14. Alzheimer (2/5)

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Déçu, Matthias, fixa son écran quelques minutes. Émilie était partie chez leurs parents aux aurores. Elle l'avait fusillé du regard quand il lui avait dit qu'il ne viendrait pas. Il n'avait pas envie de se retrouver seul, à ruminer ses pensées et la violente dispute qui avait éclaté la veille. Alors, il décida de prendre les choses en main. Il fit en sorte de trouver une chemise propre, se coiffa un peu et se rasa de près. Le père de Léna avait déjà une mauvaise opinion de lui, il ne voulait pas prendre le risque d'aggraver son cas s'il le croisait. Fin près et présentable, Matthias se retrouva, une demi-heure plus tard, devant l'immeuble haussmannien que Léna habitait. Il hésita une seconde. Peut-être ne voulait-elle pas le voir ? Il n'eut pas le temps d'y penser plus longtemps. 

La porte cochère s'ouvrit sur la concierge, qui traînait derrière elle une grosse poubelle verte et jaune. Sans prendre le temps de réfléchir, il s'engouffra dans le hall et gravit les étages un à un. Il n'avait aucune idée de l'appartement qu'elle occupait, alors il se fia aux sonnettes sur lesquelles étaient écrits les noms des habitants. Elle était Russe. Il n'y avait qu'un seul patronyme qui répondait à ce critère. Au deuxième étage. Brocovitch. Le doigt en suspens au-dessus du bouton, Matthias hésita à sonner. Il se souvint des effets qu'avait eus la sonnette sur Léna, la dernière fois qu'ils s'étaient vus, chez Ben. Alors, il préféra frapper doucement.

— Jules ! Va ouvrir, s'il te plait ! cria Catherine, depuis le canapé.

Léna soupira. Sa mère s'était de nouveau enfermée dans son monde imaginaire. Jules y était encore vivant, Léna n'en faisait tout simplement pas partie, Sergueï était encore le beau jeune homme, fraîchement arrivé de Russie, dont elle était tombée folle amoureuse. Tout se mélangeait. Les années, les jours, les souvenirs épars, les mots même. Rien n'avait de sens pour quiconque n'habitait pas cet esprit embrumé.

— Matthias ? s'étonna Léna, lorsqu'elle le trouva sur le paillasson, un sourire timide aux lèvres. Que fais-tu là ? Comment tu...

— Désolé, souffla-t-il. Je savais pas si... Enfin, j'ai cru que... Je me suis dit qu'un peu de compagnie te ferait peut-être du bien ? Vu que tu peux pas sortir.

Il tentait de se justifier sans vraiment trouver d'explication acceptable. Il était venu sur un coup de tête, parce qu'il avait envie de la voir. Il n'avait absolument pas imaginé ce qu'elle pourrait en penser. Et tout à coup, il s'en sentait stupide. Il avait commis une erreur. Son air surpris, presque contrit, le conforta dans cette idée. Mais contre toute attente, son visage angélique s'illumina de reconnaissance. Soulagé, Matthias entra dans l'immense appartement. 

Quelques souvenirs du 23 novembre lui revinrent en mémoire, mais l'alcool avait rendu sa vue si floue qu'il ne reconnut pas le grand salon. Quelques partitions écrites à la main étaient éparpillées sur le piano à queue de Jules, couvert d'un drap blanc ; Matthias se rappela les avoir parcourues ce soir-là, quand Léna avait le dos tourné. Quelques dossiers épais reposaient sur la table basse. Les volets étaient encore fermés et ne laissaient passer que quelques rayons lumineux, qui révélaient les grains de poussière lévitant au-dessus du parquet ciré. Le calme olympien qui régnait dans cet appartement conférait presque une ambiance oppressante, intimidante.

— Je suis vraiment désolée d'avoir dû annuler au dernier moment, s'excusa Léna. Mon père est parti ce matin et...

— Je comprends... Je savais pas trop si... Enfin, j'avais envie de te voir. Et, j'ai retrouvé ça.

Il brandit fièrement le DVD de Jules et Jim qu'il avait retrouvé chez ses parents avant que la soirée ne tourne mal. Léna se retourna vers lui et posa enfin son regard sur lui plus d'une seconde. Gênée, elle avait jusqu'alors fuit, ses yeux naviguant sur le bazar laissé par Catherine quelques minutes plus tôt, lors d'une énième crise de nerfs. Ce fut alors qu'elle remarqua le bleu et la coupure sur la mâchoire de son ami. Elle en resta bouche-bée, les yeux écarquillés.

— Il m'a pas loupé, rit nerveusement Matthias.

— Jules ! Qui est-ce ? cria encore Catherine.

Le doctorant se tourna vers le sofa. Une femme chétive le dévisageait avec des yeux exorbités. Enveloppée dans une couverture, elle était passée inaperçue au premier regard. Dans son monde, Jules recevait la visite de sa petite amie. Elle avait été surprise d'entendre une voix qui n'était pas celle de son fils, discutant avec sa "gouvernante" - Léna tenait à nouveau ce rôle dans son esprit. Lorsque Catherine vit le jeune homme, elle lissa ses cheveux emmêlés et sa robe d'un geste maladroit, pressé. Puis, elle se planta devant lui, les sourcils froncés. Du bout des doigts, elle effleura la joue de Matthias qui se figea, perturbé par cet acte si familier, mais plus encore par le regard fou que lui adressait madame Brocovitch. Il comprit aussitôt qu'elle le prenait pour un autre, qu'elle ne voyait même pas Léna, que la raison l'avait quittée.

— Tu n'as pas changé, dit-elle.

— Madame, je suis désolé, mais... Vous faites erreur, répondit Matthias, embarrassé. Je suis venu voir Léna et je...

— Qui est Léna, Jim ?

La petite blonde gémit. Matthias lui adressa une moue désespérée, apeurée.

— Tu es encore si jeune, murmura Catherine, en épousant les courbes de sa mâchoire du bout de l'index. Comment est-ce possible ? Et tu...

Sa main retomba mollement sur l'épaule de Matthias, puis glissa sur son bras pour finir sa chute dans le vide. Tout s'effondrait encore. Sa vie était faite de désillusions. Elle confondait tout.

— Non. Tu es mort !

Elle le repoussa brutalement et s'effondra, en larmes. Son premier amour, un Anglais qu'elle retrouvait tous les étés sur la côte d'Azur, avait péri dans un accident de moto, la veille de ses vingt-et-un ans. Elle ne s'en était jamais vraiment remise, même si Sergueï avait su emplir son cœur malade de bonheur et d'amour.

— Je suis désolée, couina Léna à l'attention de Matthias.

Sans oser le regarder, elle le contourna et s'accroupit face à sa mère. Cette dernière ne la vit même pas et se laissa trainer dans sa chambre sans réagir, trop accablée de chagrin pour comprendre ce qui se jouait dans son salon et dans la tête de sa fille. Elle se laissa tomber sur le lit et se blottit contre un oreiller, humant le parfum laissé par son mari. Léna ne parvint pas à en supporter davantage et ferma la porte. Appuyée contre le mur, elle prit quelques secondes pour souffler et essuyer ses larmes avant de rejoindre Matthias, qui n'avait toujours pas bougé, encore sous le choc de l'incompréhension.

— Je suis désolée, répéta Léna quand elle le rejoignit. Tu n'aurais jamais dû...

— ... venir, acquiesça Matthias, honteux d'être venu à l'improviste et de l'avoir embarrassée. Excuse-moi... J'ai pas réfléchi...

Pourtant, il ne bougea pas. Il ne put se résoudre à la laisser seule. Ses yeux encore rougis de larmes, sa voix éteinte et ses mains tremblantes étaient autant d'appels à l'aide qu'il ne pouvait ignorer. Alors, au lieu de faire demi-tour, il se rapprocha doucement d'elle et enlaça ses épaules. Léna fut d'abord surprise par ce geste affectueux, mais elle dut bien admettre qu'il lui fit un bien fou. La chaleur qui se dégageait de Matthias l'enveloppa avec une douceur agréable. Il caressa sa nuque avec une délicate lenteur qui lui arracha un soupir de soulagement. Elle resserra le bras sur les hanches du brun, s'y cramponna même comme s'il était le seul moyen pour elle de ne pas tomber du bord de la falaise sur laquelle sa mère l'avait poussée.

— Ne pars pas, susurra-t-elle.

— J'en avais pas l'intention.

Les minutes passèrent dans un silence léger et apaisant, tout le contraire de l'atmosphère lourde qui l'avait écrasé à son arrivée. Puis, presque brusquement - du moins trop brutalement au goût de Matthias - Léna se détacha de lui et s'assit dans son canapé, les yeux rivés sur le piano. Il la rejoignit, avec la désagréable sensation du déjà-vu, quand les souvenirs du 23 novembre se confondirent avec cet instant. Pourtant, il se surprit à les chérir. Ce soir-là, il avait baissé les armes et laissé une brèche dans sa défense, pour laisser entrer Léna dans sa vie.

— Ton père t'a vraiment frappé, alors ? souffla Léna.

Elle tendit la main vers sa mâchoire, mais se ravisa et la laissa retomber mollement sur un coussin. Matthias haussa les épaules. Cette blessure n'était rien en comparaison de celle que le gros pied de Christophe Desartes avait laissé sur ses côtes. 

Les rouages des coeurs brisésWhere stories live. Discover now