Suklaasta

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« Nice to meet you, claironne alors Ineke. It's actually quite stunning. You both seem to be, like, made for each other.

— Kiitos paljon, la remerciai-je en les poussant vers la sortie. Have fun skiing.

— You too. Not too much, ne peut-elle s'empêcher d'adjoindre. See ya Tiph, au revoir Leander ! [1] »

Ce dernier attend qu'elles aient claqué la porte pour poser les yeux sur moi – avec une expression des plus indéchiffrables. Je retiens mon souffle, cherchant en vain la petite branche à laquelle me raccrocher, la poignée du parachute. Sans doute valait-il mieux s'en préoccuper avant que ma langue plutôt que mon instinct de survie ne prenne le contrôle.

« Boyfriend, donc, déclare-t-il lentement.

— Ça m'a échappé. Écoute, je sais que...

— Ça veut dire qu'on est ensemble, toi et moi ? »

Je sais maintenant pourquoi j'ai toujours refusé d'aller à Europa-Park, malgré les injonctions de Lucia. Les roller-coasters, très mauvais pour moi.

« J'imagine que oui, achevé-je dans un souffle plus court que dans mon souvenir. Si le concept ne te répugne pas.

— Il devrait ? »

Ah. Peut-être le moment est-il venu de glisser quelques allusions à mes insécurités, celles qui risquent tôt ou tard de nous pourrir la vie. J'hésite entre mine honteuse et rictus désabusé. Je doute parfois que mon cerveau et moi œuvrions pour la même cause.

« On n'a jamais fait preuve d'autant d'enthousiasme à cette idée, finis-je par avouer.

— Vraiment ? J'aime bien l'idée de t'appartenir un peu. »

Je l'observe, incrédule. Qui l'a façonné, pourquoi, comment ?

« Quitte à passer pour un creep, j'ai à peu près nourri cet espoir du moment où je t'ai vue dans le ferry. Pour ma défense, je ne savais pas quoi faire d'autre, c'était comme... attention la métaphore, sauver un ange en perdition.

— Cocasse, pour un démon. Il se peut, cela étant, que l'idée m'ait traversée au même moment. Moi aussi, Léandre, je veux t'appartenir un peu. »

Un nouveau baiser, sur mon front cette fois. Au fracas qui l'agite, mon cœur est prêt à défoncer ma cage thoracique. J'inspire, réouvre les paupières sur son visage. Beau et mélancolique, comme s'il se savait expulsé du Paradis sans espoir, jamais, de revoir un jour ces terres bénies. Sombre et sarcastique – parce qu'il a depuis longtemps deviné que la connaissance vaut davantage qu'une vie baignée de lumière, mais cousue d'ignorance.

Je repose ma tasse, laisse courir mes doigts sur son bras.

« Vous aimez la pizza au petit déjeuner, dans votre pays ?

— Parce qu'il existe une autre manière de la manger ?

— Une réponse très Suisse, pour un demi-français.

— J'ai passé plus de temps en territoire helvétique que frouze.

Frouze.

— Les Suisses adorent leurs voisins francophones. Surtout les frontaliers.

— C'est pour ça que ce fameux Tristan t'en voulait, à cause de tes origines de sang-de-bourbe ? Ça devait être quelque chose, l'armée.

— Dieu merci, il n'en existe pas de témoignages photographiques ; aucun dont j'aie connaissance, en tout cas. Mais je peux te montrer la tête du valaisan hors contexte militaire, si tu as l'estomac bien accroché.

— Davantage que le tien.

— Très mesquin, ça, comme réponse. Très français. »

Nous déjeunons de café tiède et de pizza froide, sur mon matelas. Je fais la connaissance virtuelle de Tristan Bornaz, sorte de Rambo aux cheveux châtains peut-être aussi longs que ceux de Léandre, mais ondulés. Son conscrit apprécie faire étalage d'une impressionnante musculature dans un marcel, avec tantôt des expressions goguenardes et floues parce que prises en plein milieu de la nuit, tantôt renfrognées et assorties d'un doigt d'honneur à l'attention du photographe.

« Il a l'air charmant, approuvé-je. Et que fait-il de sa vie, ce brave garçon ?

— Des études pour devenir RH. Ne me demande pas pourquoi, je ne suis pas sûr que lui-même le sache. Son père voulait qu'il reprenne le garage familial – le drame de sa vie. Il est fils unique, comme moi.

— Comme nous. Je vais te montrer Papa. Moins de muscles, mais plus de moustache. »

Je trouve un portrait à la D'Artagnan du père, vêtu de pied en cap pour assister à je-ne-sais quel colloque historique. Son galurin en feutre pourpre retombe lâchement sur son épaule, retenu par une broche émaillée.

« Il est incroyable, sourit Léandre en me prenant le téléphone des mains. Vous avez les mêmes yeux. Moins ridés chez toi, mais plus gris.

— On nous le dit souvent – de cette exacte manière. Je ne crois pas avoir de photos de ma mère ici. »

Il scrolle dans sa galerie jusqu'à trouver une photo prise dans un salon ultra-moderne, marbre blanc au sol et meubles aux lignes épurées. La femme que je sais être Elina l'étreint, sans qu'ils aient cependant l'air réjoui d'être immortalisés ensemble.

« La mienne, Elina. Chez elle, en Suisse. Mon père vit à Paris. Je ne les ai quasiment jamais connus ensemble.

— Ta tante, ton oncle et ton cousin vivent aussi en Suisse ? »

À nouveau, une sorte de grimace. Il soupire.

« Oui, mais ils déménagent. À Lausanne, pas très loin de la maison de ma mère. Je rentre le weekend prochain pour les aider. C'est toujours difficile d'en parler, admet-il après un moment, parce que je n'en ai jamais eu l'occasion. Ni le droit. »

Le droit.

Peut-on évoquer ses problèmes, lorsqu'on est le fils de l'une des plus grandes fortunes de France ? Est-on seulement libre de les évoquer ? Je revois les articles de presse dans lesquels apparaissait son père. Alban Ceste, l'Homme du Luxe. Alban Ceste, le PDG qui a redressé la barre d'un vaisseau dont le naufrage avait été annoncé. Alban Ceste, l'inflexible magna, l'intransigeant businessman marié puis divorcé d'un mannequin.

Alban Ceste, dont le fils est bien plus qu'une ligne sur Wikipédia.

« Mais j'ai envie que tu saches, poursuit Léandre. J'en ai vraiment envie. Que tu saches en partie pourquoi je suis comme ça.

On a l'éternité devant nous, le cité-je. Je ne sais pas ce que tu as vécu, ni ce que tu vis, mais je suis là. Pour t'écouter, te répondre, quoique tu choisisses. »

Je soutiens la vague rougeur qui relève le vert de ses yeux. Une statue faite non pas d'albâtre, mais d'espoirs et de tourments. Forte et vulnérable, dont j'aimerais me fondre dans l'ombre, protéger chaque souffle. Sans doute parce que Léandre, en cet instant, m'évoque un soldat hagard qui peine à se relever sur un champ de bataille.

« Merci, Tiphaine. »

J'aimerais lui signifier plus, tellement plus, mais un message de Soline attire mon attention, sur le groupe que nous partageons avec Jérémie. RDV à 15h au Keskus pour aller à la Panda Factory ?

« Suklaasta ? [2] demandé-je donc à Léandre.

— Hm. C'est une question à poser à un demi-Suisse, ça ? »

* * *

[1] « Ravie de faire ta connaissance, Leander. C'est assez surprenant, en vrai. Vous avez l'air, ben, faits l'un pour l'autre.

— Amusez-vous bien au ski.

— Vous aussi. Pas trop. À plus, Tiph, au revoir Leander ! »

[2] Chocolat ?


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⏰ Last updated: Jan 13 ⏰

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Liquorice LoveWhere stories live. Discover now