6. Échange de bons procédés (1/3)

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Ben et Léna ne parlèrent plus de cet incident durant deux semaines. La jeune femme les rejoignait, comme toujours, au Petit Dupleix. À chaque fois qu'elle partait, à vingt heures tapantes, Ben ne pouvait se retenir de lui adresser une moue désolée. Plus il apprenait à la connaître, plus il se rendait compte que Léna regorgeait de mystères. Sa douceur les éclipsait souvent avant qu'il n'ait le temps d'y penser plus longtemps, jusqu'au prochain regard triste ou espiègle. Un soir, alors qu'il rentrait du travail, il allait se rendre à leur point de rendez-vous, mais se rappela que personne ne l'y attendait le lundi. Détestant être seul, Ben occupait toutes ses soirées avec des amis au Petit Dupleix ou ailleurs, mais ce jour-là, il n'avait rien de prévu. Alors, il fouilla dans la poche de son manteau et décrocha son téléphone.

— Hello, s'exclama Léna.

— Salut, répondit-il, d'une voix enjouée.

Elle avait le don de lui rendre le sourire rien qu'à l'entendre.

— Tu fais quelque chose, ce soir ? s'enquit-il, plein d'espoir.

— Pas vraiment, à part trier une pile de dossiers que m'ont père m'a fait envoyer, se plaignit-elle. Si tu ne me vois pas demain, c'est que je serai morte ensevelie. Ben pouffa de rire. Il l'imagina assise au milieu de ce qu'elle qualifiait de désordre, qu'il aurait, lui, considéré comme parfaitement ordonné. Léna avait hérité de la rigueur russe de son père.

— Je peux t'aider si tu veux. Si c'est juste pour trier, je devrais m'en sortir. 

 — Oh non, je ne voudrais pas te déranger. Je vais me débrouiller, ne t'inquiète pas.

— Ça m'embête pas, la contra-t-il. Envoie-moi ton adresse. Je ramène à bouffer aussi, parce que je meurs de faim.

La jeune femme jeta un regard désespéré aux soixante-dix feuillets entassés devant elle et accepta. Passer la soirée en compagnie de Ben, même si ce n'était que pour organiser son bureau, serait bien plus agréable qu'avec sa solitude. Avec un peu de chance, il lui épargnerait trois heures de travail, s'il était aussi efficace qu'elle. Dans le pire des cas, ils oublieraient complètement leur tâche et passeraient tout de même un bon moment à discuter. Le sourire aux lèvres, elle tapota sur son écran et reposa son portable à terre, pour se replonger dans la lecture d'un papier jauni par le temps. La maniaquerie de son père courrait à sa perte. Il n'avait aucune confiance en l'archiviste engagé quelques mois plus tôt — et renvoyé aussitôt — et préférait confier la mission à sa fille, peu importait qu'elle soit déjà submergée de travail. Elle devait alors numériser, ordonner et référence chaque contrat, chaque déclaration, chaque état des lieux, chaque appel de fonds dans son bureau surchargé.

Concentrée sur un énième bail, épais de soixante pages, la jeune femme se laissa surprendre par la sonnette. Elle bondit, une main plaquée sur la poitrine, plus par habitude que par nécessité. Son cœur s'emballait moins depuis la greffe, mais elle craignait toujours l'arythmie. Léna se releva péniblement, son dos craqua et elle prit le chemin de l'entrée, le souffle encore court.

— Qu'est-ce qu'il t'arrive ? s'inquiéta aussitôt Ben, lorsqu'il la vit grimacer en lui ouvrant. Ça va pas ?

— C'est rien, tu m'as fait peur, c'est tout. Enfin, la sonnette.

Elle embrassa sa joue pour éviter toute question et attrapa les sacs qu'il lui tendait. Ben sur les talons, elle lui indiqua un porte-manteau et lui cria de faire comme chez lui. Ébahi, le jeune homme détailla le faste de la pièce à vivre. Il avait grandi dans un petit appartement de Toulon, ses parents n'étaient qu'infirmiers dans un hôpital de la ville, ils n'avaient donc pas les moyens de s'offrir un tel logement. C'était la première fois qu'il entrait dans un des bâtiments haussmanniens qui faisaient la réputation de Paris. Les moulures au plafond, le parquet en point de Hongrie, les grandes fenêtres étroites, les dimensions incroyables de chaque pièce, tout lui indiquait que Matthias ne se trompait pas en qualifiant Léna de « gosse de riche ».

— T'habites vraiment là ? s'exclama-t-il. C'est ouf !

— Je ne l'ai loué que pour t'impressionner, rit-elle.

— Pour m'impressionner, hein ? répéta-t-il, d'une voix pleine de sous-entendus.

— C'est l'appartement de mes parents, expliqua-t-elle, sans faire attention au regard mutin qu'il lui adressait. Ils me l'ont laissé quand ils sont partis s'installer à New York.

Ben scruta chaque détail. Les tableaux semblaient être de véritables œuvres d'art, non de pâles copies achetées dans un grand magasin. Les meubles ne venaient clairement pas d'Ikea. Et un piano à queue trônait près d'une fenêtre. Il ne put s'empêcher de s'en rapprocher pour examiner les partitions qui y étaient entassées. La mélodie se joua dans sa tête à l'instant où il les lut. C'était vraiment bon, brusque et mélancolique à la fois.

— C'est toi qui as composé ça ? lui demanda-t-il, tandis qu'elle se postait près de lui pour voir aussi les notes de musique griffonnées en vitesse.

— Non, c'est Jules, soupira-t-elle.

Ben reconnut bien là le talent du blond à l'air snob qu'il avait fréquenté durant deux ans. Puis, il se souvint des rares fois où Léna l'avait évoqué, de la gêne et de la tristesse qui traversait son regard dans ces moments d'égarement.

— Pourquoi tu n'aimes pas parler de lui ? s'enquit-il, d'une voix hésitante. Lui parlait tout le temps de toi. Vous vous êtes brouillés ?

La jeune femme leva des yeux humides au ciel. Ben se mordit la langue. Encore une fois, il s'était exprimé sans réfléchir. Mais il mourait d'envie d'élucider le mystère qui planait autour de Jules, qu'il en manquait de tact.

— Désolé, bredouilla-t-il. Faut vraiment que j'apprenne à me taire...

Léna haussa les épaules et lui tendit une bière, qu'il avait apporté. En silence, elle s'éloigna et se pelotonna dans le canapé, son thé fumant posé sur ses genoux. La vapeur qui s'échappait de sa tasse camouflait ses yeux embués, mais il sut qu'elle retenait ses larmes à ses mains tremblantes. Ben s'en sentit aussitôt mal. C'était de sa faute. Il avait encore été indiscret. Et pourtant, la curiosité enflait aussi. Qu'avait-il bien pu se passer pour que l'évocation de Jules mette Léna dans cet état ?

— Ben ? couina-t-elle. Tu m'as dit que tu savais ce que ça faisait, que tu comprendrais... Tu es malade ?

Les rouages des coeurs brisésWhere stories live. Discover now