Humaine uniquement d'apparence

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La vie chez Ab'hel-kee était bien loin de la frénésie qui régnait à Ar'henno, et la différence n'en était que plus flagrante que la transition entre les deux univers avait été brutale. En moins de dix heures, nous étions passés de la folie joyeuse d'une fête de village enfiévrée au milieu de la forêt enneigée au silence pesant d'une maison en majeure partie vide, sans grande autre occupation que celles sur lesquelles nous parvenions à mettre la main, conscient que mettre le nez dehors était un risque qu'il n'était pas bon de prendre. D'autant que nous logions chez quelqu'un qui pouvait être une cible de pression facile. En tant que suomen refoulé et frère d'Hen'Ruay, les traditionalistes devaient le connaître et ne pas le porter dans leur cœur. Quant au Réseau, il n'aurait probablement aucune scrupule à s'en prendre à sa famille si le besoin se faisait sentir, mais ils n'auraient sans doute même pas besoin d'en arriver là s'ils savaient où je me trouvais et décidaient de m'éliminer, comme ils l'avaient déjà tenté. Peut être avaient-ils abandonné l'idée? Après tout, même si j'étais venue à disparaître à ce moment là, cela n'aurait rien changé; mes actions avaient déjà un effet si immense que je n'avais plus le moindre contrôle dessus. Et restait cette question si insoluble: avions nous raison sur les causes de la collusion entre ces deux ombres que tout semblait opposer?

Bien évidemment, aucune réponse ne me vint pendant que Santoni et moi baillions aux corneilles dans une des chambres à l'étage de la demeure du vieil Ab, tuant l'ennui du mieux possible, attendant que quelque chose se passe et que le mois de janvier se terminait, laissant la voie ouverte à février. Le vieil Ab avait appelé sa connaissance de Lyon, supposée pouvoir être nos yeux et notre voix hors de la demeure, voire, potentiellement, nous permettre de la quitter afin de ne plus mettre le vieux frère d'Hen'Ruay en danger. De plus, ce dernier avait fait passer le message à Ad'ehko, le révérend suomen que j'avais rencontré à une époque qui me semblait désormais si lointaine, lorsque les seuls soucis dont j'avais à m'inquiéter étaient la finalisation de mon reportage et le fait de retrouver Nokomis. A l'époque, j'ignorai où elle était. Était-ce mieux que de la savoir derrière les barreaux? Je n'arrivais pas à le savoir. La simple mention de son nom, le simple souvenir de la douceur de ses lèvres sur les miennes, faisait naître en moi un torrent d'émotions, dominée par l'une d'entre elles, amère.

Un terrible manque. 

Le même qui me poussait encore à tenter de sauver la seule de mes proches perdus que je croyais encore accessible. Hen'Ruay n'était plus depuis presque six mois, déjà, et Thomas... je n'avais pas la moindre idée ni du lieux où il était retenu, ni de l'état dans lequel il était. A vrai dire, j'ignorai seulement s'il était encore en vie. Je priais chaque jour que les manigances de Moh'lag la pousse à trouver une raison convoluée de le garder en vie, peut être pour faire pression sur moi, mais je craignais de me faire des illusions sans pouvoir autant me résoudre à l'accepter. Moh'lag était une guerrière impitoyable. Elle haïssait tout autant les non-suomens que ceux des siens qui pactisaient avec l'ennemi. Elle considérait une collaboration pacifique avec le gouvernement comme une trahison impardonnable, comme une preuve de faiblesse, et une partie de moi pouvait comprendre ce ressentit. Mais cela signifiait également qu'elle préférait probablement tuer Thomas pour me faire mal, comme pure vengeance, que de faire pression sur moi. Que pouvait-elle me pousser à faire pour endiguer un mouvement qui était déjà à ce point lancé, après tout? Mais cela n'avait rien de rassurant, et les images d'un Thomas projeté dans le bûcher après avoir été criblé de flèches hantait mes nuits. 

Ad'ehko était, comme toujours, un homme occupé, mais il trouva cependant assez rapidement une occasion de nous répondre, pour nous expliquer que les tensions au sein de la communauté urbaine suomen étaient immense, et que sa propre position d'avocat de l'apaisement et de la discussion en faisait une cible récurrente des plus fervents traditionalistes. En conséquence, il considérait comme dangereux le fait de venir nous rencontrer chez Ab'hel-kee, conscient, tout comme je l'étais, du danger que cela pouvait représenter pour le vieil homme et sa famille. Nous nous mîmes alors d'accord pour repousser notre rencontre, et tenter au moins d'organiser les choses à distance pour commencer. Il était au courant de la manifestation à venir, et était déjà entré en contact avec les organisateurs. L'idée que j'y participe le ravissait autant que l'effrayait, car ma sortie en public signifiait un besoin de sécurité supplémentaire - mais j'étais déterminée. Il fallait juste que je reste à l'abri de mon anonymat le plus longtemps possible, et organiser les troupes pour cette sortie en puissance, que les médias annonçaient déjà comme un ras de marée. 

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