Mon dernier voyage (texte concours)

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Mon père n'avait pas encore fini son récit que le prince le coupa : « Je me fiche de vos explications. Vous êtes des étrangers sur mon territoire. Emmenez l'homme aux cachots, ordonna-t-il fermement. Le fils reste ici, je me charge de lui. »

J'eus beau protester, me prosterner devant le prince qui m'arrachait à ma seule famille, rien n'y fît. Je le vis partir, emmené par les gardes, tandis que mes yeux se remplissaient de larmes. Je restai interdit, agenouillé par terre, le cœur en miettes ; l'autre se leva lentement et vint à ma rencontre. Il me toisa, non sans dégoût ; lorsque je levai mes yeux et rencontrai les siens, une bouffée de colère s'empara de moi. « Toi, tu seras à mon service. Mon ancienne servante est partie il y a trois mois, tu rattraperas son retard. »

Serrant les poings, je me levai et le suivis en silence, la tête baissée, tandis qu'il me montrait mon nouveau logement. C'était une toute petite pièce exiguë, lugubre, je distinguais à peine le lit de paille calé dans un des coin. Il appela un garde, qui me fit faire le tour du propriétaire ; la cuisine était spacieuse, mais sans dessus-dessous, les murs de la salle de bain moisissaient, les chambres méritaient un grand dépoussiérage, et la tapisserie du salon principal était à refaire. Je n'eus cependant pas le loisir de découvrir la chambre du prince, elle était fermée à clef.

La visite ne fut pas bien longue, le château était aussi petit qu'il le laissait paraître. Les jardins, qui pouvaient être très beaux avec un peu d'entretiens, ne ressemblaient à rien, et l'hiver empêchait toute tentative de réaménagement. « Tu t'en occuperas lorsque les dernières neiges auront fondu. » m'avait ordonné le prince à mon retour.

Les mois qui suivirent furent assez mouvementés. Je crus défaillir le jour où l'un des gardes, plutôt sympathique et avec qui j'avais commencé à nouer une bonne amitié, me révéla que le prince n'était plus un humain depuis ce terrible accident, une cinquantaine d'années auparavant. Bravant les interdits, il me montra la chambre du gouvernant, qui n'était composée que d'une seule chose ; une énorme machine, un cylindre long de deux mètres, couché à même le sol, d'où s'échappaient un nombre considérable de fils et tuyaux. J'en restai sans voix, assimilant lentement ces informations. Le prince, cet enfant exécrable pourri gâté qui n'en faisait qu'à sa tête, était une chose artificielle qui s'alimentait de courant et vivait de codes et d'électronique.

Je fis rapidement le clair dans mon esprit, et tentai de mettre de côté cette surprenante découverte. Si le prince n'était plus vivant, mon ami m'avait affirmé qu'il l'avait été, et qu'il semblait avoir gardé certains de ses anciens traits humains. Il m'expliqua que la précédente servante avait tenté de modifier son programme afin qu'il soit plus aimable ; sans succès, le prince semblait indomptable.

Le château était silencieux. Bien que le prince et ses caprices constants me montaient à la tête, je m'efforçai de subvenir à ses besoins le plus irréprochablement possible en essayant, de façon indirecte, de l'éduquer et de changer son comportement. Les machines étaient faites pour évoluer, l'intelligence artificielle faite pour s'adapter. Je me rendis vite compte que ce n'était pas une mince affaire, et faillis abandonner plus d'une fois ; il semblait incapable de tout, pouvait se mettre en danger en un claquement de doigts, et le surveiller constamment comme le lait sur le feu devint vite épuisant. Je pouvais mettre sa maladresse à mon avantage, et laisser les choses se faire jusqu'à ce que vienne un accident ; mais le prince méritait-il vraiment cela ?

Je m'attachai à lui, et mes efforts ne furent pas vains, bien que son comportement me donnât quelquefois l'envie de lui tordre le cou. Cette mauvaise manie de traiter ses gardes en esclaves ne voulait pas disparaitre, et je n'arrivais pas à dissiper son amertume pour les villageois – je ne comprenais toujours pas pourquoi il leur en voulait autant ; peut-être avait-il eu quelques accros avec eux par le passé ?

Peu à peu, je remarquais toutefois que certaines choses évoluaient. Le prince se cuisinait lui-même ses repas, et aussi surprenant soit-il, semblait ranger et faire le ménage derrière lui. Ses ordres résonnaient comme des demandes, il paraissait plus poli, moins colérique. Je croisai parfois les gardes, qui me souriaient joyeusement ; jamais auparavant ils n'étaient autorisés à de tels élans d'émotion.

Mon père, libéré depuis quelques temps, mourut de maladie près de huit ans après son arrestation. Le prince m'autorisa à lui creuser une tombe, à l'arrière-cour, au pied d'un immense cerisier en fleur.

Les années passaient. Mes obligations se faisaient moins nombreuses, puisque le prince devenait plus autonome. S'il m'appelait parfois, c'était pour un conseil ; et dans ses yeux de verre luisaient à présent une réelle curiosité et un intérêt profond pour chaque travail qu'il entreprenait. Je l'aidai à rénover la façade, à réarranger les chemins, à cirer les parquets ; et bien qu'il ne fût qu'une machine robotisée, j'eus l'impression qu'il n'avait jamais été aussi vivant.

J'avais abandonné mes quartiers et mon pauvre lit de paille pour une vraie chambre, plus grande, voisine de celle du prince. Le soir, j'écrivais, éclairé de la faible lumière d'un vieux chandelier. J'écrivais mon histoire, sans omettre le moindre détail encré au fin fond de ma mémoire.

Demain, nous fêterons l'inauguration de la libération du village. Ce sera un grand événement, peut-être le plus important depuis que je suis arrivé. Les enfants pourront enfin jouer sereinement, sans cette crainte perpétuelle qui flottait dans l'atmosphère autrefois.

Mon voyage se termine. Mes journées ne sont finalement plus si terribles, je me plais bien ici. Ces lieux sont emplis de mauvais esprits, que le temps finira par effacer. Les premiers souvenirs que je me suis créé entre ces murs ne sont pas des plus joyeux, je finirai probablement par les oublier. Mais j'ai si peur d'oublier que j'écris pour me rappeler, pour que quelqu'un, un jour, se souvienne de moi, de mon père, de ce prince, et de cette ville gouvernée par un robot dont le nom, tout comme le mien, fût oublié il y a fort longtemps.


Fin

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