Parole de Paul

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Je la regarde, mais elle ne me voit jamais. Elle garde toujours son visage tourné vers la fenêtre depuis ce matin d'automne où le conducteur du bus m'a assigné la place  à côté d'elle. Je n'ai pas cherché à lui parler, ni à attirer son attention. Je ne sais pas pourquoi. Je n'ai jamais été du genre à me rapprocher d'une fille facilement, mais avec elle, c'est encore pire. Elle a une sorte d'aura qui l'isole dans une bulle solitaire. On sait rien qu'en voyant ses épaules courbées que le monde entier l'effraie.

Dans ma classe de dernière année, les autres élèves ne sont pas très portés vers elle. C'est tout le contraire, même. Je l'aie vue essuyer des dizaines d'insultes et de mots crachés dans le corridor, au hasard, juste pour faire mal. Mais elle n'a jamais rien dit. Elle ne dit jamais rien. Elle s'efface quand on l'attaque.

Tout ce que je connais d'elle sont ses vêtements sombres, de laine, et la cascade de cheveux roses qui descendent jusque dans son dos. Elle porte une tuque grise hiver comme été et place ses mèches de façon à cacher son visage. On dirait qu'elle veut attirer l'attention sur ses cheveux plutôt que sur son visage. De toute façon, ses yeux, son nez, sa bouche, personne ne les ont jamais vus. Quand le vent décoiffe sa chevelure colorée, tout ce qu'on voit, ce sont des bandages. Il paraît que c'est son père qui a mis le feu à sa maison quand elle était plus  jeune, la défigurant. Je ne sais pas si c'est vrai ou si ce ne sont que des rumeurs. Moi, je la trouve jolie. Elle ressemble à une fleur cueillie trop tôt, tremblante, fragile, blessée.

Tous au lycée l'appellent Luna, peut-être à cause du médaillon argenté, en forme de croissant de lune, qu'elle porte toujours. Même les enseignants la nomment ainsi lors de l'appel en début de cours. Mais elle ne répond jamais présente. Elle lève la main seulement, faisant glisser sa manche trop longue de sa main couverte de cicatrices. Je connais son vrai nom pour l'avoir vu sur son dossier, quand le directeur m'avait fait passer en entrevue. Elle s'appelle Maève. Je le trouve beau, son prénom. Je ne comprends pas pourquoi personne ne prend la peine de l'utiliser.

Cela fait cinq ans. Cinq ans que je regarde la fille sur le banc du fond se cacher le visage et baisser la tête. Et je n'ai jamais osé l'approcher. Pourquoi? De quoi ai-je peur? Je me répète sans cesse cette question et je ne trouve pas la réponse. Quelque part en moi, j'attends le bon moment en gardant espoir.

Je me dis qu'elle doit être triste, le soir, avant de s'endormir. Qu'elle doit bien verser quelques larmes de solitude. Elle ressemble à une princesse enfermée dans la tour que sa douleur a créée. J'ai un peu de peine pour elle. Où est sa mère? Où est son père? N'y a-t-il personne pour lui parler, l'aider à apaiser sa souffrance, quand tombe la nuit?

Le bus s'arrête. Je lui jette un dernier regard, et je descends, dans la confusion et le bruit des conversations des autres élèves. Elle attend que tout le monde soit parti pour sortir.

La fille sur le banc du fondWhere stories live. Discover now