12. Discussion fraternelle (2/5)

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— Tu as l'air d'aller mieux, lui chuchota-t-elle.

— Pars plus aussi longtemps, s'il te plait, souffla-t-il, la gorge nouée.

Emilie soupira. La voix de son frère dénotait trop de détresse. Elle détestait. Son absence, en plein mois de novembre, l'avait pourtant soulagée. Pour une fois, depuis sept ans, elle n'avait pas eu à taire sa peine pour soutenir son frère. Pour une fois, elle avait pu s'effondrer, elle aussi. Jamais elle n'avait pu faiblir, pleurer le départ de Caly, parce qu'elle devait maintenir Matthias à flots. Sans lui, elle avait été libre d'exprimer toute son inquiétude, toute sa colère. Comment Caly avait-elle pu les abandonner ? Lui laisser la responsabilité de Matthias ? Avant qu'elle ne sombre dans la folie, c'était Caly qui portait Matthias à bout de bras. Sans elle, il n'avait plus de béquille, alors Emilie avait pris le relai, malgré son jeune âge.

— Toujours pas de nouvelles ? bredouilla Émilie.

Ils traversaient le quartier où ils avaient grandi. Matthias ne l'avait jamais quitté, il avait juste déménagé deux immeubles plus loin, incapable de se résoudre à abandonner les souvenirs qu'il avait dans ce parc, dans cette ruelle discrète, devant le collège et le lycée...

— Je vois pas pourquoi elle en donnerait.  Elle en a plus rien à foutre de nous. Peut-être même qu'elle est morte et qu'on le sait pas, s'emporta-t-il.

— Arrête... Elle peut pas être morte. On le saurait si... Quelqu'un aurait prévenu les parents. Elle peut pas être morte, répéta-t-elle, en retenant un long sanglot.

Émilie y avait déjà pensé plus d'une fois. Apprendre que Calypso avait mis fin à ses jours, qu'elle avait été retrouvée inanimée dans un quartier mal famé, une seringue dans le bras, ou encore que Daniel l'avait tuée, ne l'aurait pas étonnée. Mais elle refusait d'y croire. Elle ne vivait que dans l'espoir de la revoir un jour, de la serrer dans ses bras. Matthias ne voulait pas l'admettre, mais Émilie était certaine que lui aussi.

— Elle reviendra, murmura-t-elle. Un jour, elle reviendra.

— Je veux pas qu'elle revienne. Elle nous a fait trop de mal. Je veux juste l'oublier.

— Matty, tu peux pas l'oublier, elle fait partie de toi.

Il le savait. Mais des familles s'étaient brisées pour moins que ça. Au fil du temps, Calypso s'était mue en un ouragan dévastateur. Elle avait tout emporté sur son passage, tout détruit, Matthias plus que les autres. Un jour, elle avait sombré dans une folie sourde, sans qu'ils ne sachent pourquoi. L'alcool et la drogue avaient pris de plus en plus de place dans sa vie, jusqu'à éclipser tout le reste : famille, amis, études. Même si elle revenait, Matthias était persuadé qu'elle n'aurait plus rien à voir avec la Calypso qu'il connaissait et aimait tant. Elle était comme ça, Caly : une étoile incandescente, elle brûlait ceux qui s'en approchaient trop et continuait à propager sa lumière et la douleur qu'elle laissait derrière elle comme une traînée de poudre.
— Moi, je veux qu'elle rentre à la maison, rétorqua Emilie. Tout ça, c'est du passé, je veux juste tirer un trait sur toute cette merde et retrouver ma...

— Elle a plus rien à voir avec l'image idéalisée que tu gardes d'elle. C'est une... Elle a pété un câble, elle est plus la même et elle le sera plus jamais, l'interrompit Matthias.

— Arrête, c'est ridicule, s'énerva-t-elle. T'es chiant ! Moi, j'ai envie de la retrouver et j'ai envie de croire qu'elle a changé. Toi, non, mais ne brise pas mes espoirs. Je te dis qu'elle reviendra.

Matthias détourna le regard et sortit les valises du coffre. Sans attendre Émilie qui remerciait leur conducteur, il s'engouffra dans son immeuble. Ses amis n'arriveraient pas avant deux bonnes heures. Il devrait encore affronter seul sa petite sœur et ses théories farfelues sur le départ de Caly et son retour imaginaire. Le regard perdu sur la bibliothèque de son frère, Émilie caressait du bout des doigts les tranches de ses livres. Elle en était certaine : quelque chose était arrivé par le passé, un événement tragique qui avait profondément marqué Calypso et l'avait précipitée vers la dépendance. S'ils trouvaient, ils pourraient comprendre pourquoi elle était partie avec Daniel. Tout avait commencé lorsqu'elle avait rencontré cet homme, de dix ans son ainé. Ses proches s'étaient toujours méfiés de lui, mais la naïveté de la jeunesse leur avait porté préjudices ; ils s'étaient dit que tout s'arrêterait, que Caly se rendrait compte du danger qu'il représentait. Malheureusement, la drogue et l'alcool avaient tout occulté. Matthias ne manqua pas de le rappeler à sa petite sœur.

— Eh bah, moi, je ne baisserai pas les bras. Fais-moi confiance, un jour, le sort s'inversera, elle reviendra et elle s'excusera. Bon, sinon... Parlons de choses plus réjouissante ! D'après Ilyes, y a une fille dans votre bande maintenant ? changea-t-elle de sujet, en se jetant dans le fauteuil moelleux. Laisse-moi deviner, c'est le diable incarné et tu la détestes encore plus que tu te détestes.

Matthias leva les yeux au ciel. Alors Ilyes avait vendu la mèche. Pourtant, il faisait des efforts depuis des jours et il était convaincu que tout allait mieux entre eux.

— Elle est arrivée au mauvais moment. Et je tiens à signaler qu'on a enterré la hache de guerre, enfin je crois...

— Ouais, c'est surtout parce que Ben a menacé de te taper dessus si tu...

— Non, parce que j'ai été con. Tu vas pas me reprocher de reconnaitre mes torts, pour une fois ! Je me suis excusé et j'essaie d'être moins con.

— Oh ! s'exclama Émilie, en frappant dans ses mains. Donc, t'as vraiment envie de faire les choses bien !

— Ben est raide dingue d'elle, j'ai pas trop le choix, se renfrogna Matthias, l'air de s'en moquer.

Émilie poursuivit son interrogatoire jusqu'à l'arrivée d'Anis et Ilyes. Elle voulait tout savoir de cette mystérieuse Léna. De sa couleur de cheveux à ses goûts en matière d'art. Tout y passa. Matthias ne fut pas capable de répondre à la moitié des questions. La sonnette le sauva in extremis de la toute dernière demande de sa sœur : "quelle couleur pour ma robe ?" Il n'avait pas compris. Elle précisa : "pour ton mariage avec Léna". Il manqua de s'étouffer. Elle était folle. C'était la seule explication à cette idée stupide.

Les rouages des coeurs brisésحيث تعيش القصص. اكتشف الآن