prénom et cette attente infinie, c'était tout ce qui lui restait de son frère.

Hansi serra les dents. Le visage enfermé dans son masque à oxygène, elle écoutait avec attention le son vif et angoissé de sa respiration qui se mêlait aux ronronnements de son bolide. Ses mains ensanglantées agrippaient le guidon métallique où se reflétaient les rayons du soleil. L'horizon vacillait derrière ses lunettes de protection fissurées. Hansi accéléra.

Claes. Hansi était assise dans un coin de la chambre, le nez plongé dans un vieux livre rempli d'images du Monde d'Avant. Elle l'avait regardé rentrer, discrètement, comme il l'avait toujours fait. Ce soir-là cependant, une expression grave froissait ses traits. Il avait levé les yeux. Elle avait compris ce qu'il était venu lui dire avant même qu'il n'ouvre la bouche.

Hansi filait à vive allure, soulevant derrière elle d'épais nuages de fumée. La peur lui rongeait le ventre. Les battements affolés de son cœur faisaient trembler ses muscles crispés. Hansi jeta un œil à son rétroviseur et tressaillit lorsqu'elle aperçut, surgissant des volutes de poussières, l'immense silhouette décharnée du Cyclope. Tel un animal, il courait à quatre pattes, le dos courbé et la gueule grande ouverte. Son ombre projetée sur le sol fracassé emprisonna Hansi dans ses filets.

Claes. Il s'était laissé tomber près d'elle. Ils étaient restés là un moment, muets, comme si parler risquait de renverser le fragile équilibre de leur bonheur. Plongée dans un océan de souvenirs qui sombraient, morcelés, dans les eaux troubles de son esprit, Hansi s'était sentie chuter dans le creux, si profond, qui s'ouvrait sur sa vie.

Claes venait d'avoir vingt-deux ans.

Hansi vira brusquement à gauche. Les pneus de sa méca-moto dérapèrent, creusant un sillon dans la terre atrophiée. Prise de sueurs froides, elle redressa d'un coup sec son bolide. Elle n'avait pas le droit à l'erreur. Le mugissement du Cyclope résonna en elle, imprégnant la moindre parcelle de sa peau. Et alors qu'elle filait toujours plus vite face à l'horizon, elle aperçut la Forêt des Arbres Géants.

Claes. Hansi était terrifiée. Sans lui, plus rien n'avait de sens. Elle lui avait saisi la main. Il avait souri, d'un sourire qui n'était pas le sien. Malgré ses yeux grands ouverts, il ne la regardait pas. Il semblait habité par le vide, ne voyait rien d'autre que les limbes d'un monde qui n'existait plus. C'était comme si son âme se promenait entre ses rêves et la peur, coincée à jamais loin du présent. La main toujours dans la sienne, Hansi s'était demandé à quoi il pensait.

Le soleil commençait à décliner lorsqu'Hansi traversa la lisière. Du coin de l'œil, elle chercha les ombres qui l'attendaient, perchées sur les branches. L'une d'entre elles se redressa. Hansi sourit. Elle porta sa main à sa ceinture, attrapa son pistolet, vérifia que le fumigène était toujours dans le compartiment, puis posa un doigt sur la gâchette. L'ombre du Cyclope glissa jusqu'à Hansi et, avant qu'elle ne puisse lever la tête, sa large main s'abattit violemment sur elle. Hansi pressa la détente. Le ciel fut déchiré par un éclair de fumée rouge. La douleur la traversa de toute part.

Claes. Il s'était levé. L'angoisse hantait ses yeux exorbités, suintait, dégoulinait par vague de son corps tremblant. Hansi voulu le retenir. Un soldat avait ouvert la porte. Son frère s'était avancé, une expression déterminée dissipant l'inquiétude qui creusait ses joues. Il embrassa leur mère, puis se retourna. Il articula deux mots, silencieux. Deux mots qu'Hansi ne comprit pas, mais qui resteraient à jamais gravés dans sa mémoire.

Retrouve-moi.

Hansi rouvrit les yeux. Elle était allongée dans la poussière, aveuglée par l'intense lumière qui filtrait entre les branches. Sa jambe, coincée sous sa méca-moto, la lançait. Hansi gratta la terre de ses mains blessées, tenta de se dégager. Elle devait fuir. Les hurlements du Cyclope faisaient trembler les feuillages, se mêlant aux cris des soldats qui fondaient sur lui. De partout, les bombes explosèrent. Leur souffle brûlant s'abattit sur Hansi comme une nuée d'échardes. Elle leva les bras pour protéger son visage. Elle vit des corps tomber aux pieds du Cyclope et la et terre se colorer de rouge. Des éclats flamboyants qui abreuvaient l'herbe séchée, piétinée.

Claes. Il leva son masque et sourit. Pour la dernière fois.

Le Cyclope posa un genou à terre. Un épais liquide noir coulait le long de son torse depuis le creux de sa gorge. Du sang. Son sang.

Poussant de toutes ses forces les restes de sa méca-moto, Hansi réussit à se libérer juste à temps et rampa jusqu'aux racines d'un arbre centenaire. Le corps décharné du Cyclope vacilla puis tomba en avant. Sa tête percuta le sol aux pieds d'Hansi.

Ils avaient réussi.

Hansi inspira. Elle était traversée par un étrange sentiment. Une intense tristesse, empreinte de soulagement. 

Claes. Hansi aurait aimé pouvoir crier son nom, mais elle ne dit rien. Son frère disparut. Saisie de remords, elle s'était levée pour voir, depuis la fenêtre, sa silhouette se fondre dans l'obscurité. Et, alors que les larmes lui brûlaient les yeux, elle se promit de venir le chercher. Un jour. D'aller le retrouver.

Hansi serra les dents et plongea son unique œil dans celui du Cyclope. Le silence se fit tout autour d'elle. Les plaintes des blessés, étouffées par les battements saccadés de son cœur, n'étaient plus que de lointains échos. Ignorant la douleur qui lui tailladait la jambe, Hansi se leva et s'avança d'un pas. 

Claes ne revint jamais.

Hansi posa sa main contrele front du Cyclope.

Deus ex Machina [EN PAUSE]Onde as histórias ganham vida. Descobre agora