7. Le temps de s'en remettre (1/3)

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Attablés au Petit Dupleix, en compagnie des trois autres, Ben et Léna se dévisageaient d'un œil vide. Depuis l'incident du baiser, aucun d'eux ne semblait savoir comment se comporter. Le jeune homme ne cessait d'y repenser, jour et nuit. Elle aussi. Et puis, il y avait cette histoire de maladie, cette ombre qui planait au-dessus de sa tête blonde, comme un vautour survolant un désert de sable blanc...

— Je vais y aller, je crois, soupira Ben.

D'un même mouvement, ses trois amis se tournèrent vers lui, un sourcil haussé. D'ordinaire, Ben partait le dernier. Jamais il n'abandonnait le navire. Ce soir-là, le regard triste de Léna eut raison de sa déception. Il n'était pas prêt à l'affronter. L'espoir perdu d'une relation amoureuse le hantait.

— Ben, soupira Léna, en le retenant par le bras.

— Laisse-moi juste quelques jours, s'il te plaît, l'implora-t-il.

— Nous ne sommes plus amis ? s'inquiéta-t-elle.

— Si, bien sûr que si. J'ai juste besoin de quelques jours de plus...

Ben détourna le regard de la jeune femme et le posa sur les trois autres, leur étrange manège leur échappait complètement. Léna s'accrochait à son poignet et lui adressait une moue désolée, tandis qu'il oscillait entre la colère et la tristesse. Comment pouvait-elle envisager de tirer un trait sur leur amitié, déjà si forte ? En quelques semaines à peine Ben pouvait assurer qu'elle ferait à tout jamais partie de sa vie. Il ne pouvait en être autrement. Elle avait cette douceur dans la voix et le regard qui l'apaisait, bien au-delà de son attirance.

— Je t'appelle, OK ? murmura-t-il.

La petite blonde hocha la tête, l'air toujours aussi abattu. Ce départ ressemblait en tout point à celui de ses autres amis, ceux qui l'avaient abandonnée. Ils avaient commencé par repousser leurs rendez-vous ; puis les avaient espacés de plusieurs semaines, voire plusieurs mois ; jusqu'à ne plus donner de nouvelles.

— Et puis, tu me dois un resto, lui sourit-il.

— Mais c'est moi qui ai trouvé le contrat, riposta-t-elle avec une certaine espièglerie.

— Oui, mais j'ai payé les sushis. Et tu me dois bien ça, ajouta-t-il, plein de sous-entendus.

— Bon d'accord, mais je choisis.

Ben lui tendit la main en signe d'accord. Il embrassa son front et partit le cœur plus léger, même s'il était toujours enchaîné au boulet qui obstruait sa gorge. Léna avait su bousculer toutes ses certitudes. Elle produisait cet effet sur tous les gens qu'elle croisait — Ilyes et Anis s'étaient, eux aussi, beaucoup attachés à elle — mais il se savait chanceux d'être assez proche d'elle pour entrer dans la confidence de ses problèmes de santé. Cette seule idée suffisait à le rendre heureux, même s'il aurait de loin préféré pouvoir goûter de nouveau ses lèvres, plutôt que la peau fine de son front.

— Léna ! répéta Ilyes pour la huitième fois, la tirant de ses pensées.

Il agitait sa main devant elle. Elle secoua la tête et se rassit, quitta la porte des yeux. Ben était parti à cause d'elle, parce qu'elle l'avait laissé croire en eux. Elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même.

— Alors, vous êtes ensemble ? bredouilla Anis.

Matthias manqua de s'étouffer. Ben ne pouvait pas lui faire un coup pareil ! Il connaissait bien son aversion pour elle. Et puis, que pouvait-il bien trouver à cette femme frêle et pâle, sans vie, arrogante, dédaigneuse, hypocrite ? Matthias ne parvenait pas à comprendre. Léna le révulsait. Il devait avouer qu'elle était plutôt jolie, élégante, même, mais c'était tout. Des tas de femmes plus belles la surpassaient, alors pourquoi elle ? Les rares fois où il avait écouté ce qu'elle avait à dire s'étaient finies en joute verbale hargneuse. Pourquoi Ben la trouvait-il si intéressante ?

— Bon, vous êtes ensemble ou pas ? insista Ilyes face au silence ahuri de Léna.

— Comment ? s'étrangla Léna, sous la surprise. Non, pas du tout ! Pourquoi croyez-vous cela ?

La jeune femme ne put retenir une grimace gênée lorsqu'elle repensa au baiser qu'ils avaient échangé, à la déception amère de Ben qui n'aurait pas supporté une telle question. Léna n'écouta pas une seule seconde les explications des deux frères qui lui exposaient toutes les raisons pour lesquelles elle aurait pu tomber sous le charme de Ben. Tout se bousculait. Et si Ben ne parvenait pas à surmonter cela ? Et s'il s'éloignait, emportant avec lui Anis et Ilyes ? Se retrouverait-elle de nouveau isolée ? Aucune réponse ne prévalait. Tout pouvait arriver. Il ne tenait qu'à Ben de choisir la voie qu'il préférait emprunter.

— Oh ! s'énerva Matthias. Ton téléphone.

Léna cligna des yeux et revint brusquement à la réalité. Le bourdonnement qui obstruait ses oreilles cessa, ses interrogations s'évaporèrent. Le brouhaha assourdissant du bar la heurta avec une telle violence qu'elle sursauta.

— Et puis c'est quoi, cette alarme, franchement ? poursuivit Matthias. C'est super chiant.

Anis lui envoya un coup de coude dans les côtes pour le faire taire. Léna bredouilla, inventa un mensonge et rassembla ses affaires, les joues en feu.

— Il se passe quoi entre vous deux, alors ? s'entêta Ilyes, sans faire attention aux regards noirs que se lançaient ses deux autres amis.

— Rien, marmonna Léna.

— Il a besoin de temps pour quoi, Ben ? s'obstina-t-il. Vous êtes trop bizarres en ce moment. Même toi, t'as l'air ailleurs.

— Écoute, je dois y aller, s'impatienta-t-elle. Je t'assure qu'il ne se passe rien entre nous.

Comme à son habitude, elle régla toutes les consommations et s'empressa de quitter le café de peur d'être en retard pour son traitement. Elle l'avait repoussé de trente minutes déjà pour rester jusqu'à vingt heures avec ses amis, elle ne pouvait se permettre plus. D'un pas vif, elle traversa le champ de Mars, désert en cette froide nuit de novembre. Ce soir-là, comme tous les précédents depuis le baiser, elle ne reçut aucun message de Ben. Elle fixa le plafond où s'écaillait la peinture, près du lustre en fer forgé. Combien de temps lui faudrait-il pour tourner la page ? Les jours suivants, il ne mit pas les pieds au Petit Dupleix, ce qui ne manqua pas de surprendre les trois autres. Ben ne ratait jamais une soirée. Plus d'une fois, ils tentèrent d'obtenir des informations auprès de lui ou de Léna. Les deux restaient muets.

Les rouages des coeurs brisésWhere stories live. Discover now