Le cœur de la vieille usine résistait à la canicule malgré ses immenses vitres mais Lillie insista pour jouer sur le toit. Les spectateurs défileraient dans la galerie avant de venir danser à l'orée du ciel, dans la poussière. Ils vinrent plus nombreux que jamais, et ces jeunes filles en short, ces garçons torse nu étaient insolemment libres, offerts à la nuit qui les masquait, ouverts à la voix de Lillie qui faisait frémir leurs peaux moites et suaves, affolés d'être si libres et furieux de danser pour attiser le feu de cette émotion. L'atmosphère était chargée d'une énergie difficile à saisir : fluide, imprécise, lancée à mille à l'heure. Andreas se déchaînait flamboyant sur ses mille et un tambours, sonnait d'énièmes reprises, exhortait, en hurlant avec Guillaume, guerriers du désert. Sa musique l'entourait et l'élargissait jusqu'à le confondre avec le ciel : il envoûtait. Lorsque tout à coup, il croisa ses baguettes et laissa la voix nue de Lillie dessiner des rivages le long du chant du violoncelle. Épuisés, hagards, les cheveux et les peaux poisseux, les enfants de Ludz écoutaient, bouche bée, plongés dans une rêverie dont ils ne devraient saisir l'intensité qu'au moment de s'en souvenir.

Le Manteau d'Arlequin

Il est l'harmonie recomposée
Sa voix au vernis de bohème écaillé
Il l'a empruntée à un bois centenaire
Où d'autres ont mis la mer

Incessamment il cherche un contour
Des mains dans le noir et du regard le jour
Même les toiles ont des visages de revenants
Ils le suivent, il les suit, son ombre

Son ombre de feu-follet se propageait sur les visages levés. Elle était devenue une part indissociable de cette nuit d'été, possédée par l'espoir qui grondait en elle et qu'elle ne cessait de raviver dans son chant. Cette chanson, la détresse des paroles, cette symphonie déchirante, c'était moi. C'était elle, fil ténu dans la bataille qui ne cessait de vibrer et de me rappeler. Elle désavouait mon œuvre. Elle s'incarnait.

Il en a rassemblé plus de cent
Des miettes de non-retours
Pour assembler son plus précieux talisman :
Son habit d'humanité.
Il a le sourire d'un sphinx
Et l'allure d'une Rose de Versailles
Créature échappée de sa création
A l'héroïsme fantasque
Combien ne se sont pas damnés pour lui ?
Farandole de son regard transparent
Inoubliable abîme

Moi je ne suis qu'un tas de pièces rapprochées
Et même à l'issue de mes nombreux voyages
Dans les miroirs, je vois ma mère dans mon visage
Et toi, Arlequin, pourquoi tu t'accroches sur terre ?

Personnage tricentenaire

Il faut le contempler
Ce cœur béant
Affamé
Tout d'or éclaboussé
Marbré
De rubis chatoyant


Elle s'avança pour danser au milieu de la foule. Loin des spots, les joues humides reflétaient les astres, les bras brûlés par le soleil s'agitaient en l'air, et les dents blanches chatoyaient, dévoilées par des sourires-aurores

Second souffle

J'avais confié à ta mémoire
ce que j'étais 
Aux premières aubes, aux crépuscules
Je me suis confié
Voilà qu'ils m'ouvrent aujourd'hui
De curieuses vues sur moi-même
Et je n'en trouve plus ma forme
Entre l'amer et la merveille

Je rallume encore ton disque trop usé
Comme l'atmosphère ici se concentre !
Alors, une dernière fois, chante pour moi

Bientôt tu ne la reconnaîtras plus
Mais jusqu'à la fin, je t'attendrai là

Je me souviens, je me souviens de tout :
Des costumes arrachés à la lune
Que j'ai collés à tes paupières
Les rêves que tu faisais, où je te rejoignais
Je me souviens de ton anniversaire
Et même de quelqu'un qui te ressemble

Aujourd'hui, tout est moins net et plus beau
Je brûlerai de ne pouvoir tout raconter

ScènesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant