XII (modifié le 24.07.21)

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Lev leva les yeux au ciel.

Les bolides patientaient alignés dans le wagon, formant une rangée mécanique parfaite. Les nouvelles recrues s'agitaient, enfilaient l'équipement d'Extérieur avec des gestes maladroits, empreints d'angoisse et d'excitation.

Installé à l'écart, Lev s'appliquait à nettoyer le plastique abîmé de ses lunettes de protection. Il jetait parfois des regards méprisants aux jeunes soldats. Les murmures et les œillades fascinées qu'ils lui adressaient l'agaçaient, presque autant que leurs mains tremblantes serrant les sangles des bouteilles d'oxygènes. L'inquiétude qui faisait vibrer l'air l'exaspérait.

Lev soupira. Il n'arrivait plus à comprendre cette peur de l'inconnu ; cette impatience suintante d'horreur qu'il avait pourtant lui-même ressentie, il y avait longtemps, lors de sa première sortie. Il avait oublié cette sensation de liberté qui l'avait saisi lorsqu'il avait posé pour la première fois le pied au sol. Mais l'impression d'être sacrifié pour l'avenir d'un monde qui n'existait plus était restée ancrée au plus profond de son être. Faire passer les autres avant soi. Toujours. C'était son rôle. Son unique raison de vivre.

L'amertume lui noua la gorge. Les Pastors se moquaient de leur peuple. Ils leur promettaient une vie tranquille entre quatre murs métalliques, en échange d'un dévouement aussi infini qu'infondé, les nourrissant d'obéissance et de soumission. Ils brisaient des familles, envoyaient au Front des innocents qui ne survivraient pas aux dangers des déserts cendrés. Ils sacrifiaient des vies, des millions de cœurs, pour un idylle si fragile...

Un idylle auquel il ne croyait plus car, depuis, et presque malgré lui, il était devenu un homme de l'Extérieur. Un inconnu. Il n'avait plus sa place dans le ventre d'Aeternum.

Assis en tailleur sur les caisses de transport, Lev ferma les yeux. Il était fatigué. Un bâillement lui échappa et une main se posa sur son épaule, le faisant sursauter. L'expression irritée qui froissait son visage se transforma en une moue lasse.

— Nous avons beaucoup de recrues, cette fois-ci ! lança Messiah avec un sourire.

— Tu as fini le recensement ?

— Presque. Je laisse Luis s'en charger.

Lev haussa les sourcils, tandis que le scientifique s'asseyait à ses côtés. Messiah croisa ses longues jambes, puis saisit la bouteille d'eau posée à ses pieds et avala avec avidité plusieurs gorgées. La mâchoire crispée, Lev attendit qu'il ait fini pour lâcher :

— Cent quatre-vingt soldats. Soixante soldats par wagon. 

— Soixante et un, dans celui-ci, le corrigea Messiah. 

Lev jeta un regard surpris au scientifique, qui l'ignora, occupé à lustrer la pointe de sa botte avec l'un de ses gants. D'un geste saccadé, le soldat passa la sangle de ses lunettes autour de son cou, faisant danser l'élastique dans sa nuque.

— Un volontaire ?

— Et elle ne fait même pas partie des Mal-Nés, l'informa Messiah.

Lev grimaça. Ils étaient trop nombreux. Depuis des mois, les Pastors promettaient sécurité, luxe et abondance à toutes celles et ceux qui accepteraient d'intégrer les escouades des Explorateurs pour une durée indéterminée. La surpopulation menaçait Aeternum et l'oxygène était de plus en plus précieux. Le gouvernement, aussi cruel que cela puisse paraître, devait trouver un moyen de réduire le nombre de poumons à remplir. Ainsi, en échange de fausses promesses, les Pastors envoyaient les Mal-Nés au Camp, espérant qu'ils n'en reviennent pas. Ce massacre passait inaperçu dans l'Agmen. 

Personne ne pleurait les Mal-Nés, ces descendants de criminels, qu'on avait enfermé à l'arrière, et dont les corps brisés par la fatigue et la faim finiraient par brûler dans les Fourneaux.

Deus ex Machina [EN PAUSE]Όπου ζουν οι ιστορίες. Ανακάλυψε τώρα