Geeks & nerds

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Jeudi 25 octobre, Jyväskylä

« Et donc, tu lui as pas renvoyé de message depuis ? »

La question provient de ma chambre. Je jette l'emballage des tomates cerises à la poubelle, attrape deux cannettes de Karhu  et quitte la cuisine pour revenir en tailleur sur mon petit matelas. Soline est penchée sur mon PC, à la recherche d'une musique capable de satisfaire nos goûts diamétralement opposés. Je lui passe sa bière, abandonne l'apéro sur le coin de ma table qui fait également office de bureau, sous la fenêtre.

« Non, soupiré-je après que nous ayons trinqué dans un tintement mat d'aluminium.

— Et t'attends quoi, au juste ? Qu'il t'en envoie un ? Parce que, si ça se trouve, lui aussi, il attend.

— J'y ai pensé, oui.

— Eh bah, ça risque pas d'avancer. »

Sagement assise devant moi, elle continue à scroller sans but sur YouTube pendant que je révise mon BEP Coiffure en veillant à ne pas lui rôtir les oreilles avec son lisseur.

« N'empêche, geeks and nerds, c'est une sacrée idée pour une Stammtisch » observe-t-elle en se tortillant malgré mes injonctions.

Entendez, par Stammtisch, une réunion traditionnelle au sein des territoires de culture allemande. Dieu sait pourquoi, les soirées mensuelles organisées à Rentukka, le foyer étudiant du quartier dans lequel nous vivons, ont été nommées ainsi. Chacune a son propre thème, pour permettre aux participants de libérer leur fibre créative. Ce soir, c'est donc geeks and nerds. Jérémie doit ramener, en plus de quoi nous remplir l'estomac, des chemises à carreaux ringardes et des lunettes sans verres dégotées dans une friperie.

« Eh, dis, finit-elle par lâcher alors que je contemple mon œuvre. Tu veux pas qu'on essaye de retrouver ton Léandre en attendant ?

— C'est pas mon Léandre.

— C'est cela, oui. J'ai bac+8 en stalking sur les réseaux sociaux, garanti qu'en deux minutes je te le retrouve.

— J'ai déjà son numéro.

— Mais pour les photos, punaise, faut tout t'expliquer ? Imagine, il doit avoir des tonnes de selfies émo-goth sur Facebook. C'est quoi, son nom de famille ?

— Aucune idée.

— Ah, ça va compliquer les recherches.

— Personne n'utilise son vrai nom sur Facebook.

— Moi si.

— Moi pas, me rengorgé-je.

— Et le nom de son coloc ? Antti quelque chose-nen, j'imagine ?

— C'est toi qui as parlé avec toute la journée.

— Ok, on va faire autrement. T'as LinkedIn ? Sûrement qu'en trouvant Antti chez Microsoft, on peut récupérer ton Léandre. »

Je lui flanque un petit coup de lisseur froid sur le haut du crâne, tire le deuxième fauteuil pour m'asseoir à son côté et surveiller ses recherches.

« Bonne chance pour trouver l'un ou l'autre dans les 170 000 employés, raillé-je en la voyant arriver sur ladite liste.

— On va filtrer par pays. Tu me connais pas encore assez, Tiph. Tom Cruise dans Mission Impossible, c'est moi qui lui ai tout appris. Tu vois, y'en a plus que 104 en Finlande. »

Arrivés au terme des résultats, toujours aucune trace ni d'Antti, ni de Léandre. Soline s'enfile compulsivement une poignée de tomates, revient sur la première page pour chercher ce qui s'apparenterait à un manager.

« Lui, par exemple. On va aller voir dans ses relations, dit-elle en atterrissant sur le profil d'un certain Kimmo.

— C'est pire qu'Indiana Jones et le Temple Maudit, dis-moi.

— T'as jamais fait ça, tu vas me dire ? Tes précédents mecs étaient des livres ouverts ?

— Non, mais j'avais pas spécialement envie d'en savoir plus que ce que je savais déjà d'eux.
  
— T'es quand même sacrément blasée, pour une meuf qui écrit de la fantasy. C'est ce qui fait tout le charme de la chose ! Ça te colle pas un petit frisson d'excitation, là ?

— Dur à dire, vu que tu monopolises mon bureau, mon ordi, ma souris et même mon compte LinkedIn. C'est moi l'outsider dans cette histoire, finalement.

— Alors, y'a bien un Antti dans les collègues de ce cher Kimmo, mais il a pas de photo de profil. On va checker quand même. Graduated in 1986. Ouf, alors si c'est lui, il est bien conservé, le fossile. »

Elle finit par pousser un cri triomphant en écrasant son index sur mon écran.

« Là ! Antti Tuomainen. Tu vois, j'étais pas loin avec mon bidule-nen. »

Il s'agit bel et bien de l'Antti guide conférencier de l'extrême, lequel a achevé ses études en 2009 et travaille depuis septembre 2010 en tant que Project Leader chez Microsoft. Bonnet rouge à la Cousteau vissé sur le haut du crâne, sa barbe taillée avec la précision d'un jardinier anglais est reconnaissable entre toutes.

« Un de localisé. Reste plus qu'Edward aux Mains d'Argent.

— Hé, protesté-je sans conviction.

— Après, peut-être qu'ils sont pas potes au point de s'afficher de manière pro.

— Ils sont collègues et colocs.

— Ouais, c'est vrai. Et pis, s'il est en stage, ton Léandre, y'a fort à parier qu'il veuille élargir son cercle de connaissances. On arrête pas de nous le répéter, à la fac, comme quoi c'est important pour notre future carrière, le réseautage, blablabla. Antti a 123 relations, ça devrait aller vite. »

Je l'aperçois avant elle ; la même photo que sur Whatsapp.

Liquorice LoveWhere stories live. Discover now