5. Alarme (3/3)

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Durant des jours, ils ne la virent pas une seule fois. Cette dernière n'avait pas de temps à perdre si elle voulait rattraper son erreur. Penchée sur les plans que l'architecte lui avait renvoyés, elle s'assura cette fois-ci que tout correspondait et s'empressa de les faire valider par son père. Elle dut alors lui avouer sa bêtise. Une flopée de jurons russes échappèrent à l'homme d'affaires qui lui ordonna de suivre avec plus de sérieux la réfection de ce bien qui leur avait coûté une petite fortune. Léna raccrocha et jeta son téléphone sur la table. Elle avait besoin de sortir, de se vider un peu la tête de toute cette paperasse qui la rendait folle. Ses amis lui manquaient. Leur légèreté lui apportait un peu de répit. Même si Ben prenait régulièrement de ses nouvelles par message, leurs longues discussions au Petit Dupleix n'étaient pas les mêmes sans elle. Léna roula les nouveaux plans dans leur étui en plastique noir et décida de les abandonner quelques heures. De toute façon, personne ne s'y intéresserait durant le week-end. Elle avait deux jours devant elle pour mettre un terme à son éternelle solitude.

Lorsqu'elle entra dans le petit café, elle les chercha à leur place, en vain. Déçue, elle s'apprêtait à faire demi-tour, quand la voix grave de Ben couvrit le brouhaha. Il lui fit signe de passer commande au comptoir avant de les rejoindre et se rassit.

— Vous avez été chassé de votre table habituelle ? s'étonna-t-elle, en les trouvant entassés dans un recoin du bar, près des toilettes.

— Tout ça, c'est de la faute de Casanova, railla Ilyes.

— Tu fais chier, Ben, rajouta Matthias, sans même relever les yeux vers la nouvelle venue.

Léna s'assit sur la dernière chaise libre. Comme un enfant pris en flagrant délit de bêtise, Ben esquiva son regard interrogateur. Il n'avait aucune envie qu'Ilyes raconte l'histoire, persuadé que cela le mettrait en mauvaise posture vis-à-vis de la jolie petite blonde. Il ne s'était jamais caché de son intérêt pour elle, mais cet incident pourrait l'écarter de lui.

— Ben a commencé à baratiner trois ados en chaleur, parce que bah... c'est Ben... du coup on a préféré migrer avant qu'il finisse en taule pour détournement de mineures, ironisa Ilyes.

— J'ai juste répondu à leur question, se défendit le séducteur. J'avais pas l'intention de...

Léna pouffa de rire devant son air désespéré. Elle tapota doucement son épaule, un sourire moqueur aux lèvres. Ben soupira. Tout tombait à l'eau. Après ça, il n'aurait plus aucune chance. S'il en avait eu une un jour.

— Tu as trouvé une solution pour ton chantier ? s'enquit-il, dans l'espoir de détourner son attention.

— J'ai enfin reçu les nouveaux plans. Mon père était furieux quand il a appris que j'avais été aussi négligente. Heureusement qu'il est à New York, il m'aurait certainement tuée de ses propres mains s'il avait été à Paris, railla-t-elle.

— Ton père a l'air flippant, nota Ilyes.

— Il l'est. Il a terrorisé bon nombre de ses collaborateurs. Il n'y avait que Jules qui pouvait le contredire ouvertement sans risquer...

Léna s'interrompit. Un silence de plomb retomba sur la tablée. Tous avaient compris que le sujet « Jules » ne devait jamais être abordé, ils furent donc d'autant plus stupéfaits que Léna en parle avec une telle nonchalance. Matthias se désintéressa de son portable, étonné de ne plus entendre les voix de ses trois amis et de la blonde. Les yeux bleus de Léna, voilés de tristesse, le surprirent l'espace d'une seconde. Il eut même de la peine pour elle, avant de se rappeler qu'elle n'était qu'une femme comme une autre, une traîtresse en puissance.

— Je ne comprends pas comment tu fais pour bosser avec ton père, dit soudain Anis. Je serais incapable de travailler avec mes parents, ils me rendraient fou !

Ilyes éclata de rire à cette simple idée. Les deux frères occupaient un poste d'éducateur dans un foyer d'accueil pour mineurs. Il imaginait déjà son père tomber des nues en se retrouvant face à trois enfants en pleine crise...

— Nous nous entendons bien mieux lorsque nous parlons affaires, expliqua Léna. Sinon, il n'y a pas de réel lien entre nous. Il ne s'est jamais vraiment intéressé à ses enfants, encore moins quand...

Léna s'arrêta juste à temps. Elle avait failli évoquer de sa maladie. Que lui prenait-il ? Depuis que ses anciens amis l'avaient délaissée, elle s'était promis de garder le secret. Cette décision n'avait pas été facile à prendre. Elle avait longtemps pesé le pour et le contre. Pour : les protéger de l'angoisse, éviter leur pitié, ne pas les perdre. Contre : elle détestait mentir, ils finiraient par l'apprendre un jour et lui en voudraient de le leur avoir caché, ils l'apprendraient sûrement trop tard. La sonnerie de son téléphone la tira de ses pensées. Elle s'était encore laissée surprendre par l'heure.

Matthias, en plein récit, se tut et leva les yeux au ciel. Chaque jour, c'était la même chose : son portable sonnait à vingt heures, elle jetait un billet sur la table et disparaissait à toute vitesse. Il ne comprenait pas. Pire, il en avait marre et sa curiosité maladive ne supportait plus de ne pas savoir pourquoi elle devait s'éclipser à ce moment précis.

— Putain, mais tu peux pas l'enlever, cette alarme ? s'énerva-t-il.

La jeune femme sursauta. Ben fronça les sourcils en direction de son meilleur ami, mais l'écran attira son regard. « Médicaments » »

— Tu es malade ? murmura-t-il à l'oreille de Léna.

La petite blonde se figea. Elle bredouilla quelques mots sans aucun sens, jeta un billet sur la table pour régler les consommations et partit, Ben sur ses talons. Lorsqu'il la rattrapa, la détresse qui se dégageait de ses iris le frappa. Elle mordilla sa lèvre pour retenir une larme. Ben avait découvert son secret, elle pouvait tirer un trait sur cette amitié, elle en était persuadée.

— Léna, attends, ne t'en va pas comme ça. Je suis désolé, j'ai été indiscret, bredouilla-t-il, penaud.

— Ce n'est pas grave, mentit-elle.

— Si, ça l'est ! Je ne veux pas que tu crois que... C'était pas un reproche ou un truc comme ça, plutôt de l'inquiétude.

— C'est bien le problème, soupira Léna.

Ben esquissa une moue tombante et passa un bras sur les épaules frêles de la petite blonde. Il avait toujours été très tactile.

— Si jamais tu as envie d'en parler... lui chuchota-t-il. Je sais ce que c'est, je comprendrai.

Les rouages des coeurs brisésOpowieści tętniące życiem. Odkryj je teraz