9. Confidences ivres (4/4)

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— Qu'est-ce qu'il t'est arrivé ? l'interrogea Matthias, dans l'ascenseur.

— Rien, je suis juste fatiguée, mentit-elle.

Léna tourna la clé dans la serrure et réalisa que son père devait être rentré de son audience. S'il semblait avoir accepté Ben, elle n'était pas certaine qu'il verrait d'un bon œil qu'elle s'entoure d'un ivrogne aux cheveux ébouriffés et à la barbe mal taillée. Elle fit signe à Matthias de rester silencieux et d'attendre pour entrer. Les sourcils froncés, il s'exécuta sans broncher.

— Отец ? cria Léna.

— C'est quoi, cette langue ? la questionna le doctorant, étonné d'apprendre que Léna avait visiblement des origines étrangères.

— Du russe. Viens.

Elle l'entraina dans ce qui fut la chambre de Jules et lui tendit des vêtements secs. À peine la jeune femme disparue, Matthias se débarrassa de ses affaires mouillées et fut ravi de sentir la chaleur se répandre en lui quand il se rhabilla. Il allait sortir quand il remarqua que l'endroit était presque vide. Elle ne contenait plus que des meubles nus, aucune décoration, rien. Cette chambre était inhabitée. Glacé par la froideur du lieu, il en sortit vite et chercha Léna dans toutes les pièces. Combien y en avait-il dans cet appartement ? Un bruit attira son attention dans la salle de bain à la porte entrouverte. Léna, appuyée sur le lavabo avala ses cachets et sursauta quand elle vit le reflet du jeune homme dans le miroir. Une main posée sur la poitrine, elle sortit, sans un mot.

— Ça voulait dire quoi le truc que t'as dit tout à l'heure ? Quand t'es rentrée.

— Отец ? Ça signifie "père". Je voulais savoir s'il était revenu. Crois-moi, il vaut mieux qu'il ne te voit pas dans ton état.

Elle attrapa un verre dans la cuisine et le lui tendit. Il en but quatre, remplis d'eau, cette fois-ci. Léna l'observa, pensive. Elle ne comprenait pas. Ben lui avait pourtant expliqué la raison de sa détresse, mais de nombreuses questions restaient en suspens.

— Quoi ?

— Je peux te poser une question ? tenta-t-elle, d'une voix incertaine.

— Essaie toujours.

Il s'appuya sur le bar et planta ses yeux vitreux dans ceux de Léna. Elle aussi s'était changée. Son tailleur strict laissait place à un short et un pull ample. Il détourna le regard, mais sa curiosité l'emporta et il s'attarda à nouveau sur chaque détail. Ses jambes menues, pâles. Ses doigts fins, crochetés au plan de travail derrière elle. La cicatrice qu'il devinait dans son décolleté. Elle mordillait sa lèvre, comme si elle cherchait les mots justes. Elle ne le voyait même pas, trop perdue dans ses pensées. Puis tout à coup, elle refit surface.

— Est-ce que ça t'aide ? De boire, ce soir en particulier.

Matthias ne perçut aucune agression dans sa question, plutôt de l'innocence. Elle n'avait jamais avalé la moindre goutte d'alcool, il se souvenait l'avoir entendue le dire un jour.

— Pas vraiment, avoua-t-il. Mais si je bois assez, ça me permet d'oublier.

— Et tu as assez bu ?

— Non, grimaça-t-il. Mais je crois que j'arriverai jamais à oublier.

— Ben m'a expliqué. Tu tenais beaucoup à elle ?

Matthias serra les dents. Évoquer Calypso avec Léna n'avait jamais été dans ses projets, mais il y avait une question qu'il brûlait de lui poser. Une information contre une autre, ça lui sembla équitable. Léna accepta, à contrecœur.

— T'es malade ? commença Matthias, sans détours. T'en as parlé qu'à Ben, pourquoi ? C'est égoïste. Anis et Ilyes ont le droit de savoir aussi, nan ?

La jeune femme soupira et quitta la cuisine d'un pas las. Elle s'arrêta devant la cheminée et effleura délicatement le portrait de son frère. Il lui souriait. Il la rassurait. Matthias avait peut-être raison, mais la peur la paralysait. Se confier à ses deux autres amis augmentait les risques d'une nouvelle déception. Et s'ils préféraient la quitter, eux aussi. La solitude la pousserait vers la mort, elle en était persuadée.

— Tu as raison, c'est purement égoïste, répondit-elle, la gorge nouée. J'aurais aimé être assez forte pour me raisonner et rester loin des garçons, mais tu ne sais pas ce qu'est la solitude, la véritable solitude. Mourir seule m'effraie à un point que tu ne peux pas imaginer.

— Mais ils ont le droit de savoir, répéta Matthias, non sans une certaine hésitation.

— Lorsque mon frère est décédé, j'en ai parlé à mes amis. Les as-tu déjà vu une seule fois ? Pourtant, nous avions l'habitude de nous retrouver au même endroit que vous. Ils sont partis.

— Anis et Ilyes t'abandonneront pas parce que t'es malade. Contrairement à tes anciens amis, eux ne sont pas des connards sans cœur.

Léna reposa le cadre et fixa ses yeux brillants sur Matthias, posté derrière elle. Il recula, ébranlé par la tristesse qu'il y lut. Furieux contre lui-même de se laisser si facilement amadouer, il recula. Il la haïssait. Il devait s'en souvenir et ne pas tomber dans le piège de sa douceur. Il la rejoignit pourtant dans le canapé et s'y vautra si près d'elle qu'il dut se décaler en sentant sa main sur la sienne, par accident.

— Tu penses que tu parviendras à oublier le mal qu'elle t'a fait ? demanda Léna si soudainement que Matthias sursauta.

— Jamais, répondit-il, la gorge serrée.

Calypso faisait partie de lui. Comment pouvait-il même s'accommoder de son absence ? Personne ne voulait vivre sans ses deux bras ou ses deux jambes. Pour Matthias, passer le restant de ses jours sans Caly équivalait être amputé.

— Elle t'a fait beaucoup de mal ?

— T'as ressenti quoi quand ton frère est mort ?

— Du désespoir. Je lui en ai voulu aussi, de m'avoir abandonnée, de me laisser affronter la vie seule.

— Alors tu sais le mal qu'elle m'a fait, conclut Matthias, la mâchoire si crispée que Léna ne le vit pas parler.

— мудак ! Сволочь ! Меня это заебало ! tonna la voix caverneuse de Sergueï, furieux d'avoir perdu son procès.

La petite blonde sursauta. Matthias se figea. Il n'avait pas compris un traitre mot de ce que le colosse russe venait de lancer, mais à l'intonation sèche, violente même, il pouvait affirmer qu'il préférait ne pas se trouver là quand il exploserait de colère. Un frisson lui parcourut l'échine quand il le fusilla de ses yeux bleus perçants et glacials.

— Je vais y aller, soupira Matthias, gêné.

— Très bonne idée, jeune homme, gronda Sergueï.

Léna leva les yeux au ciel. Elle attrapa sa main pour l'empêcher de se lever. Il n'était pas en état de rentrer seul chez lui.

— Tu es sûr que tu peux rentrer ? insista-t-elle.

Matthias hocha la tête à toute vitesse et retira ses doigts de ceux de Léna. Le Russe fulminait. Il se releva en vitesse. Son mal de crâne se rappela aussitôt à lui. Mais il s'enfuit tout de même.

— Matthias, attends ! l'interpella-t-elle, alors qu'il sortait. Tu vas retourner boire si tu pars ?

Le brun s'arrêta, comme pour réfléchir. Il en mourait déjà d'envie, les effets de l'alcool se dissipaient. Les images floues de Caly, franchissant la porte de l'appartement pour ne jamais revenir, lui revinrent en mémoire. Il déglutit. Léna posa sa main sur son bras, une moue désolée tomba sur ses lèvres.

— Peut-être que tu devrais rester ici.

— Poutine a pas l'air d'accord, rétorqua-t-il.

— J'ai promis à Ben que je veillerai sur toi. Reste

— C'est gentil, Léna, mais je vais y aller, répondit-il, après une longue hésitation.

— Et le code ?

— Je m'en souviens. Je t'assure, insista-t-il face à son air dubitatif. Et j'ai pas besoin de baby-sitter. 

Les rouages des coeurs brisésDonde viven las historias. Descúbrelo ahora