À ces mots, les créatures perchées sur la voûte céleste piquèrent en pointe vers les cultivateurs et tous se postèrent en position de défense, vouant chacune de leur respiration à rassembler leur énergie. La magie affluait dans leurs corps et elle explosa finalement quand les Ombres les heurtèrent. Les épées volaient et tranchaient ses fumées noirâtres, les ondes pulvérisaient tous les ennemis en vue. Puisqu'ils n'étaient pas pris de court, ils s'avançaient comment mieux riposter. Ils parvenaient plus ou moins à les détruire avant qu'elles ne les touchent.
Des malheureux ne réussissaient pas. Ceux-ci brûlaient sur-le-champ ou étaient soulevés dans les airs pour s'écrouler beaucoup plus loin, sans défense. Meiling essayait de les secourir, mais elle croulait sous les assauts également. Elle remarqua que les gens de Jiǎo huá peinaient à tuer tous les convertis, alors elle fit le tour de la colline pour les rejoindre.
Hiwang guettait ce spectacle morbide avec délectation ; si, en apparence, il semblait que les cultivateurs s'en sortaient bien, il n'en était rien ! Ils gagnaient du terrain, oui, mais les Ombres ne cessaient de se démultiplier. En réalité, ils manquaient de concentration à cause des convertis. Le plan du Jeune Maître était simple : se focaliser sur les créatures et les tuer les unes après les autres. Mais les pantins les accaparaient.
— Forcez-les à quitter leurs corps ! cria Xian-Jun à l'attention de son peuple.
Les gens de Hù lǐ aux alentours entendirent cet ordre et s'y intéressèrent grandement bien qu'ils ne comprirent pas de suite. Néanmoins, ils analysèrent les mouvements souples du Jeune Maître qui s'entêtait à viser les convertis, à les blesser mortellement pour que les Ombres sortent. Méthode barbare, la majorité ne survivrait pas comme Yichen, mais ils n'avaient pas le choix. Ils en sauveraient un maximum plus tard. Les pacifistes rechignèrent, mais faute de solution et épuisés, ils imitèrent les gens de Zhī dào.
Ceux de Mó fǎ ne savaient pas encore. Wulong se glissa entre les combattants. Il répliquait peu, n'ayant jamais appris l'art de la guerre, il se contentait de parer et de fuir. Il dut contourner toute la colline pour localiser Jia Li. Cette dernière décapita un converti duquel s'évada les Ombres et elle les traqua pour les tuer jusqu'à la dernière. Ensuite, Muwen sauta dans son dos et la débarrassa des créatures qui fonçaient sur elle. Il la prit dans ses bras, la fit tournoyer et les bottes de la mercenaire décrochèrent la mâchoire d'un ennemi... Apparemment, ils avaient très bien saisi le plan...
Wulong observa autour de lui. Les gens de Zhī dào se débrouillaient à merveille. Contrairement aux autres Sectes qui attaquaient dans l'optique d'anéantir les Ombres sans vraiment réfléchir à une tactique, les survivants de la Sagesse Altruiste se mouvaient avec intelligence. Surtout Xian-Jun qui fixait Hiwang en haut de sa colline, tout en combattant avec aisance. Les créatures pliaient sous leur nombre et il n'en manquait pas une. Sa longue épée virevoltait dans les airs souplement et tranchait toutes les substances brumeuses qui passaient près de lui, les réduisant en cendres.
Il perçut également les hurlements de Meiling ; apparemment, elle criait à chaque coup pour se donner de la force et de la détermination. De la lame de son épée, elle empalait les Ombres ; dès que les créatures s'approchaient trop d'elle, la chasseuse utilisait ses crochets au corps -à-corps ; parfois, elle les cognait de ses poings. Elle ne reculait devant rien. Certainement pas devant la mort ! Ni elle, ni les autres. Tous se battaient vaillamment et sans faille. Il était ému, la gorge serrée, en voyant à quel point tout le monde était parvenu à s'unir dans l'adversité. Pour une fois, tous oubliaient les Clans et la hiérarchie ; ils survivaient avec une bravoure digne des plus grands maîtres !
L'alchimiste amorça quelques pas vers Xian-Jun, mais il stoppa sa course et ses orbes fatigués cherchèrent Hiwang qui avait disparu de sa colline. Il devait s'occuper de lui. Sauf qu'une main s'enroula autour de sa nuque et le souleva. Sous le coup, il lâcha son éventail qu'il n'utilisait pas vraiment. Il réclamait un souffle, mais s'étouffait. Un converti. Il toussa et ses pieds essayèrent de cogner son assaillant, en vain. La poigne le privait d'oxygène.
Heureusement qu'un guerrier se dévoua à lui prêter main-forte. Il ne le reconnut pas, mais l'individu enfonça sa lame dans le crâne de l'attaquant. Wulong chuta durement au sol, mais se releva à toute vitesse. Il s'apprêta à remercier son sauveur, mais celui-ci lui agrippa à son tour la gorge et le poussa pour qu'ils s'écartent un minimum de la bataille.
— Quoi que ce fichu héritier ait prévu, dites-moi tout que je m'en charge !
— Wujie, je suppose ! Je priais pour ne plus vous revoir depuis le Comptoir, railla l'alchimiste en se souvenant de cet infâme qui haïssait son amant. Quel désastreux plaisir !
— Taisez-vous ! rétorqua-t-il, pressé. Je m'attacherai à faire payer votre cher compagnon quand cette guerre sera révolue. En attendant, informez-moi de votre plan !
Il y songeait sous toutes les coutures, mais cela ne semblait pas être une bonne idée. En réalité, Wulong s'exaspérait de devoir lui parler. À cause de Wujie, Yichen avait dû quitter sa Secte, sa demeure et ses habitudes pour vivre parmi les 'ennuyeux gens de Hù lǐ', comme il les nommait à l'époque, et il était considéré en traître par son peuple ; à cause de lui, l'alchimiste avait connu des journées compliquées lors de son emprisonnement au Talion Infernal, parce qu'il le maltraitait souvent... Toutefois, grâce à lui, ils n'avaient pas à se battre contre l'armée de Jiǎo huá. Il les aidait. D'ailleurs, cette brute desserra sa poigne sur son cou.
— Les Ombres qui habitent le Seigneur Hiwang contrôlent les autres. Alors si nous les tuons, elles ne seront plus coordonnées. Nous détiendrons plus de chance de les vaincre. Mais...
Il ne put continuer son explication. Wujie se ruait déjà vers le maître en massacrant les créatures sur son passage. Xian-Jun, qui surveillait le guerrier, se rendit compte que Wulong lui avait donné les clefs. Seulement, il avait convenu au moment de l'élaboration de ce plan que le Seigneur ne devait pas mourir. À tout prix, ils devaient le maintenir en vie. Pour cela, ils avaient besoin de l'alchimiste... Or, il ne réussissait pas à rattraper le commandant de Jiǎo huá avec les Ombres qui le bousculaient et les convertis qui l'assaillaient.
Si le commandant blessait le maître, les Ombres s'en échapperaient. En plus, Wulong était trop loin pour le soigner. Hiwang trépasserait. Motivé par un but nouveau, préserver la vie de son ami, les yeux du Jeune Maître se brouillèrent ; il ne réfléchit plus aux ennemis qui l'encerclaient, ni à son exténuation, sa faim et sa soif, ni à sa détresse. Xian-Jun se précipita aussi vite qu'il le pouvait vers le haut de cette colline. Il esquivait les adversaires sans leur octroyer un combat, certains le ralentissaient mais il parvenait toujours à les exterminer. Une créature tenta de le faire voler, mais il fila sans daigner la regarder. Elle attaqua un pauvre homme près de lui.
Une vision d'horreur se peignit devant lui. Hiwang engageait les armes avec le commandant. Il aurait presque éprouvé un immense soulagement si les Ombres triomphaient, mais Wujie se débrouillait très bien, à son grand dam. Il les avait étudiées durant des semaines, il savait comment elles se battaient dans le corps du Seigneur. Il contrait tous les coups et les rendait en les doublant. Promptement, Xian-Jun protégea son ami en détournant un assaut. Il mit sa longue épée entre les deux et les sépara.
— Non ! vociféra-t-il dans ce désordre. S'il doit mourir, ce sera par ma main, éloignez-vous, Wujie !
— M'empêchez-vous d'accomplir la destinée des mortels ?! tonna Wujie. Si vous voulez les louanges, soit ! Mais dépêchez-vous de détruire ce fichu Seigneur !
— Non.
Le guerrier le jaugeait avec sévérité. Il ne saisissait pas le pourquoi d'une telle objection. N'était-ce pas son plan à lui ? Le Jeune Maître, lui, se moquait de son incompréhension. Ses orbes examinaient la foule. Les cultivateurs commençaient peu à peu à se révéler vainqueurs. Les Ombres diminuaient en nombre, surtout parce qu'il n'y avait plus beaucoup de convertis. Wujie amorça un mouvement pour dépasser son vis-à-vis et attaquer de nouveau le Seigneur, mais Xian-Jun ne bougea pas, le menaçant avec son épée. Un rire s'éleva derrière eux. Hiwang s'esclaffait. Un son répugnant qui n'adhérait pas à la douce personnalité du fidèle de Hù lǐ.
— Au sein de votre camp, des litiges vous éloignent ! plaisantèrent les Ombres. Le petit Maître se trouve-t-il de notre côté à présent ? Nous le pressentions... L'âme de votre ami vous préoccupe certainement plus que le sort de l'humanité ! Vous avez raison ! Cette amitié vous hante, cédez à la tentation et joignez-vous à nous.
— Vous me décevez tellement ! hurla Wujie, assombri par la rage. Vous qui paraissiez si stratège et loyal, vous choisissez de combattre aux côtés des Ombres. Je vous tuerai pour cela !
— Je me bats pour moi, pour mon existence, pour les cultivateurs, pour les hommes, et pour ceux qui ne le peuvent plus. Ce qui inclue forcément le Seigneur Hiwang ! exposa Xian-Jun, essoufflé par toute cette tension. Ma priorité, en revanche, n'a pas changé ! Annihiler les Ombres et leur essence démoniaque de ce monde.
Aussitôt prononcé, il fit volte-face, tandis qu'elles ne s'y attendaient pas, et traversa le torse de son ami de sa lame aiguisée. Wujie fronça les sourcils ; pourquoi donc l'avait-il arrêté ? Xian-Jun n'osa pas ouvrir les yeux. Il les fermait violemment, mais il perçut les braillements des Ombres signifiant qu'elles quittaient le corps du Seigneur. Il ne possédait plus la force nécessaire pour affronter le regard mourant de Hiwang. Le guerrier, au contraire, ne gaspilla pas une seconde. Il bloqua toutes les créatures qui fuyaient et les découpa férocement en une dizaine de morceaux déchirés.
— J'ai cru que...v-vous ne le feriez...pas, balbutia une fragile voix. M-Merci,...mon ami...
Hiwang s'agenouilla, il avait l'air vidé. Les mains sur ses genoux, son sang dégoulinait de la plaie, alors que l'épée de Zhī dào le transperçait toujours. Il respirait profondément, mais devinait sa fin approcher. Wujie ressentit une brève compassion pour le Jeune Maître qui devait faire ses adieux... Mais Xian ne l'avait pas blessé à mort sans connaître la position exacte de l'alchimiste, unique individu présent à pouvoir le sauver. Et Wulong accourrait jusqu'à eux, puisqu'ils avaient soigné les convertis sur son passage – assez pour sauvegarder leurs souffles un long moment – et que les Ombres voulaient fuir, se désintéressant de lui. Il ne disposait plus de beaucoup de sa vitalité, en revanche, et trébuchait, rampait pour les atteindre.
L'alchimiste se jeta au chevet de son camarade qui dodelinait de la tête, il basculait dans le Royaume des Morts. Xian suppliait intérieurement les dieux, l'alchimiste, tous. Qu'ils laissent vivre son ami ! Après son sacrifice, après qu'il ait tenu contre les Ombres tout ce temps, il ne devait pas mourir. Ce serait trop injuste ! Il retenait ses larmes. Dans le cas où Hiwang trépassait dans l'instant, il refusait de pleurer face à lui.
L'alchimiste se mit à travailler dans la seconde. Il avait déjà donné de sa spiritualité aux anciens convertis blessés, peut-être n'était-il pas apte à en offrir davantage, mais il fallait essayer. Pour Hiwang. Ses mains dégagèrent une lumière violacée, couleur d'un effort suprême, et il referma peu à peu la plaie du Seigneur. Xian-Jun se doutait de la souffrance de Wulong dont l'énergie s'effaçait considérablement. Il souhaita le contraindre à ne plus continuer, à abandonner, parce qu'il ne voulait pas que l'un se sacrifie pour sauver l'autre. Pourtant, il ne put s'y résoudre. Il veilla seulement à ce qu'il ne s'évanouisse pas ou qu'il n'outrepasse pas la ligne de non-retour.
— Nous ne vivrons pas en paix tant que des pantins existeront ! entendit le Jeune Maître.
Wujie suspectait n'importe qui d'être converti et il menaçait tout le monde de son glaive empoisonné ; son état psychotique lui ôtait ses sens. Personne ne voulait s'approcher de lui ou lui faire entendre raison. Il tournait sur lui-même, le regard vitreux.
Le commandant ne perçut pas une des Ombres restantes s'élançait sur lui. Elle le saisit par les chevilles et l'envoya en l'air, le projetant à plusieurs mètres. Les guerriers autour de lui poussèrent des exclamations d'effroi et essayèrent de le rattraper. Il atterrit brutalement plus loin en roulant dans la terre et elle ne lui permit pas de se lever. D'une cruauté sans pareille, elle entra dans sa poitrine, se longeant à l'intérieur de lui à la manière d'un monstrueux parasite.
Il en beugla et gesticula dans tous les sens, espérant la faire sortir ainsi. Mais son cri diminua et se tarit quand une épée le perfora. D'abord immobile, ses orbes globuleux se tournèrent vers l'homme qui venait de le transpercer. Un soldat de Jiǎo huá. Un des siens. Un de sa bande. Un camarade proche. Il le regardait sans émotion.
Il cracha un sang noirci. Ses genoux fléchirent. Il chuta. L'Ombre ressortit précipitamment, mais la même lame la coupa en mille morceaux.
Son corps tomba à la renverse et de ses lèvres s'échappèrent un filet de sang.
Et le ciel redevint calme.
— Hiwang, susurra le Jeune Maître en retournant près de lui. Écoutez la paix. Écoutez la mélodie qu'elle produit... Hiwang, je vous en supplie.