Chapitre 15 : Tourments

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Je reste un moment sans rien faire, tétanisée par ce que je viens de vivre. Mes genoux refusent d'arrêter de trembler, et je sens une curieuse sueur froide me parcourir l'échine. Je viens d'assister à la plus abominable scène qu'on puisse imaginer : il y a deux secondes, Carmen cherchait avec patience de l'eau pour Jim, et maintenant il n'y a plus qu'un trou béat, et deux portes en bois ouverts sur les côtés.

M'approchant dangereusement de la trappe, le regard vague, aveuglée par la curiosité et la peur, je distingue plusieurs silhouettes dans l'obscurité  à une vingtaine de mètres de profondeur.

Que se passe-t-il ?

Est-ce que Maru est parmi eux ?

Mon état de choc se maintient étrangement. En effet, après une telle atrocité, je devrais plutôt courir, m'enfuir, mais ma paralysie me garde face à la chute de Carmen.

La mort demeure plus réelle que jamais, aussi réelle que le coup de poignard porté à mon frère, aussi sûr que ma mort prochaine, aussi certain que le chagrin d'une famille démolie, d'une vie arrachée.

Enfin, je ressens autre chose qu'une injustice : un sentiment fort, téméraire et intemporel.

Quelques mètres, je serais tombé aussi. Quelques mètres, je ne serais plus là pour raconter ma mort.

Je me fous de l'égoïsme capitaliste dont je fais preuve. Selon moi, la vie est précieuse, et j'ai promis de la garder autant que je le pourrai.
Je n'aurais jamais tenu un tel discours autrefois. Un temps si proche et si lointain à la fois...

La peur me tient l'estomac, contracte mes muscles en tremblements incertains. Je me rue hors de la pièce. Je cours lâchement.

Et je hurle de toutes mes forces, m'empêchant moi-même de respirer
aisément à travers ma course :

-William, Karl, Jim !

Je cours jusqu'à eux, ne prêtant plus aucune attention à Jim perlant du nez, la tête renversée contre le mur.

À mon air blême et effrayé, ils comprennent immédiatement la gravité de la situation. William plaque sa main contre sa bouche, et Jim, souffrant, tombe dans les pommes. Karl ne laisse paraître aucune émotion, pourtant je sais qu'il comprend mon silence.

- Aidez-la, supplié-je enfin.

À ces mots, William m'attrape au creux de ses bras. Je sens son torse brûlant contre ma poitrine palpitante.

-Harmony, écoute-moi.

Qu'il aille en enfer, je ne souhaite pas l'écouter. Sa réaction me trouble, et la situation est inconcevable.

- Nous ne pouvons rien faire, tu comprends ? Plus rien. Tu ne peux plus la sauver.

Rien ?

C'est impossible, William est un idiot. Il ne comprend donc pas que Carmen a besoin de nous dans la trappe ?

Puis je me rends compte que le temps est écoulé, à la manière du poignard planté à jamais dans le corps de mon frère. Aucun retour en arrière possible : Carmen, dont je revois distinctement les cheveux soyeux et les narines pincées, n'a plus et n'aura plus jamais besoin de personne.

Je repousse l'étreinte de William, voulant cacher avec pudeur mon émotion. Les larmes viennent sans que je m'en rende compte, elles me libèrent au fur à mesure qu'elles coulent.

Je ne connais pas Carmen, mais sa perte m'affecte particulièrement car cette jeune fille n'est plus qu'une énième victime des cycles sur le registre des décès.

J'ai survécu, pas elle.

Je me sens coupable.

Le chagrin me prend les tripes durant une heure entière. À la fin, je me sens comme asséchée, réduite à la fatigue, à la fièvre, aux maux de têtes, cependant libre.

Libre, vraiment ?

Je n'ai jamais été libre.

Pendant seize ans, j'ai fait le décompte du coup fatal, et me voici aujourd'hui couchée sur le côté, au premier étage d'un immeuble urbain, juste à côté d'un pauvre garçon qui respire difficilement, les yeux fermés, et d'une jeune fille morte dans une trappe. Plutôt glauque.

Un instant plus tard, William maugrée des paroles à l'égard de Karl au fond du couloir. J'entends des bribes de leur conversation entre deux sanglots, et je comprends que William a pleuré.

Jim survit comme il le peut. Dans la fin de l'après-midi, William trouve de l'eau dans un appartement d'époque reconstitué. Je donne ma part à Jim, pusique je lui dois bien ça.

Après tout, je dois rembourser ma culpabilité.

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