66 Exeter Street, tome 3 : Le...

Por Miss-Laure

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Par Sandra ( @Miss-Vain ) & Laure Tome 3 des aventures de Doraleen McFear, Alice Appletown, Camille Ferguson... Más

Présentation
Résumé du tome 1 (spoilant)
Chapitre 1 - Partie 1 : DANS LES AIRS ET SUR TERRE
Chapitre 1 - Partie 2 : DANS LES AIRS ET SUR TERRE
Chapitre 2, Partie 1 : RED SKIRT
Chapitre 2 - Partie 2 : RED SKIRT
Chapitre 3 - Partie 1 : LES LARMES DU CIEL
Chapitre 3 - Partie 2 : LES LARMES DU CIEL
Chapitre 4 - Partie 1 : VÉRITÉ OU MENSONGE
Chapitre 4 - Partie 2 : VÉRITÉ OU MENSONGE
Chapitre 5 - Partie 1 : LE DÉSHABILLÉ LILAS
Chapitre 5 - Partie 2 : LE DÉSHABILLÉ LILAS
Chapitre 6 - Partie 1 : PAR MONTS ET PAR VAUX
Chapitre 6 - Partie 2 : PAR MONTS ET PAR VAUX
Chapitre 6 - Partie 3 : PAR MONTS ET PAR VAUX
Chapitre 7 - Partie 1 : LA VILLE AUX CENT CLOCHERS
Chapitre 7 - Partie 2 : LA VILLE AUX CENT CLOCHERS
NOUVELLE PUBLICATION
Chapitre 8 - Partie 1 : SUR LES CÔTES FLEURIES
Chapitre 8 - Partie 2 : SUR LES CÔTES FLEURIES
Chapitre 9 - Partie 1 : IMPAIR ET MANQUE
Chapitre 10 - Partie 1 : LE SANG SUR LES ÉTOILES
Chapitre 10 - Partie 2 : LE SANG SUR LES ÉTOILES
Nouvelles
Chapitre 11 - Partie 1 : DETECTIVES EN JUPON
Chapitre 11 - Partie 2 : DETECTIVES EN JUPON
Chapitre 12 - Partie 1 : LES HOMMES DE L'OMBRE
Chapitre 12 - Partie 2 : LES HOMMES DE L'OMBRE
Chapitre 13 - Partie 1 : UN MONDE DE MENSONGE
Chapitre 13 - Partie 2 : UN MONDE DE MENSONGE
Chapitre 13 - Partie 3 : UN MONDE DE MENSONGE

Chapitre 9 - Partie 2 : IMPAIR ET MANQUE

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Por Miss-Laure

Une bonne heure s'était écoulée et Alice, qui s'impatientait d'attendre Doraleen, laissa la famille Delhumeau à la table de la toupie hollandaise.

Détaillant la toilette des dames d'un œil critique et mettant en travaux les leçons de Delhumeau, Alice se laissa aller parmi la foule faite principalement des cercles mondains de la région, Paris ayant délaissé Deauville en cette saison encore fraîche. Au détour d'un petit salon, elle tomba nez-à-nez avec une figure qu'elle ne se serait pas imaginée voir au milieu de toutes ces mondanités. Mais elle reconnut sans aucune difficulté ce visage juvénile où se lisait une concentration enracinée dans un coin de son esprit. Le peintre de la plage.

Assis sur un fauteuil de velours rouge, sa tenue d'ouvrier dépareillait au milieu de la soie et des diamants. Un fuseau à la main, un carnet à dessin dans l'autre, il dessinait une riche dame d'un âge certain qui prenait une posture royale. Souriant, il ne manquait pas de plaire à ces dames qui repartaient avec le visage croqué pour une somme qu'il empocha d'un large sourire. Si Charles avait réveillé son appétit, ce jeune homme là en exacerbait la gourmandise.

Elle secoua la tête, honteuse et allait s'en retourner à ses compagnons quand la voix du jeune homme l'interpella, d'un anglais chantant.

— Miss Appletown.

Avec politesse, elle se retourna ne sachant pas si elle appréciait qu'il l'avait vue.

— Je ne me suis pas trompé, c'est bien vous. Je vous fais le portrait ? demanda-t-il, tandis que la dame suivante sur la file d'attente se pinça les lèvres de se voir voler la place.

— Oh non je ne voudrais pas...

— Allons, venez ! En quelques traits ce sera fait.

Il ne lui laissa pas le choix, la prenant par le bras et la faisant s'asseoir.

Alice ne sut comment mettre ses bras et le reste de son corps, mais le jeune artiste en avait lui une idée bien précise et plaça ses membres et le reste tel qu'il lui plu. Elle le laissa faire, sentant son souffle s'acoquiner un peu trop avec la commissure de ses lèvres. Voilà ce qui devait principalement plaire chez ces dames qui attendirent leur tour avec politesse.

— Voila qui est bien mieux.

Alice regarda sa posture. La façon qu'avait son bras de pendre d'un côté du fauteuil, tandis que le reste de son buste se penchait vers un livre qu'elle négligeait de tout regard n'était pas pour lui déplaire, sans toutefois trouver cela très conventionnel.

— C'est ainsi que vous me voyez ?

— Oui.

— Négligée ?

— Non. Juste loin de ce que l'on attend de vous. Les conventions, les minauderies c'est à mille lieux de ce que vous êtes. Votre corps enferme un esprit libre et vous peinez à savoir ce qu'il convient le mieux de faire. Laisser la société dicter les règles ou bien laisser libre cours à vos désirs inassouvis.

Alice entrouvrit la bouche sans qu'aucun son n'en sorte, médusée, autant fut-il possible de l'être d'être démasquée de la sorte. Elle peina à reprendre contenance et ne trouva de secours que dans une attaque.

— Vous êtes donc tous si insolents, les français ?

Le jeune artiste qui commençait à la croquer, releva un bref instant son visage enjôleur.

— Vous êtes magnifique.

Il n'y avait pas mot plus pétrifiant que celui-là. Des mois, des années qu'un homme ne lui avait fait un compliment si simple et pourtant, il brisa en elle toutes ses chaînes que la société avait mis à ses poignets dès sa naissance. L'icône de la femme figée dans cette esclavagisme où le silence se confondait avec la souffrance et la frustration. Il n'y avait eu que deux hommes pour lui rappeler sa condition intime. Frederic Potter, libraire de son état, qui le premier lui avait enseigné l'acte charnel et Henry Delhumeau et l'étreinte fougueuse qu'ils avaient partagé l'année précédente. Si de ces deux hommes lui avaient chacun, l'un par son besoin viscéral de prendre son plaisir en premier et l'autre par la politesse toute relative avec laquelle il n'avait pas donné de suite, fait prendre conscience que son sexe réclamait plus que ces intentions égoïstes. Elle dévisagea le jeune artiste pris par son art et trouva en lui de quoi troubler ses envies les plus intimes. S'ils n'avaient pas été si entourés, un simple geste de sa part et Alice aurait savouré ces moments dont Doraleen et les hommes en général faisaient leur quotidien. S'adonnant à l'acte charnel par besoin, bien plus que par sentimentalisme.

— Voilà. C'est presque fini.

Alice se releva vivement attristée par ses pensées. Que lui arrivait-il ? Elle n'était pas Doraleen. Elle voulait un homme qui l'aime et qu'elle aimerait. Un homme qui lui prodigue autant de tendresse dans ses paroles que dans ses caresses.

— Pardon, fit-elle en quittant la petite alcôve.

Emile Dupin et son fusain restèrent suspendus au-dessus du carnet à dessin.

Le rouge aux joues, Alice ne stoppa sa fuite que lorsqu'elle se retrouva aux côtés de Henry, toujours assis à la table de carte. Qu'est-ce qui l'avait menée près de lui, elle ne le savait pas, mais elle y trouva une forme de réconfort, bien qu'il ne sembla même pas remarquer sa présence.

— Avez-vous entendu la nouvelle ? Il y aurait eu hier matin un nouvel attentat à Paris, grommela soudainement un des hommes qui lui servait d'adversaire.

Une tige dans un costume étriqué, son visage anguleux était parsemé de rides, preuves d'une vie sous un soleil ardent.

— Les socialistes, répondit son contraire, un homme ventripotent à la carnation pâle, mais qui ne manquait pas de bonhomie.

— Des témoins disent avoir entendit un homme crier : Vive l'anarchie.

— Comme si on n'en avait pas assez eu avec les orangistes et les socialistes, voila que ces foutus sans loi s'y mettent. Je me demande à quoi va ressembler ce pays dans dix ans.

— C'est sûr que le changement de siècle va échauffer les esprits les plus simples.

Hariette Delhumeau qui fumait négligemment le cigare, maudissant sa robe, jeta un bref coup d'œil à Alice dont elle était curieuse de connaître la raison de ces joues rouges, puis considéra le regard sombre de son frère. De ce dernier n'émanait aucune émotion particulière, excepté une intense réflexion dans le jeu. Mais elle le connaissait assez pour savoir qu'il se tramait dans les limbes de son esprit des questions bien plus tortueuses que celles de leur deux adversaires.

L'avenir du monde. Son frère en avait certainement une vision bien plus éclairée que ces simples babillements politiques. A ses yeux, la gémellité qui les unissait se scindait aux frontières de ses portes intellectuelles. Aussi préférerait-t-elle des chemins plus sardoniques sur lesquels son frère s'aventurait toujours avec plaisir.

— Où est ta charmante amie ?

— Elle se délecte de son image.

— Elle ne me semble pas si narcissique que cela.

— Je n'ai pas dit qu'elle l'était, mais ce qui est. Miss McFear a une vision pertinente du monde des hommes et de sa propre condition. Elle la perfectionne.

— Une intellectuelle, s'amusa le comte De la Pournière, celui qui était si rond et paraissait si affable.

— Plutôt une horizontale, se délecta Henry.

Alice ne sut s'il se moquait ouvertement de son amie ou du comte, mais ce dernier prit la réponse avec un certain plaisir au contraire de la tige qui se raidit encore plus s'il n'en fallu.

— Une cocotte ? réitéra Hariette qui déposa les cartes sur le tapis.

— Tu es indulgente. Une lorette, au mieux.

— Qu'est qu'une lorette ? demanda naïvement Alice.

— C'est une femme entretenue par un riche monsieur, mais qui n'est pas en vue dans le grand monde, répondit Hariette.

— Ces demi-mondaines sont frivoles. Elles ensorcellent de riches hommes d'influence et les ruinent en dépenses somptueuses. De véritable vampire pour reprendre un mot à la mode en ce moment dans le monde littéraire. Ce sont des débauchées, mademoiselle, reprit la tige en s'adressant à Alice. Ni plus ni moins. Et... Nom de nom !

La fin de cette phrase piquée de cette anathème laissa la table en suspend, avant que chacun ne suive la direction où se portait le regard du si rigide échalas.

Alice en ouvrit la bouche assez grande pour répudier toute bonne éducation. Elle était enfin là. Doraleen. Et elle faisait une entrée pour le moins remarquée.

La jeune femme, sans se départir de cette élégance insolente des grandes dames qu'elle savait si bien mimer, se déplaçait avec lenteur et grâce, traversant la grande salle du casino sous des regards divers.

Si Alice n'était pas convaincue par la couleur fuchsia de la soie qu'elle avait choisie pour la confection de cette toilette, elle devait reconnaître que sous la lumière des bougies, le tissus chatoyait et attirait le regard. Mais une couleur ne faisait pas tout. Les belles bretelles aux plis rehaussés de quelques perles rouges en forme de larmes, Doraleen les laissaient négligemment tomber sur ses épaules. La jupe droite épousait sa silhouette avec raffinement et le corsage généreux n'avait rien à envier au laçage du dos volontairement mal fait, afin de laisser apparaître la carnation de sa peau, le dessin de sa colonne et supputer la cambrure de ses reins avec insolence.

Alice aurait dû s'en douter. La liberté exacerbée qu'arborait son amie ne pouvait pas souffrir d'être enfermée dans le carcan de la mode et la jeune femme avait volontairement négligé tout ce qui pouvait faire de sa robe une tenue de bon ton, comme celle de ses semblables, pour en faire un instrument de séduction létal.

Les hommes la dévoraient du regard et les femmes l'enviaient.

— Elle roule du dernier avec une indécence folle. Qu'elle impertinente, s'amusa Hariette, tandis que Doraleen échangeait avec leur père quelques mots qui restèrent à leur entière discrétion.

— Tu l'as mise dans ton lit ? reprit-elle avec une curiosité exacerbée.

Le silence de Henry, feignant d'apprécier plus son whisky que l'arrivée de Doraleen qui ne laissait personne indifférent, mit encore plus Hariette en joie, si c'était possible.

— Oh, elle te résiste. Elle me plaît de plus en plus, chuchota-t-elle pour ne pas être entendue de cette dernière qui se rapprochait de leur table.

Doraleen passa près d'Alice qui soupira presque dépitée et lui fit un petit clin d'œil avant de s'approcher de Henry Delhumeau qui lui tournait résolument le dos. Elle posa délicatement sa main sur son épaule, comme pour ne pas le réveiller dans son jeu et se pencha pour poser un baiser délicat sur sa joue.

Alice le vit frémir là où le comte en perdit son lorgnon et l'amirauté baissait le pavillon. Les deux hommes avaient sans nul doute une vue plus que suggestive sur la gorge et le creux de ses seins.

— Puis-je me joindre à vous, messieurs ?

Les hommes se levèrent et l'invitèrent à prendre place, tandis que Hariette profita de ce moment pour desserrer le laçage de sa robe, mésestimant totalement l'impudeur du geste. Elle inspira profondément retrouvant des couleurs et lorgna sa voisine.

— Ma chère, vous avez raison. On respire tellement mieux ainsi.

La jeune femme lui sourit et après l'avoir observée, s'exprima sur le même ton de la confidence.

— Je vous préférais avec vos attributs masculins.

— Moi aussi.

Les deux femmes se sourirent, complices d'une façon telle qu'Alice ne pouvait pas comprendre de son manque d'expérience. La jeune femme préféra se concentrer sur Henry qui paraissait mettre en exergue tous les efforts nécessaire pour oublier la présence même de Doraleen. Comment avec une tel entrée, pouvait-il resté si froid ? Doraleen avait exacerbé son art principalement pour lui plaire. Aux yeux d'Alice cela ne faisait aucun doute. De fait, l'indifférence du français était incroyable. Elle en était là de ses réflexions quand elle croisa le regard de Henry dans le reflet d'une glace qui prenait une place non négligeable et donnait une vue nette de l'ensemble de la salle.

Il n'avait pas eu besoin de se retourner pour contempler Doraleen, profiter de son entrée et de ses mouvements félins. Il avait joui du spectacle avec discrétion et en était visiblement perturbé, quand elle considéra ses mains tremblant légèrement, son regard fuyant l'astre solaire assis non loin de lui. Doraleen venait de remporter une partie.

Alice lui sourit et au-travers du miroir, Henry en fit de même avant de se recentrer sur son jeu.

— A quoi jouons-nous ? demanda Doraleen.

— Au piquet, mademoiselle, répondit le comte visiblement prêt à se ruiner pour elle.

— C'est un jeux qui consiste principalement à faire des annonces. L'as vaut 11 points, chaque figure 10, commença Henry Delhumeau qui redonna ses cartes qui furent redistribuées pour cinq joueurs.

— Merci, mais je connais ce jeux.

— Il s'agit du piquet normand.

— Dans ce cas, j'espère que vous m'en apprendrez les subtilités.

— Un domaine qui ne vous est pas étranger.

Henry et Doraleen se dévisagèrent, seuls dans un échange qui ne laissait présager rien de bienséant.

__________

Deauville - Villa La Tourelle

Ferguson reposa son verre de cristal sur la table bien mise. La nappe d'un beau brocard carmin servait d'écrin à une argenterie fine et une vaisselle de fine porcelaine de Limoge. Le repas avait été tout autant succulent, la gastronomie française ne cessant de la surprendre de par sa richesse des saveurs. Le saumon mariné accompagné d'un émincé d'échalote et de quelques condiments avait décuplé son appétit et si cela n'était pas inconvenant, il en aurait redemandé encore.

Il porta sa petite fourchette à dessert sur la tarte au citron meringué et l'argent disparu dans cette épaisse couche savoureuse. Bon sang ! Il n'y avait rien de plus jouissif au monde que de satisfaire un palais délicat... hormis les délices d'une autre chair bien plus appétissante à déguster sans modération, dans la sphère intime de la vie maritale.

Le dîner avec Samuel Kent s'avérait plus conviviale qu'il ne l'avait redouté. La maison était cossue, chichement meublée, sans ostentation, même s'il était évident que seul un compte bien fourni pouvait se permettre une telle bâtisse. Il s'était interrogé d'où Samuel pouvait sortir de tels moyens, mais quant ce dernier parla de son mécène, un certain monsieur Guy Lhostière, Ferguson se dit qu'il y avait encore des hommes bien généreux ici bas.

Samuel ne tarissait pas de parler de l'avancée de ses recherches. Il avait fait ses études d'ingénierie dans une prestigieuse école américaine et travaillait désormais dans l'étude de la motorisation. Ferguson entendait peu de chose à ce sujet, mais il se souvenait que Delhumeau s'y était récemment intéressé et déclaré que le vingtième siècle serait celui d'un boum technologique encore plus surprenant que celui de ces dix dernières années.

Alexandra rit. Ferguson se redressa et la dévisagea encore tout chose du goût délicieusement piquant de la tarte. Samuel venait de faire un bon mot que sa dégustation extatique lui avait fait manquer. Avec politesse, il reposa sa fourchette et s'intégra un peu plus dans la conversation.

— Oui je vous le dis, il n'en revenait.

— Comme c'est amusant. Tu entends cela, Camille. Si un jour un de tes élève te parle comme ça.

— Oh, mais je ne pense pas être de ces professeurs enflés de toute leur omnipotence collégiale.

— C'est vrai que vous êtes professeur, désormais ?

Ferguson essuya la commissure de sa bouche qui réclamait encore une bouchée.

— Oui. J'ai obtenu cette année même une chaire au King's Collège de Londres. Dès septembre, j'y enseignerai à plein temps.

— Dans quel domaine ?

— Mon domaine de prédilection, la chirurgie d'urgence. C'est que du temps où je servais en Inde, j'ai eu mainte fois l'occasion d'opérer dans l'urgence et peaufiner quelques techniques que...

Sa voix s'étouffa dans sa gorge. Il avait suffi de poser ses yeux sur son épouse et voir ses joues blêmir pour se rendre compte de son impair.

Samuel Kent était le neveu de Sir Reginald Blackwell. En parlant de l'Inde, il venait de ramener le défunt à la conscience de chacun.

— Pardon...

— Non.

Samuel Kent avait le sourire débonnaire, mais la raideur de son dos et le léger dodelinement de son buste était un langage à lui-même. Il était tout aussi mal à l'aise qu'eux et cherchait à ne pas le montrer.

— Tout ceci fait parti du passé, reprit-il en regarda Alexandra qui se mordait les lèvres. N'est ce pas ?

— Oui, finit-elle par répondre un peu décontenancée.

Le silence de ces instants malséants avait de quoi faire passer de vie à trépas de si beaux moments. Ferguson, pour qui la gêne rimait avec Henry Delhumeau, avait, avec le temps, décuplé un don non futile pour ramener à de meilleurs sentiments. Nul besoin de chercher des phrases toutes faites pour relancer une conversation, il suffisait de reprendre le cours de la conversation là où elle en était, en omettant toutefois le point litigieux. Simple et efficace, car dans une bonne société et entre gens de bonne intelligence, tout le monde cherchait à faire passer l'amertume, même si le goût restait en bouche.

— Alexandra m'a dit que vous aviez d'abord cherché à percer dans la médecine, qu'est-ce qui vous a poussé si soudainement dans l'ingénierie ?

Samuel se redressa, retrouvant le sourire des hommes sur leur terrain de prédilection, là où la victoire est certaine.

— Avez-vous déjà fait un vol en montgolfière ?

— Non, reconnut le couple.

— Ah ! Sentir l'air fouetter votre visage et ce sentiment d'inextinguible liberté qui vous transporte. J'ai fait le rêve fou d'inventer un appareil qui nous permettrait de voler entièrement motorisé.

— Ça tient un peu du fantasme, non ? demanda Alexandra.

— Monsieur Zeppelin travail sur un modèle du genre, formula Ferguson qui se rappelait sans peine la dernière mission de Henry, racontée dans les détails surtout les plus scabreux.

— Oui, reprit Samuel. Ses travaux sont d'ailleurs très en avance. Mais comment vous expliquer ce que l'on ressent en volant. C'est un sentiment tellement fort que je ne saurais pas vous l'expliquer avec des mots.

Ferguson avait expérimenté toutes sortes de chose auprès de Henry. Même voler.

— J'en ai une vague idée, formula Ferguson fort de sa propre expérience.

— Vraiment ?

— Est-ce que sauter d'une tour de trente mètres de haut, ça compte ? fit-il en se remémorant un épisode d'une de leurs truculentes aventures.

Alexandra et Samuel fixèrent avec stupéfaction Ferguson qui conta alors comment ils avaient, Henry Delhumeau et lui-même, échappés aux geôles funestes d'une grande demeure tenue par un châtelain fou, deux ans plus tôt, en sautant du haut de la tour avec pour parachute improvisé un drap de lit. Simple loi de la physique sur l'air et son adhérence avait dit Henry. Heureusement que les lois de l'agriculture qui voulaient que l'on fournisse en foin les écuries qui se situaient juste en dessous était là également. Une cheville foulée et l'affaire était faite.

L'exemple n'avait certes rien de très glorieux, mais il était bel et bien là. Ferguson sentait encore parfois cette sensation vertigineuse et hypnotique que ce vol avait procuré.

— Merveilleux, s'amusa Samuel Kent. Voilà ce qui m'a guidé vers l'ingénierie. Et si je parviens à créer un engin capable de voler sur de longues distances, alors tout sera possible. Peut être même, aller un jour sur la Lune.

Le reste de la soirée se termina sur ces grands rêves autour d'un verre de porto. Ils devisèrent jusqu'à ce que l'heure du soir soit bien avancée.

Ils en étaient à s'échanger quelques politesses de circonstance dans le corridor de la villa, quand on frappa à la porte.

— Laissez, Jean, fit aussitôt Samuel qui congédia le valet qui ne les avait pas quitté de la soirée.

Ferguson lui trouva d'ailleurs un genre étrange. Tellement discret et pourtant si présent. Il l'observa. Leurs regards étaient maintenant captés l'un à l'autre dans un échange silencieux.

Celui là ne devait pas être du métier depuis bien longtemps. Aucun domestique n'agirait de la sorte, songea Ferguson, tandis qu'il entendait la porte d'entrée s'ouvrir et Samuel accueillir avec bienveillance son visiteur.

Quelque fut la nature de ce dernier, le valet réagit de façon distinctive. Il sourcilla et se réfugia à grands pas dans le couloir de service.

— Entrez, ma chère. Que me vaut le plaisir d'une visite si tardive ?

— Désolée de vous déranger si tard, Monsieur Kent. Oh, mais je vois que vous avez de la visite.

Dubitatif, Ferguson se retourna. Son cœur s'arrêta ou bien était-ce lui qui cessa se respirer quand il vit le visage de la visiteuse. Ce visage beau et froid, cette blondeur pâle et ces yeux bleus clairs. Ces traits gravés dans sa mémoire le ramenèrent cinq ans en arrière et ce n'était pas l'un de ces merveilleux souvenirs, ceux dont on aime à se remémorer. Non. Plutôt charmant mais vénéneux. Eva Evinger, l'espionne prusienne rencontrée en Inde et qui avait fait sa réapparition l'été précédent, se pâmait dans une robe d'une simplicité affligeante pour sa beauté.

— Miss Walter, je vous présente le professeur Ferguson et son épouse, Alexandra. Mes amis, voici Louise Walter, la secrétaire de mon généreux protecteur Monsieur Lhostier, dont je vous ai parlé.

— Enchantée, fit la secrétaire avec une simplicité effarante pour Ferguson qui restait encore groggy.

Elle le dévisagea comme si il se rencontrait pour la toute première fois, mais à la façon dont elle inclina la tête en signe de salutation, il ne faisait aucun doute qu'Eva Evinger, ou Louise Walter comme elle se faisait appeler par son hôte, l'avait également reconnue.

Il songea de prime bord à la frapper, la ligoter sur une chaise et faire venir de ce pas Delhumeau. Mais la présence de sa femme et de Samuel étaient deux obstacles qui rendait l'idée bien périlleuse. D'autant que la bougresse était dangereuse.

Rien à voir avec toute autre femme, Eva Evinger se défendrait bec et ongle et userait de tous les stratagèmes pour s'en sortir. Le plus sage était encore de feindre cette première rencontre et de mettre Alexandra loin de cette créature.

— Moi de même, fit-il avec un retard qui ne passa pas inaperçu.

— Vous allez bien, professeur ? demanda Samuel intrigué.

— Oui. Le porto. Une ballade digestive me fera le plus grand bien. Encore merci de votre invitation, monsieur Kent.

Ferguson dévisagea avec âpreté Eva Evinger qui ne fit rien pour détourner son regard, moins encore pour lui montrer le plaisir qu'elle avait de le mettre mal à l'aise.

— Le plaisir fut pour moi.

Peut-être le ton avait-il était un peu trop sec ou encore la façon qu'il eut de prendre Alexandra par le bras trop directif, mais Camille Ferguson respira véritablement quand il fut à une bonne centaine de mètre de la villa les Tourelles.

— Puis-je savoir pourquoi tu sembles si agacé, soudainement ?

Ferguson émergea de sa torpeur et considéra son épouse dont l'affolement pouvait se lire sur son visage d'ordinaire si impassible.

— Où Henry a dit qu'ils passeraient la soirée, déjà ?

— Au Casino.

— Allons-y vite. Je dois le voir de toute urgence.

— Enfin que se passe-t-il, Camille ?

Ferguson fit face à son épouse et détailla dans les traits de son visage toute l'inquiétude qu'elle ressentait et son inflexibilité à rester dans l'ignorance. Elle avait deviné son tourment. Inutile de le lui cacher.

— Te souviens-tu de comment j'ai fait la connaissance de Henry, aux Indes ?

— Comment l'oublier...

— Eh bien je ne t'ai pas tout dit.

Et durant le trajet, Ferguson raconta comment il avait été séduit par cette femme qui s'était révélée une dangereuse espionne dont l'ordre premier était de le tuer, afin de provoquer une révolte et le cas échéant, une guerre civile en Inde. Et combien sa présence à Deauville et, pire encore, auprès de Samuel Kent n'avait rien d'un bon présage.

__________

Accoté au chambranle d'une des innombrables porte fenêtre du casino Henry Delhumeau contemplait l'objet de toutes ses convoitises silencieuses. Doraleen McFear, un verre de champagne à la main et son dos dénudé de façon indécente, paraissait plus perdue dans la contemplation de la nuit que des lumières du Casino. Depuis quand son petit papillon de nuit fuyait-elle ce feu où elle aimait pourtant s'y brûler les ailes ?

La raison, infime trait de caractère chez le français, lui chuchotait de faire demi-tour. Mais il y avait chez Doraleen un quelque chose d'entêtant, de si envoûtant que même lui, qui se targuer de ne suivre que sa propre volonté, en était prisonnier. Il s'approcha d'elle et ne s'arrêta que lorsqu'il fut à sa hauteur, lui faisant face, ostensiblement chafouin.

Elle l'ignora, ne posa sur lui aucun regard, son corps immobile. Une statue parfaite. Il ne doutait pas qu'elle avait appris l'art de la mystification dans les salons côtés ou sous les verrières brisées de quelques infortunés artistes français pour lesquels elle avait dû poser du temps de sa retraite à Paris.

Il savait qu'aucune parole de sa part n'aurait pu la bousculer autant que les gestes. Henry se redressa et posa sa main libre sur sa taille. Il la sentit frémir sous ses doigts et son regard rencontra enfin le sien, émergeant de sa torpeur. La jeune anglaise ne chercha ni a fuir son bras qu'il enroula autour de sa taille ni à empêcher la promiscuité de son corps ramener contre le sien, tout comme elle y sembla insensible.

— Vous avez été merveilleuse ce soir, dit-il en déposant ses lèvres sur le haut de sa tempe, non loin de la cicatrice encore ourlée des fils de sutures.

— Vous êtes ivre ? demanda-t-elle, sa voix si joliment enrouée.

— Non.

— Alors, vous dites cela parce que je vous ai fait gagner une petite fortune ?

Compte tenue de la façon dont la jeune femme s'était pâmée auprès des autres joueurs à la table de piquet normand, leur faisant perdre leurs moyens, ce qui avait permis à Henry de gagner une coquette somme. De quoi rembourser intégralement son séjour et plus encore, il y avait effectivement raison d'être satisfait.

— Oui.

Ses lèvres descendirent le long de sa joue sans se poser. Une caresse tendre et stimulante.

— Étrange comme vous vous êtes bien arrangé de ces mauvaises manies que vous ne cessez de me reprocher quand cela vous sert ? fit-elle en écartant suffisamment son visage des lèvres de Delhumeau pour porter les siennes à son verre de champagne.

Il la regarda faire, excité de la façon si naturelle qu'elle avait de se détacher de ses désirs.

— Si elles sont pour mon bon plaisir, je vous passerai tous vos caprices, Miss McFear.

Ostensiblement, la jeune femme se colla un peu plus contre le français et posa sa tête contre son torse. Le français aurait dû crier victoire, cependant, il y avait de la tristesse dans ses gestes. Et sur son visage, là où il devait lire tout son désir, Henry n'y vit que les infimes traces d'une mélancolie soudaine.

Le souvenir du décès de sa tante devait se rappeler à elle. Pourquoi ce soir ? Pourquoi en cette instant ? Quelle déveine, songeait-il.

Henry sentit une forme étrange naître dans le creux de son ventre et qui n'avait rien à voir avec l'appétit que lui instillait d'ordinaire la jeune femme. Ce chagrin le troublait. Il resserra son étau et la berça inconsciemment. Elle soupira. Il ferma les yeux, plus serein que jamais.

— Pourquoi n'êtes-vous pas ainsi plus souvent ?

La question de Doraleen, posée d'une voix chevrotante, troubla l'inhabituelle tranquillité d'Henry. Il ne lui en tint pas rigueur et même s'en amusa, songeant que Ferguson serait bien heureux qu'il mette en pratique ses conseils donnés sur le bateau.

— Laissez-moi un peu de temps pour apprendre.

— Seriez-vous en train de me demander grâce ? souffla-t-elle avec faiblesse.

— Nous n'en somme pas encore là, chérie.

Doraleen se sentit lasse de fuir et même de jouer. Peut-être que le mot grâce était trop demandé au français et qu'un baiser suffirait tout autant à ce qu'il s'avoua vaincu. Avait-elle seulement envie que tout cela cesse ?

— Et où en sommes-nous ? demanda-t-elle.

La bouche qui remontait sensuellement le long de son cou se posa sur le lobe de son oreille.

— Je ne sais pas, mais nous devrions peut-être nous pencher un peu plus sur la question. Voudriez-vous tenir mon verre un instant ?

Quelque peu surprise, la jeune femme s'exécuta, mais à l'instant où Henry eut sa deuxième main de libre, ce fut pour retirer en un geste souple la boucle d'oreille de la jeune femme, de jolies dormeuses en cristal rouge sanguin, et pincer amoureusement son lobe. Il avait appris d'une femme mariée dans le quartier bien pensant de Camden l'art savoureux de ce baiser. Comment électriser, littéralement, l'être qui en était l'objet, faisant faiblir sa volonté. Il embrassa ce petit morceau de chair d'une bouche experte.

En quelques secondes, il sentit la mélancolie de la jeune femme fondre. Doraleen respirait difficilement, la peau de sa joue était brûlante, son corps frémissait non plus de la fraîcheur du soir, ni même de chagrin.

— Vous trichez, expira Doraleen dans un souffle mêlé de plaisir.

— Avec délice, parvint-il à répondre entre deux baiser.

Bientôt ce lobe ne lui suffirait plus. A la belle non plus, d'ailleurs, dont il sentait toutes les barrière ce briser les unes après les autres. Il mordilla une dernière fois l'oreille de sa prisonnière lui arrachant un léger gémissement de contentement ou de douleur.

— Henry !

— Avouez que j'ai gagné, chérie.

— Henry... Oh Henry, gémissait-elle de si savoureuse façon.

— Oui.

— Le docteur Ferguson approche, finit-elle par dire après ces dix bonnes secondes où elle avait vu la silhouette du docteur apparaître sur le trottoir qui faisait face à Casino.

Le baiser se stoppa aussi brutalement que Delhumeau se raidit et non pas de la façon qu'il aurait souhaité en de telles circonstances. Il se détacha légèrement d'elle et reprit son verre en échange de la boucle d'oreille, son sourire des mauvais jours en coin.

— Un jour je vais lui foutre mon genou dans les... Ferguson, vieille branche !

En un instant le suave Henry avait fait place à l'inextricable Delhumeau. Dans un mouvement subtil, il se détacha pleinement de la jeune femme comme si de rien n'était, se retourna pour faire face à son ami, son verre de champagne à la main qu'il avala d'une traite.

— Alors, ce dîner ?

Ferguson marcha vivement jusqu'à son ami, gardant le silence. Il ne tenait pas à ce que des oreilles indiscrètes entendent ce qu'il avait à dire, des fois que Daniel Delhumeau ou des hommes gravitant autour de lui, les surveillaient. Il n'entraperçut Doraleen aux joues rougies et les yeux embrumés qu'à cet instant. Il comprit qu'il venait très certainement d'interrompre un instant intime et n'en blâma que l'injustice de Dame Fortune.

— Où est Alexandra ? s'interrogea Henry, ignorant tout bonnement Doraleen qui retrouva un peu de maîtrise d'elle-même en buvant une gorgée de sa coupe.

— Je l'ai ramenée à l'hôtel avant de venir vous chercher. C'est grave.

— Quoi ? Que se passe-t-il ? interrompit Delhumeau qui sentit chez Ferguson une tension nerveuse émaner de chaque fibre de son être.

— Eva Evinger est ici, à Deauville, en ce moment même chez Samuel Kent !

— Seigneur, lâcha Doraleen.

— Un problème, mon garçon ? fit aussitôt après la voix sombre d'Achille Delhumeau.

Son colosse de père faisant ombre aux lumières du casino, Henry se mordit les lèvres. Comment pouvait-on passer d'un tel moment de félicité à ce chaos inextinguible.

— Il semblerait que les affaires me poursuive jusqu'ici, père.

— Je vois. Mademoiselle McFear, venez, je vous prie. Laissons ces messieurs.

La jeune femme hésita, tandis que les doigts de Henry se faufilèrent un passage parmi le lacet de son corset pour se poser sur sa peau nue. Il aima cette douceur, le frémissement de sa chair a son contact. Mais il n'était plus l'heure, ni le moment de badiner en si charmante compagnie.

— Restez auprès de ma famille, miss McFear.

Il la poussa et la regarda trouvait refuge sous le bras protecteur d'un père qui profitait allègrement de la situation.

Henry soupira et se précipita dans les escaliers précédés de Camille qui lui montra le chemin avec autant d'empressement.

— Très bien, Ferguson, Racontez-moi toute votre soirée.

________

— Pas de discours. Une balle bien logée, fin de la conversation. Cela aurait pu être si simple, enragea Henry, tandis qu'il marchait à grand pas sous une lune timide, la visite de la villa La Tourelle s'étant révélée infructueuse.

Simple ! Rien n'était simple et certainement pas ces vacances qui prenaient une tournure lugubre.

Henry Delhumeau et Camille Ferguson s'étaient tous deux retrouvés devant un Samuel Kent ensommeillé, à qui, dans un premier temps, il avait fallu trouver une raison justifiant de leur présence. Mais Henry ne faisant jamais dans la dentelle quand il s'agissait de débusquer son ennemi. Toute excuse fut inutile. Le français avait forcé la porte et fouillé la maison de fond en comble, passant de la cave au grenier, ne négligeant aucune pièce et surtout pas la chambre à coucher, assurément l'endroit préféré de la prussienne. Mais il ne trouva nulle trace d'elle. La belle espionne s'était envolée. Logique. Se retrouvant en présence de Ferguson, elle savait qu'il viendrait aussitôt lui en parler et que Henry ne manquerait pas de venir la débusquer pour lui coller une balle entre les deux yeux et achever le travail manqué à Londres.

D'abord interloqué, puis vite excédé, Samuel Kent fut peu enclin à les écouter et bien moins à les croire quant à la véritable nature de celle qui se faisait appeler Louise Walter. Mis à la porte, poliment mais sommairement, l'événement aurait pu en rester là. Mais il y avait eu alors un regard, un geste qui avait glacé le sang du français. Samuel Kent était loin d'être le doux agneau que l'on présageait. C'était un loup blanc. Il n'avait cure de savoir que la secrétaire de son mécène fut une espionne, si tenté qu'il ne le savait pas déjà, auquel cas il avait feint l'ignorance avec brio. Non. Samuel Kent, sa rancœur, son désir de venger la mort de son oncle était un feu que les années avaient attisé.

— Il veut me tuer, clama Ferguson qui le suivait nonchalamment, mains dans les poches.

Henry cessa sa marche et se retourna. Il avait espéré que son ami n'avait pas deviné les véritables intentions de Samuel Kent. C'était insulter sa perspicacité. Ferguson se tenait droit, trop serein pour un homme qui comprenait que sa vie était en jeu. Une attitude que le français avait toujours admirée.

— Je sais, fit Henry avec amertume.

— Il va s'en prendre à Alexandra.

— On ne le laissera pas faire.

— Comment ? En le tuant de sang froid, comme avec Eva Evinger ?

— Je me chargerais sans mal de cela.

— Certainement pas, Delhumeau. Nous ne pouvons pas agir ainsi.

— Pourquoi ?

— Je n'ai que mon instinct et votre lecture intelligente de l'esprit de cet homme. Nous n'avons que de simples présomptions.

Henry inspira profondément, jugeant qu'il ne s'agissait non de lui mais d'un ami qui portait l'étendard de la morale bien plus haut que lui.

— Alors nous allons le laisser venir à vous.

En de rare fois, très rare s'il en fallut, Henry était harassé. Lasse de questions, lasse de courir, mentir, découvrir... Lasse de vivre même. Il se demandait à quoi bon continuer. Pour qui ? Pour quoi ? Il s'était toujours enorgueilli de ses facultés mentales loin de la norme et en avait fait un prodigieux avantage sur ses semblables. Mais personne ne pouvait comprendre sa façon de voir le monde, de l'appréhender avec une vision tronquée, mais toujours juste. Un mal sourd qui l'amenait toujours à la solitude de sa condition. Son esprit était en perpétuelle ébullition, tourmenté de questions, dont nombre ne trouverait jamais de réponse, du moins, pas dans ce siècle. Sa soif de connaître, de savoir n'était jamais rassasiée et son désir de rencontrer un esprit aussi fort que le sien et qui ne fut pas tombé dans la folie, comme son frère, lui donnait envie de hurler.

Mais le plus effroyable était cette interrogation constante : son manque d'humanité ne tenait-elle pas de la tare génétique, tant il pouvait se sentir entraîner vers les limbes qu'avait embrassées son frère ? Il songea longuement à cette question en rentrant à l'hôtel en compagnie de Ferguson, après avoir fait le tour des hôtels et pensions de Deauville, sans trouver trace d'Eva Evinger.

La réponse, bien qu'éclairée, le laissait dubitatif. Inconsciemment, la seule solution qu'il avait trouvé pour empêcher l'inéluctable de se produire : s'entourer de personnages pour le moins stimulants, toujours épris de justice et portés par la droiture, à défaut de disposer d'une intelligence égale à la sienne, quoiqu'en ce domaine, Camille Ferguson avait des prédispositions intéressantes. Un poids qui ramenait l'équilibre sur la balance de sa nature controversée. Mais pour combien de temps ? Il avait ouvertement fait part de son intention d'écarter de sa vie Ferguson, Alice et Doraleen afin de les protéger de l'appétence de Daniel dont la folie meurtrière irait sans le moindre doute crescendo. Mais cette décision n'irait-elle pas alors fragiliser son esprit et finir par basculer son destin ?

Il avait besoin de Ferguson, d'Alexandra, d'Alice et de Doraleen. Hors de question de laisser un homme et sa vulgaire vindicte nuire à la vie de ses amis et à son équilibre personnel.

Fatigué de se tourmenter sur l'avenir, Henry soupira, se frottant le front comme pour laver sa psyché de ses tourments.

— Vous vous sentez bien, Delhumeau ?

Le français ne répondit pas à cette question lointaine. Il lui sembla bien que Ferguson, tout aussi méditatif, s'inquiétait, mais il n'avait plus la force de répondre, même simplement.

Hagard, il pénétra le hall du Grand Hôtel dont les veilleuses témoignaient de l'heure tardive et balbutia une politesse de rigueur à son ami, avant de refermer la porte de sa chambre.

Plongé dans le noir, seul la lune pleine distillait un halo presque irréel. Fébrile, il avait le besoin immédiat de se rasséréner. Comment ? Le souvenir de Doraleen, de son corps contre le sien, de cette intimité qu'ils étaient parvenus à partager ce soir lui revint en mémoire et lui apporta quelques apaisement. Elle était là. A côté. Séparée de lui par une simple porte. Il lui suffisait de l'ouvrir et de se glisser sous les draps du lit de Doraleen McFear pour connaître enfin la félicité.

Vaincu, il se précipita sur la porte de séparation.

Soudain son corps se réveilla comme frappé par la réalité et Henry Delhumeau se figea la main sur la clenche. Il ne pouvait pas sentir de son nez mort, mais son ouïe palliait à ce défaut, ses facultés s'étant développées. Ça n'avait été qu'un imperceptiblement froissement dans le noir. Il chercha à distinguer dans les ombres chinoises une présence et il lui sembla que son fauteuil avait une drôle de forme.

— Qui est là ? demanda-t-il, tandis qu'il sortait de son holster dissimulé sous son bras droit, son arme, tout en faisant quelques pas sur le côté, conscient qu'un tireur avisé viserait indubitablement la porte de la chambre.

C'est une toute petite voix ensommeillée qui lui répondit en tournant la petite valve de sa lampe à pétrole.

— C'est moi, Cécilia. Je me suis endormie.

Le visage de celle qui fut jadis la fiancée de Daniel se délayait dans la lumière d'une flamme naissante, telle une représentation emblématique du clair-obscur de la renaissance. Une Madone dont la piété des traits donnait à penser qu'elle priait chaque jour le Seigneur que l'on pardonne ses fautes et toutes celles que le commun des mortels avait à sa charge, comme si l'expiation pouvait être le seul chemin que cette femme avait trouvé pour oublier le passé. Mais de quoi pouvait-elle se sentir fautive, cette pauvre hère, pour en arriver à une telle contrition ?

Henry posa son arme sur la table de chevet et s'approcha de la femme, n'ignorant pas qu'elle avait aperçut l'éclat de son arme et que moult questionnement devait maintenant la tarauder.

Il se posta face à elle et vit mieux son visage, désormais que la lampe éclairait vivement la pièce. Il y avait quelque chose de terrifiant qui émanait d'elle. Visiblement, elle avait eu une peur terrible et en était encore sous ses effets primaires.

— Cécilia ! Ce n'est pas une heure convenable pour se trouver dans la chambre d'un homme. Surtout la mienne.

Il s'était voulu badin, afin de la voir se détendre quelque peu, mais il n'eut pour seul résultat qu'une longue expiration qui amena une douleur non dissimulée.

Henry s'agenouilla vivement et prit entre ses mains celles de Cécilia. Elles étaient froides et tremblantes.

— Pardonnez-moi Henry. Je ne savais plus vers qui me tourner. Je... Vous allez trouver cela insensé, mais...

— Rien qui ne sortira de votre bouche ne sera insensé pour moi, Cécilia. Sachez-le bien.

Elle le dévisagea, scrutant dans son propre visage les signes d'une hypocrite réponse qu'exigeait les convenances, ou ce qui devait amener le pardon de la famille Delhumeau à son encontre. Mais elle sut que Henry ne faisait ou ne disait rien totalement à la légère. De tous les membres de la famille, il était le seul à être totalement honnête, qu'on apprécia ou non sa façon de le démontrer.

— En fin de journée, je me trouvais chez une amie qui vit non loin de la gare. Nous nous voyons presque chaque jour et à chaque fois, je l'accompagne à la gare où elle va chercher son mari qui travaille à Honfleur, dans une petite galerie. Et....

Henry laissa Cécilia reprendre son souffle avec difficulté. L'aveu était difficile à prononcer.

— C'est là que je l'ai fut descendre du Rapide en provenance de Paris. Mon dieu, Henry, je vous jure sur ce que j'ai de plus cher que je n'affabule pas. Près de vingt-cinq ans que je ne l'ai plus vu, mais à l'instant où mes yeux se sont posés sur lui j'ai su. J'ai cru défaillir. Je l'ai vu, Henry ! Je suis sûre que c'était lui, suppliait-elle de le croire.

Qui ? La question était inutile pour Henry, mais il devait l'entendre de sa bouche.

— Qui, Cecilia ? Qui avez-vous vu à la gare ?

— Daniel, prononça-t-elle dans un soupir.

Le déclic du chien de l'arme, son éclat argenté sous la nuit étoilée, le claquement du tir et le choc de la balle pénétrant son torse, déchiquetant sa chair, éclatant un morceau d'os de sa troisième cote. Henry oscilla sous le poids du souvenir et se laissa tomber sur le bord de son lit.

— Je vous jure que c'était lui, Henry. Il est vivant !

— Je sais, murmura-t-il nullement surpris de l'arrivée de Daniel à Deauville, mais désappointé que son frère fut aussi prévisible.

Voyant son effarement et sa terreur grandissante, comprenant qu'elle n'avait pas pu se tromper, Henry se leva pour bousculer son propre désarroi et fit quelques pas avant de revenir près de la femme qui désormais pleurait silencieusement.

— Écoutez moi Cécilia. Cela doit rester entre nous.

Elle le dévisagea et comprit.

— Vous saviez que votre frère était en vie. Vos parents ne le savent pas ?

— Non, il ne le savent pas et vous ne devez rien en dire. Compris ?

— Mais...

— Cécilia ! Mon père passe encore, mais songez à ma mère.

La femme se replia sur elle-même et acquiesça docilement.

— Promettez-le moi.

— Je le promets...

Henry fut soulagé, connaissant la grande probité de cette femme, et se redressa pour aller jusqu'à la fenêtre l'ouvrir en grand. L'air de sa chambre était étouffant.

— Qu'allez-vous faire ?

Il se retourna mollement et considéra Cécilia qui s'était rapprochée de lui. Elle paraissait plus déterminée, maintenant. Il avait toujours trouvé en elle une force cachée qu'écrasait souvent sa nature discrète.

— Le retrouver.

— Et ensuite ?

Il sourit, se montrant désinvolte à l'instar d'un Delhumeau qui faisait fredaine du danger, mais il savait que l'unique solution qu'il envisageait lui vaudrait l'excommunication de ses semblables.



__________

Bon, tout ça commence à être légèrement tendu, n'est-ce pas ? On est d'accord pour se dire que les choses vont mal tourner. En tout cas, il y a pas à dire, Daniel sait mettre l'ambiance pendant les vacances. 

A la semaine prochaine, on se donne rendez-vous avec Pope. 

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