Chapitre 2 : Hesse-Cassel

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La voiture roulait depuis déjà trois bonnes heures lorsqu'une fine pluie se mit à ruisseler. Wilhelm observa les gouttelettes glisser le long de la vitre, absorbé par ses pensées qui gravitaient autour de ses contes et de son nouveau lieu de vie. Il était assis à l'arrière du côté gauche et son frère du droit. Thérance jouait à un jeu sur sa playstation où le but était de survivre à une invasion zombi. Il martelait les touches comme un fou, un air concentré sur le visage.
Son père conduisait en parlant avec un vieil ami qui vivait déjà là où ils se rendaient. L'ami en question se nommait Henri Calcas. Il devait avoir un peu plus de soixante ans mais il ne les faisait pas avec son allure soignée, ses cheveux poivre et sel épais peignés vers l'arrière et ses yeux marron clair encore vifs. Avant qu'il ne frappe à leur porte au début du mois, Wilhelm ignorait que son père avait un ami du nom d'Henri.
Il faut dire que son père lui parlait peu de son passé. Il disait souvent qu'il avait été jeune et bête et que sa seule fierté était d'avoir deux fils aussi intelligents et aimants. Wilhelm ne remettait pas sa parole en doute mais il désirait aussi en connaître un peu plus. Seulement il avait eu beau fouiller la maison de fond en comble, impossible de trouver la moindre photo du passé de leur paternel. Il avait recherché des carnets, des lettres, d'anciens bijoux...Rien.
A croire que son père avait méticuleusement éradiqué le moindre indice de sa vie d'avant. Thérance lui répétait d'abandonner et de laisser à leur père son jardin secret. Wilhelm n'était pas d'accord car le jardin s'avérait être une forêt d'une centaine d'hectares et fortement ombragée. Il espérait trouver des réponses à Hesse-Cassel car il avait surpris une discussion entre Henri et son père durant laquelle il avait appris que cet endroit était la ville natale de ce dernier.
- Je ne peux pas ramener les jumeaux là-bas : c'est trop risqué, avait dit son père.
- Vous devez rentrer, il est temps Jonas. Vous ne serez pas seul. Je vous guiderai, il y aura aussi vos parents et...
- Et elle.
Ils s'étaient tus après cette phrase obscure et Wilhelm avait estimé bon de se retirer avant de se faire repérer. Apprendre qu'il avait des grands-parents avait déjà constitué un grand choc émotionnel pour lui mais ce « elle » le taraudait. De qui parlait son père ? D'une sœur ? Une cousine ? Une tante ? Ou alors...de leur mère ?
Wilhelm gardait au fond de lui l'espoir qu'elle vive dans la ville où ils s'apprêtaient à emménager. Après tout son père ne leur avait jamais dit qu'elle était morte. Remarque, il ne racontait pas qu'elle était vivante non plus. De manière générale, parler de leur mère était un sujet tabou. Elle appartenait au passé et le passé était caché, gardé secret avec application. L'absence de sa mère l'avait toujours perturbé.
Il essayait sans cesse de se la représenter, d'imaginer quel genre de vie ils auraient mené avec elle. Il s'en voulait parfois car son père se démenait pour les rendre heureux pendant qu'il inventait une mère qui n'existerait jamais. Le fait que Thérance ne ressente pas ce vide le culpabilisait davantage.
Wilhelm appuya sa joue contre la vitre glacée. Ce contact fit naître des frissons sur sa peau et il ferma les yeux pour mieux sentir le froid l'imprégner. Il se remémora le conte de la reine au cœur de pierre. Par certains aspects, cette histoire pouvait ressembler à la sienne. Comme la reine, il se sentait seul. Il n'attirait pas les gens et on lui préféra systématiquement son frère.
Il n'en voulait pas à Thérance : son jumeau était charismatique, patient, bon orateur et intelligent. Les gens venaient à lui comme des guêpes sur du sirop. Lorsque Wilhelm tentait de s'intégrer, il essayait de se dissocier de son frère et de son groupe d'amis. Il ne voulait pas dépendre de son jumeau pour tisser des liens.
Malheureusement on profitait de son isolement pour venir lui chercher des noises. Seul, il constituait une cible facile. Toutes les petites frappes du collège s'étaient amusées à venir le provoquer puis à le harceler jusqu'au jour où Wilhelm avait craqué, comme à son habitude. Il s'était mis à déblatérer une montagne de piques blessantes et de révélations honteuses qui s'étaient toutes avérées justes. Ses harceleurs étaient repartis en pleurant et deux d'entre eux avaient fait une dépression, dont une sérieuse qui avait duré de longs mois. Depuis plus personne n'était venu le persécuter. En fait plus personne n'était venu tout court car ils avaient peur de ce que Wilhelm pouvait leur cracher au visage. On le surnommait même le sorcier dans son dos et on le chuchotait quand on pensait qu'il n'écoutait pas.
Son père avait été convoqué dans le bureau du proviseur suite à cette histoire, les parents des élèves avait voulu porter plainte contre Wilhelm pour harcèlement moral. Tout le monde l'avait considéré comme le fautif et il n'avait pas tenté de se défendre. A quoi bon ? Personne ne l'écoutait jamais et il se sentait lui-même coupable de ce qu'il avait dit. Il s'était montré odieux au point de pousser des élèves à entrer en dépression. Il avait donc accepté les remontrances et les punitions sans broncher. Il avait même présenté des excuses publiques devant l'ensemble de l'établissement, sur insistance de la direction du collège.
Son père se montrait souvent sévère avec lui mais il pouvait le comprendre. Même s'il était un élève aussi bon et appliqué que son jumeau, il parvenait toujours à s'attirer des ennuis. Il ne comptait plus ses heures de retenue parce qu'il s'était trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment. Et une fois qu'il avait eu cette étiquette de mauvais garçon collée dans le dos, impossible de s'en défaire. Il espérait que cela changerait en entrant au lycée à Hesse-Cassel. Là-bas, il tenait une chance de repartir à zéro et de se fondre dans la masse comme un élève lambda.
C'est le moment que choisit son père pour évoquer une énième fois le futur établissement dans lequel il allait étudier, à croire qu'il venait de lire dans ses pensées :
- Wilhelm, j'aimerais te parler du lycée Charles Perrault...
- C'est inutile papa. Je veux aller là-bas et pas à Jean de La Fontaine.
- Je sais que j'avais dit que je ne reviendrais pas dessus mais je ne peux pas m'empêcher de penser que tu seras mieux dans un établissement plus...
- Strict, le coupa Wilhelm. Pour mieux m'encadrer et m'empêcher de gâcher ma scolarité, comme au collège.
- Je ne voulais pas le dire comme ça..., commença son père.
- Mais tu n'en pensais pas moins. Peu importe : je ne veux pas changer.
Thérance intervint pour soutenir leur père, comme toujours :
- Will, il a peut-être raison. Je ne veux pas que tu passes encore une année tout seul dans ton coin. Si tu t'inscrivais à Jean de La Fontaine, je pourrais t'aider à te faire des amis et...
- Non merci. Je n'ai pas envie de passer ma vie à m'appuyer sur toi.
Son père et son frère échangèrent un regard désespéré tandis qu'Henri l'observait à l'aide du rétroviseur. Wilhelm se souciait de les contrarier comme d'une guigne. Il ne voulait pas aller dans un lycée privé, un point c'est tout. Devoir porter des uniformes et respecter un code de conduite exigeant, très peu pour lui ! Il détestait qu'on lui impose des limites, c'était plus fort que lui. En plus les uniformes de Jean de La Fontaine se composaient d'une chemise blanche et d'une cravate rouge avec une veste d'un étrange bleu jean : merci mais non merci. Il préférait de loin son tee-shirt et sa bonne vieille veste en cuir noir.
- Tu sais Will...ce n'est pas un mal d'avoir un peu d'aide de ton frère, argumenta son père. Nous sommes une famille, nous devons nous épauler.
Wilhelm ne répondit rien : c'était inutile de discuter. Il ne voulait pas changer d'avis mais son père et son frère allaient continuer de le harceler jusqu'à la rentrée. Sa seule solution serait de se montrer patient, une qualité qu'il possédait. Il faut dire qu'il était rarement d'accord avec eux, pour leur plus grand désespoir.
Il se replongea dans la contemplation du paysage. Ils continuaient de rouler sur l'autoroute plate et morne. Son père alluma la radio et se mit à chanter pour passer le temps. Thérance le rejoignit rapidement et Wilhelm ferma les yeux pour profiter de cette performance vocale. Son père avait une belle voix mais son fils le surpassait. Wilhelm aimait écouter son jumeau chanter et Thérance poussait souvent la chansonnette ! Sous la douche, en faisant ses devoirs, en lavant la vaisselle, en passant l'aspirateur...Lorsque Wilhelm essayait de les imiter, il se faisait penser à un crapaud ou à un adolescent en pleine mue.
Le duo père et fils chanta une bonne heure. Wilhelm marmonnait parfois timidement les paroles, lorsqu'ils l'encourageaient. Il abandonnait rapidement pour se replonger dans son esprit et réfléchir à son prochain conte. De nombreuses idées tourbillonnaient dans sa tête, confuses mais pleines de potentiel. Sauf qu'il ignorait laquelle écrire ! Il savait comment commencer chacune d'entre elles mais comment les finir en revanche...C'était un grand mystère, une énigme insoluble au premier abord mais qu'il s'efforçait de percer en écrivant bout par bout.
Ils quittèrent l'autoroute et s'engagèrent sur des routes de plus en plus étroites. Ils trouvèrent de moins en moins de villes ou de villages sur leur chemin, contrairement aux prés et aux forêts qui s'étendaient de part et d'autre du véhicule. Une légère brise secouait le feuillage vert émeraude de cette épaisse végétation et les bêtes broutaient paisiblement en profitant des rayons de soleil de cette fin d'été. La pluie avait cessé et le ciel se dégageait, tout semblait paisible jusqu'à ce qu'ils s'enfoncent dans une épaisse forêt.
Wilhelm n'en avait jamais vu de semblable. Les arbres étaient serrés et les uns contre les autres et montaient hauts vers le ciel. Leur cime cachait ce dernier et ne laissait filtrer que la lumière qui, à travers les feuilles, inondait les alentours d'une lueur verte. Il n'y avait pas d'autres routes ou sentiers de promenade et les arbres s'étendaient à perte de vue, noircissant l'horizon. Le seul chemin existant était celui qu'ils suivaient, comme si l'humanité était parvenue tant bien que mal à tracer une ligne unique au milieu de cette jungle. Quand bien même, des racines empiétaient sur le chemin de terre et des creux et des pierres faisaient s'affaisser ou bondir la voiture. Même un 4X4 peinerait, songea Wilhelm, ballotté dans tous les sens.
- Tout va bien à l'arrière ? demanda son père.
- On a le droit à un massage gratuit : j'adore, répondit ironiquement le jeune homme.
- C'est la route la plus directe pour Hesse-Cassel, s'excusa Henri.
- Vous ne devez pas avoir beaucoup de touristes, fit remarquer Wilhelm.
- Pas vraiment, en effet...marmonna le vieil homme.
- Tenez bon les garçons : nous arrivons dans une dizaine de kilomètres.
Ce furent des kilomètres à rallonge : très, très, très longs. En chemin, ils ne croisèrent pas une seule autre voiture. Peut-être qu'il existait un autre chemin pour les voitures qui quittaient Hesse-Cassel, plus long mais aussi plus praticable que ce raccourci sauvage ? Wilhelm l'espérait, pour le bien-être dorsal des habitants.
Mais franchement, qui voudrait partir de cette charmante petite ville non loin de l'Alsace qui ne se trouvait pas sur Google Map et dont la page Wikipédia était aussi fournie qu'un parterre de fleurs en plein hiver ? En y repensant, Wilhelm n'avait pas trouvé grand-chose sur leur future ville car elle avait une consœur allemande presque du même nom mais bien plus célèbre, qui lui piquait la vedette. La seule chose grâce à laquelle Hesse-Cassel gagnait en réputation et en visibilité sur le net n'était autre que son lycée privé d'excellence : Jean de La Fontaine. Tu parles d'un hasard !
En revanche Wilhelm n'avait pas lu un traître mot sur Charles Perrault, en dehors des quelques lignes rédigées sur la page d'inscription de l'établissement. Il n'avait pas trouvé de photos non plus, exceptés des portraits du célèbre auteur de conte. La seule image du lycée qu'il possédait était celle de la brochure qu'il avait reçu avec les papiers pour finaliser son inscription. Comme son frère et son père s'opposaient à lui, il les avait remplis dans leur dos avant de les envoyer le plus rapidement possible.
Pour être honnête, son futur établissement lui plaisait déjà alors qu'il n'avait jamais posé un pied dedans. Il n'avait rien de pompeux, de prestigieux ou de trop ornemental. Il était simple, moderne, épuré et visiblement propre. C'était tout ce qu'il demandait car, à en juger par les propos de son père et de Thérance, ce lycée était fréquenté par les mauvaises graines, les éternels redoublants et les chercheurs d'embrouilles en tout genre qui étaient prêts à vous trancher la gorge pour un regard de travers.
Wilhelm n'y croyait qu'à moitié. Forcément des élèves défavorisés socialement ou avec un moins bon niveau scolaire étaient envoyés là-bas ! Tout le monde n'a pas de quoi payer les frais d'inscription exorbitants d'un lycée privé et les endroits prestigieux ont tendance à dédaigner aider ceux qui peinent un peu, c'est bien connu. Raison de plus pour aller étudier avec les « rebuts » de la société.
Wilhelm ne supportait pas les élitistes qui restaient dans leur tour d'ivoire. Peut-être n'était-il pas assez ouvert d'esprit ou compréhensif. Ces gens-là avaient peut-être besoin de calme et d'un certain...bouillon intellectuel pour travailler dans de bonnes conditions.
Au fond, il se fichait des querelles entre le privé et le public. Ce qu'il voulait c'était terminer le lycée, avoir son bac, faire une licence de lettres et travailler dans un domaine où il serait en contact avec des livres. Avec un peu de chance, il arriverait à trouver le courage de publier ses contes. Il sourit en pensant à son énorme carton plein à craquer d'histoires. Il ressentait une certaine fierté qui découlait du sentiment d'accomplissement qu'il éprouvait en achevant l'un des contes.
- Qu'est-ce qui te rend si heureux ? l'interrogea son frère.
- Rien.
- Rien quoi ?
- Juste rien.
Thérance soupira. Wilhelm savait qu'il n'était pas bavard. En fait, il n'aimait pas qu'on le force à parler. Il se contentait d'écouter et d'acquiescer la plupart du temps. Non pas que les sujets de conversation l'ennuyaient mais observer les gens comptait parmi ses grandes passions. On apprenait beaucoup sur les autres grâce à l'observation de la gestuelle ou des petits tics. Il s'était rendu compte de ce détail très jeune et depuis il ne cessait de regarder ses semblables plutôt que de communiquer avec eux.
C'était toujours très inspirant pour créer de nouveaux personnages ou travailler le caractère d'une création. Sans doute grâce à ce petit exercice, le comportement et l'image qu'il se faisait d'un futur personnage lui venait très naturellement, presque instinctivement.
Il releva les yeux à temps pour découvrir qu'ils étaient sortis de la forêt et que les premiers bâtiments de Hesse-Cassel se profilaient à l'horizon. En s'approchant, leur père ralentit l'allure. Ils purent ainsi admirer les demeures en vieilles pierres et à colombages, les rues pavées et les jardinières qui bordaient les trottoirs en côtoyant les réverbères en fer forgé, peints en noir et ornés de feuilles de lierre grimpant.
Ils traversèrent le centre-ville qui concentrait beaucoup de petits commerces spécialisés dans la vente de produits locaux, de bijoux fabriqués mains ou de cosmétiques bio. Il y avait aussi un nombre conséquent de boutiques de vêtements, de salons de coiffure, de boulangeries et de cafés.
Wilhelm ne cacha pas son admiration devant l'évident passé médiéval de Hesse-Cassel. Il flottait un petit parfum d'ancien qui le charma instantanément. Ils passèrent sur un pont en pierre jaune, une roche peu commune dans cette partie de la France. Il enjambait une rivière paresseuse dont le niveau était si bas qu'on pouvait voir les galets, les algues et le sable qui tapissaient le fond. Wilhelm repéra aussi quelques parcs charmants qui bordaient ledit fleuve. Ces endroits devaient être agréables pour écrire en plein soleil ! Les rues étaient propres, les passants souriants...Il commençait déjà à apprécier Hesse-Cassel. Tout compte fait, il allait rapidement s'acclimater.
- Cet endroit n'est pas si mal, déclara-t-il de but en blanc.
Tous les autres passagers tournèrent la tête vers lui, les yeux exorbités. Wilhelm sourit intérieurement : il donnait rarement son approbation aussi rapidement.
- C'est vrai ? s'étonna son père. Dans ce cas, j'espère que tu vas aimer la maison !
- Elle est dans quel style ?
- Exactement comme ces bâtisses, les toits pentus et les façades à colombage en moins. Pourtant elle est presque aussi ancienne que la ville elle-même. Et grande. Très grande !
Ces simples mots suffirent à lui mettre l'eau à la bouche et à attiser sa curiosité. Ce que Wilhelm ignorait encore, c'est que ceux qu'Hesse-Cassel attirait en son sein avait rarement la chance de la quitter et qu'il en ferrait les frais dans un futur proche.

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