9. À la recherche de Matthias (3/4)

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Après concertation, il fut acquis que les deux frères s'occuperaient chacun d'un périmètre tandis que Ben et Léna s'attaqueraient au très mal réputé quartier de la Goutte d'Or, où Matthias se rendait de temps en temps à l'approche du 23 novembre. Ilyes leur expliqua qu'il y cherchait sûrement Caly, qui avait l'habitude d'y trainer avec son petit-ami. Le taxi s'arrêta devant le troisième bar de la liste envoyée par Anis - Léna avait insisté pour se déplacer en voiture, qu'elle jugeait bien plus sûre étant donné la population qui peuplait les lieux. Encore une fois, ils se heurtèrent à une nouvelle déception. Ce fut au quatrième qu'ils trouvèrent enfin ce qu'ils cherchaient.

Léna se pinça le nez en entrant dans l'immonde bouge où s'entassaient quelques ivrognes. Les yeux plissés, elle scruta la pièce et était prête à faire demi-tour, quand Ben lui fit signe de le suivre. Elle reconnut la silhouette élancée du doctorant, accoudée au comptoir, voûtée sur un tabouret de bar branlant. Ses cheveux lui chatouillaient le nez et les pommettes. D'une main, il tripotait un verre vide ; de l'autre, tapotait nerveusement sa cuisse. Il vacillait par instant, mais se redressait et s'affalait de nouveau.

— Reste derrière, conseilla Ben.

Posté devant l'épave de son meilleur ami, Ben le bouscula un peu. Matthias releva des yeux injectés de sang vers lui. Il ne réagit pas et ne bougea pas plus quand Ben passa un bras dans son dos pour l'aider à se relever. Le barman protesta. Le gros buveur lui devait près de cinquante euros. Léna s'empressa de le régler et partit la première, suivie de loin par les deux hommes.

— Tu fais pitié, mec.

Matthias s'écrasa sur la banquette arrière. Il fixa Léna de longues secondes quand elle s'assit près de lui et boucla leurs deux ceintures.

— Qu'est-ce que tu fais là ? articula-t-il, non sans peine.

— Commence pas, ordonna Ben. Et t'as pas intérêt à vomir, je te préviens !

Le jeune homme ne quitta pas les yeux bleus de Léna. Il se surprit à y trouver un certain réconfort. Elle sentit la chaleur irradier ses joues, gênée par cette insistance. Puis, Matt tourna la tête et ne lui adressa plus le moindre regard jusqu'à ce qu'ils se retrouvent dans les embouteillages du dixième arrondissement. Un klaxon le sortit de sa somnolence. Il attrapa brusquement la main de sa voisine de siège. Il la relâcha aussitôt, l'air hagard.

— Merde... râla Ben. Fais chier !

Léna se pencha vers lui. Il pinça sa lèvre entre ses dents. Une ride verticale se creusa entre ses deux yeux, juste au-dessus de son nez.

— On a un problème sur un son de Gaby... Faut absolument que j'aille au stud'.

— Maintenant ? s'étrangla Léna, qui prit conscience qu'elle finirait seule avec Matthias jusqu'à l'arrivée d'Ilyes et Anis.

— Ouais, je suis vraiment désolé, bredouilla Ben. Tu crois que... enfin ça te dérange pas de...

— Non, c'est bon.

— Ça la dérange pas de quoi ? demanda Matt.

Ben ne lui répondit jamais. Son studio se trouvait à quelques minutes de là, il y courait déjà.

— Ça te dérange pas de quoi ? répéta-t-il, en se retournant si vite vers elle qu'il en eut la nausée.

— Je vais rester avec toi jusqu'à ce que tes amis arrivent, ensuite je m'en irai, exposa-t-elle.

— Tu rêves ! J'ai pas besoin de toi.

— Peut-être, mais il est hors de question que je te laisse seul dans cet état, que ça te plaise ou non.

Matthias fronça les sourcils et fut tenté de sortir de la voiture à chaque feu rouge, mais il resta sagement à sa place, prenant bien soin d'éviter tout contact avec Léna. Le chauffeur n'osa pas dire le moindre mot jusqu'à leur arrivée devant l'immeuble délabré qu'habitait le doctorant, embarrassé par la tension qui se dégageait des deux ennemis. Matthias tenta de sortir de la voiture, mais trébucha et s'écrasa sur le pavé. Le taxi partit sans s'en préoccuper. Léna dut alors se résoudre à le tirer vers elle pour le remettre sur pied. Il se dégagea aussitôt de sa prise et la repoussa brusquement. Cette fois-ci, ce fut elle qui glissa sur le rebord du trottoir et termina sa course dans le caniveau. Matthias tituba vers la porte, sans un regard pour la jeune femme. Il se heurta malheureusement à un mur infranchissable. Impossible pour lui de se souvenir du code qui l'ouvrait.

— Qu'attends-tu ? s'impatienta Léna, ses vêtements déjà détrempés par la pluie.

— Tu connais le code ? siffla-t-il.

— Non.

— Alors boucle-la. J'essaie de me souvenir.

Léna soupira. Pourquoi avait-elle accepté de s'occuper de lui ? Ilyes et Anis ne lui répondaient pas. Elle n'avait donc aucune idée du temps qu'elle devrait passer seule avec Matthias, alors elle décida de rentrer chez elle, avec lui. Au moins, ils seraient à l'abri. Il la suivit, non sans râler dès que l'occasion se présentait - il trébuchait sur le bitume, il bougonnait ; une goutte de pluie tombait sur son œil, il maugréait ; Léna marchait trop vite, il s'énervait ; Léna marchait trop lentement, il soufflait. La jeune femme fit preuve d'un calme à toute épreuve quand il la bouscula pour la dépasser. Elle allait tout de même lui reprocher son absence de savoir-vivre, quand une vive douleur s'empara de son cœur et la stoppa net. Entre la colère et l'effort de la marche, il était mis à rude épreuve.

— Qu'est-ce que t'as ? cracha Matt.

— Rien, haleta Léna. Laisse-moi deux minutes, s'il te plait.

Sur le point de lui lancer une réplique cinglante, Matthias se ravisa. Il l'examina un moment. Si Ben avait été là, il serait intervenu, il aurait su ce dont elle avait besoin, mais pas lui. Pourquoi Ben l'avait-il laissé seul avec elle ? C'était stupide. Et dangereux.

Réfléchis, Matt.

La panique le gagna un peu plus quand elle vacilla et s'assit à même le sol. Peut-être devait-il appeler les secours ? Un marteau-piqueur perçait son crâne et l'empêchait de prendre une décision rationnelle. Une seule chose était sûre. Il ne haïssait pas Léna au point de la laisser mourir sur le côté de la route. Il s'assit alors à côté d'elle, en silence et croisa les bras sur ses genoux en attendant qu'elle reprenne sa respiration. Il fallut près de vingt minutes pour qu'elle soit capable de se relever, aidée par Matthias. Et ils se remirent en chemin, en silence, le regard rivé droit devant eux.

Les rouages des coeurs brisésOpowieści tętniące życiem. Odkryj je teraz