66 Exeter Street, tome 3 : Le...

By Miss-Laure

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Par Sandra ( @Miss-Vain ) & Laure Tome 3 des aventures de Doraleen McFear, Alice Appletown, Camille Ferguson... More

Présentation
Résumé du tome 1 (spoilant)
Chapitre 1 - Partie 1 : DANS LES AIRS ET SUR TERRE
Chapitre 1 - Partie 2 : DANS LES AIRS ET SUR TERRE
Chapitre 2, Partie 1 : RED SKIRT
Chapitre 2 - Partie 2 : RED SKIRT
Chapitre 3 - Partie 1 : LES LARMES DU CIEL
Chapitre 3 - Partie 2 : LES LARMES DU CIEL
Chapitre 4 - Partie 1 : VÉRITÉ OU MENSONGE
Chapitre 4 - Partie 2 : VÉRITÉ OU MENSONGE
Chapitre 5 - Partie 1 : LE DÉSHABILLÉ LILAS
Chapitre 5 - Partie 2 : LE DÉSHABILLÉ LILAS
Chapitre 6 - Partie 1 : PAR MONTS ET PAR VAUX
Chapitre 6 - Partie 2 : PAR MONTS ET PAR VAUX
Chapitre 6 - Partie 3 : PAR MONTS ET PAR VAUX
Chapitre 7 - Partie 1 : LA VILLE AUX CENT CLOCHERS
NOUVELLE PUBLICATION
Chapitre 8 - Partie 1 : SUR LES CÔTES FLEURIES
Chapitre 8 - Partie 2 : SUR LES CÔTES FLEURIES
Chapitre 9 - Partie 1 : IMPAIR ET MANQUE
Chapitre 9 - Partie 2 : IMPAIR ET MANQUE
Chapitre 10 - Partie 1 : LE SANG SUR LES ÉTOILES
Chapitre 10 - Partie 2 : LE SANG SUR LES ÉTOILES
Nouvelles
Chapitre 11 - Partie 1 : DETECTIVES EN JUPON
Chapitre 11 - Partie 2 : DETECTIVES EN JUPON
Chapitre 12 - Partie 1 : LES HOMMES DE L'OMBRE
Chapitre 12 - Partie 2 : LES HOMMES DE L'OMBRE
Chapitre 13 - Partie 1 : UN MONDE DE MENSONGE
Chapitre 13 - Partie 2 : UN MONDE DE MENSONGE
Chapitre 13 - Partie 3 : UN MONDE DE MENSONGE

Chapitre 7 - Partie 2 : LA VILLE AUX CENT CLOCHERS

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By Miss-Laure

La pluie avait repris de plus belle après une courte accalmie, aussi le feu de la cheminée et la chaleur familiale furent pour Alice maintes raison de profiter de ce moment. Le dîner était en soi simple, mais frugal : une soupe accompagnée d'une tartine de terrine, un pot au feu de bœuf et une tarte aux fruits de saison.

Toutefois, la conversation animée suffit à faire oublier l'agitation de ces derniers jours et le long voyage.

Curieusement, Alice n'avait jusqu'alors jamais imaginé une famille à Henry Delhumeau. L'homme semblait sortir d'une grotte où étaient exploités les actes héroïques d'un personnage de la mythologie. Il lui paraissait presque incongru de l'imaginer avec père, mère et une fratrie, plus encore étendu de neveux et nièces en si grand nombre et qui l'avaient accaparés durant tout le repas de leurs questions. A son grand étonnement, Henry fit montre d'une vocation filiale insoupçonnée. Aux interrogations, il répondait avec forts détails et moult petits mots que les enfants prenaient comme plaisanteries obscures. Mais il se montrait avenant, détaché de l'exécrable Henry Delhumeau de Londres. Le français était au contraire aimable, drôle et pince sans rire, attentif à chacun d'entre eux. Janus n'aurait pu avoir meilleur personnification.

Elle surprit plusieurs fois son regard se poser sur elle et Doraleen, comme s'assurant qu'elles tairaient l'existence de cet indélicat personnage jusqu'à omettre ce dont elles étaient témoins au quotidien.

Passé cette curiosité et les enfants enfin amenés à aller se coucher, Alice s'intéressa plus avidement à Petula Delhumeau qui monopolisa l'attention de ses invités. La gironde femme se montrait vivement gaie, indisciplinée, et menteuse.

A ce stade, Alice analysa le personnage avec grande considération, tant cela tenait de la pathologie. Et il n'était pas nécessaire de chercher d'où Henry pouvait tenir ses mauvaises manies avec les faits. La mère était une corne d'abondance dans ce domaine, parlant de tout et de rien, triturant le passé, faisant de lui un flagrant livre noirci d'événements rocambolesques dans lequel elle aimait plonger. Ainsi, Alice découvrit que Petula était vraisemblablement née à Londres où elle revint à l'aube de ses quinze ans. Or, elle se souvenait qu'à leur arrivée, madame Delhumeau avait évoqué son ignorance de la capitale de l'Empire britannique. Un mensonge parmi d'autres ou bien l'imbroglio d'un esprit perturbé par l'âge ?

Considérant plus intensément ses proches, tandis que Petula racontait maintenant comment elle avait servi d'appât dans un obscur complot visant à faire chanceler la monarchie anglaise, elle fut amusée de leur réaction. Henry et Charles trouvaient un même écho en sourcillant maintes fois, quand ils ne l'interrompaient pas pour demander explication ou la contredire, cherchant visiblement à démêler le vrai du faux et complotant sciemment et à l'unisson pour lui faire dire la vérité.

A leur contraire, Achille et Constance se montraient affable, voire laxiste. Preuve étant que certains s'offusquaient de la mythomanie de Petula, quand d'autres en faisaient omission.

Cependant, l'histoire était si riche d'aventure et de détails qu'Alice en construisit sa propre biographie de Petula Delhumeau, se disant que jamais elle ne saurait où étaient les pans de vérité dans ce maelstrom de faits.

Reprenant son analyse, Alice en vint donc à ses déductions. Petula serait donc née à Londres, dans Limehouse, à moins que ce ne fut dans Chelsea, d'un père pasteur puis maraîcher ou tonnelier. Sur ce point, elle pouvait en déduire que l'homme avait exercé ses fonctions dans une vie fait de vicissitudes. Ce qui semblait sûr, c'était que sa mère avait nul emploi et s'était occupée de ses quatre enfants, Petula étant la dernière. Alice en doutait, la faiblesse de l'âge dominant la peur de toute femme, et de Petula Delhumeau plus sûrement, de voir passer les années, elle devait vouloir se rajeunir. Ensuite, elle avait vécu dix ans en Cornouailles. Ses descriptions étaient assez fournies et denses en tout cas pour la persuader qu'elle y avait effectivement séjourné longuement par le passé. A ses quinze ans, elle avait fuit la maison avec un garçon à qui son père refusait sa main. Un garçon de son âge et qui prit dix années de plus au cours de l'histoire. Revenant à Londres, elle se serait détachée de son fiancé pour un homme plus âgé qui lui avait promis fortune. A partir de là, l'histoire de Petula prit une chemin plus incroyable.

Faisant un tri rigoureux et comprenant les sous-entendus qu'appuyaient Henry d'une œillade tantôt accusatrice, tantôt approbatrice, Alice démêla l'écheveau de non-dit et se prêta à croire que tout était l'exacte vérité, à quelques petites fioritures près, tant que l'on ne se penchait pas sur les détails de certaines mésaventures.

En fait de bienfaiteur, son nouvel amant était un finaud qui avait besoin d'une jolie fille pour quelques malversations, ce que Petula présenta comme un homme de bien qu'il lui donna une éducation du grand monde. Plus simplement, elle devint une agile voleuse qui pénétrait les habitations cossues lors de rendez-vous mondain pour délester ses habitants de leurs biens les plus précieux. Pour Petula, elle était une exploratrice du cercle fermé de l'aristocratie, profitant de ce faste dans lequel elle trouva sa place. Mais un jour elle fut témoin d'une conversation attenant à des affaires d'état, comprit Alice d'un léger hochement de tête de Henry et d'un geste de la main mimant le chapardage. Petula Delhumeau avait volé la mauvaise personne : des documents important ? Un objet contenant un message secret ? Alice ne le saurait jamais et quand elle l'interrogea discrètement, Henry qui partageait la concomitance dans le placement de table, celui-ci lui murmura qu'il n'en savait rien non plus.

Toujours est-il qu'elle se retrouva poursuivie par des hommes qui en voulaient à son intégrité et la faire taire ou plus exactement, récupérer les précieux documents. Voilà donc, Petula entraînée dans un affaire liant meurtres, espions, affaires d'état et .... sexe ! Dût-elle donner de sa personne ? Bien qu'elle joua les outragées, sa virginité forcée selon ses dires, Henry souffla assez fortement pour que sa mère lui lança un regard noir et qu'Alice en déduisit sans peine qu'elle ne fut pas si réticente que cela. Petula avait tous les signes d'une séductrice que la jeune femme avait assez longuement étudiés chez Doraleen McFear pour les reconnaître.

Ce fut d'ailleurs lors de cette scabreuse mésaventure, madame étant devenue pour l'occasion une courtisane, ou plutôt selon ses dires, un agent fidèle au Royaume, donnant à la couronne tous les gages de sa loyauté, qu'elle rencontra l'actuel Monsieur Delhumeau son époux, alors lui même un membre actif des services secrets français. Cela l'avait-elle assagie pour autant ?

Alice, rit intérieurement, car visiblement, non. Petula et Achille étaient d'un même sang bouillonnant et malgré la différence de leurs allégeances, ils devinrent partenaires autant dans le confinement de leur nouveau foyer que dans la sauvegarde de la patrie. Et continua un incroyable ballet d'aventures plus fantasques les uns que les autres, racontés en quelques phrases où elle prenait à témoin son mari, seul et unique privilégié à pouvoir concéder ou non le bien fondé de ses propos.

Le dîné se poursuivit ainsi bien au-delà d'une heure raisonnable et ce fut la tête tournoyante d'anecdotes périlleuses et de liqueur de poire que la jeune alla se coucher.

Alice considéra son reflet dans le miroir attenant à la table de toilette. La petite écorchure sur sa joue laissait une petit croûte sèche des plus inesthétique. Elle n'avait qu'une envie : l'arracher. Ou bien était-ce plus le désir d'arracher les yeux de Camille Ferguson qui laissait cette petite colère inhérent aux moindres de ses mouvements. L'alcool aidant, les vieux démons refaisaient surface.

Elle reposa plus fortement que voulu sa brosse à cheveux sur le marbre de la table, attirant l'attention de Doraleen avec qui elle devait partager la chambre le temps de leur séjour à Rouen.

— Vous êtes fâchée ? demanda Doraleen qui se glissait sous les draps du lit avec une indolence curieuse.

Alice considéra au travers du miroir son amie. Ses cheveux défaits, son visage moucheté qui donnait cette impression de candeur ne cachait pas moins la malice de ses yeux bleus.

— Pourquoi le serais-je ? souffla Alice en retirant sa nouvelle robe de chambre d'un velours bleu-roi brodé de fils d'argent des plus indécent pour son porte-monnaie.

Voilà que la manne financière qu'apportait l'héritage de son père la faisait dépensière.

— Menteuse, s'exclama Doraleen.

— Non !

— Si. Allons je le vois bien, ma chère Alice. Vous êtes jalouse et déçue de la grossesse d'Alexandra.

Alice se laissa tomber sur le matelas dur du lit en bois noir qui craqua de mécontentement.

— C'est une si belle nouvelle. Pourquoi ne pas le prendre ainsi ?

— Je sais. Ce n'est pas très louable de ma part. Je devrais être si heureuse de ce bonheur qui s'offre à Ferguson, mais...

— Vous l'aimez, souffla Doraleen en s'approchant d'Alice.

— Non ! Je...

Alice se mordit le doigt pour retenir un aveu bien inutile au regard de la perspicacité de son amie. A quoi bon nier.

— Oui, je l'apprécie. Beaucoup.

— Seulement ?

— Il a des qualités indéniables pour un homme.

— Indéniable oui...Il est virile.

— Séduisant, rectifia Alice.

— Sa voix est sensuelle.

— Agréable.

— Et intelligent avec ça.

— Oui. Très intelligent.

— Bref, il est stimulant.

Alice soupira langoureusement, caressant la courtepointe en dentelle.

— Très. Je veux dire, son intelligence est très stimulante, se reprit-elle piquée par ses aveux.

Doraleen se rapprocha de son amie, scrutant la prunelle de ses yeux.

— Allons, n'avez-vous jamais songé à ses mains sur votre peau ? Ses doigts remontant de long de votre taille, jusqu'à vos...

— Assez !

Alice leva un doigt, mettant fin aux élucubrations licencieuses de son amie qui avait le don de réveiller quelques appétits non assouvis.

— Il n'empêche, se renfrogna Doraleen en s'enfonçant dans ses oreillers. Il faut vous faire à l'idée que Ferguson aime son épouse et qu'ils vont avoir un enfant. Soyez une amie attachée à ce bonheur, souffla-t-elle avec maturité.

— Vous ne...

Alice se mordit la lèvre, une phrase cinglante sur le point de dépasser ses bons sentiments. Doraleen McFear aurait-elle d'aussi belles paroles quand elle prendrait connaissance de l'existence de l'enfant futur de Henry avec Loriane Forster ? La jeune femme redoutait le moment où Doraleen viendrait à l'apprendre. Elle n'imaginait pas la folie furieuse qui risquait de la prendre. Elle vint à se demander s'il n'était pas plus judicieux qu'elle le lui dise maintenant. Pourtant, quelque chose la retint de le faire. D'abord, la peine qu'elle occasionnerait, ensuite, son instinct lui dictait que la chose n'était peut être pas si évidente que cela. Henry ne semblait ni amoureux de la jeune femme, ni totalement affecté de l'arrivée de cet enfant comme tout futur père le serait en ces circonstances accidentelles que l'on soit comblé de bonheur ou fâché de la situation. Il était détaché, quand elle y repensa. Réfléchi, insistant, mais absolument pas concerné.

— Alice ?

La jeune femme se mit sous les draps et le lourd duvet de plumes, sentant la chaleur l'envahir totalement. Dehors, la pluie battait son plein sur les vitres épaisses. De lourds rideaux en soie véritable l'empêchant de profiter du spectacle serein des gouttes.

— Vous avez raison. C'est en vérité une excellente nouvelle. Son bonheur ne peut que me faire plaisir, fit-elle résolue.

— A la bonne heure, Alice. Maintenant si nous parlions de l'intransigeant Charles Delhumeau et de sa candide épouse ? conspira Doraleen en lorgnant sa camarade de lit.

Alice se renfrogna une demie seconde avant de se rapprocher de son amie, enthousiasmée par ce nouveau sujet de conversation.

— Je la trouve soumise, non ?

— Je dirai plutôt réservée.

— Assurément. Mais avez vous remarqué l'attitude de Henry avec elle.

Doraleen ouvrit la bouche toute ronde, ses yeux exorbités d'acquiescement.

— Oui ! Il semble y avoir derrière cela quelques secrets enfouis, pensez-vous ?

— Peut-être bien. Henry n'a-t-il pas fait tourner plus d'une tête ? Quant à Charles, il est à sa façon séduisant... Non. Charismatique pour être plus claire. Il semble détenir une force peu commune qu'il ne veut pas montrer, comme un secret bien gardé. Je suis sûre qu'il réussit tout ce qu'il entreprend. Il suffit de voir sa garnison de petites têtes blonde.

— Un vrai militaire.

— Oui, militaire. Il est si rigide, dit Alice espérant brusquement que son amie ne relèverait pas le sous-entendu.

— De partout pensez-vous, Alice ?

Perdu.

— Doraleen !

La jeune femme rit de son bon mot avant de reprendre d'un ton résolument masculin.

— Il doit réclamer ses devoirs conjugaux à heures fixe. Madame, couchez-vous !

— Garde à vous, sublima Alice.

Les deux amies se lancèrent dans un éclat de rire tel que Henry s'endormit nerveusement au son de ses deux pintades égayées.

__________

L'ombre désincarnée des hautes flèches de la cathédrale de Rouen étendait ses griffes séculaires sur ses visiteurs. Sur une place de pavés, sous un soleil froid, toute la famille Delhumeau et ses visiteurs finissaient leur visite de la ville au pied de ce monument qui avait traversé les âges et connu nombre de fidèles en son sein.

Alice soupira d'aise et de fatigue. Ils étaient partis tôt le matin-même et avaient commencé le long pèlerinage par la visite de la rive gauche de Rouen. Le centre historique de la ville regorgeait de petites ruelles où des maisons moyenâgeuses se serraient les unes contre les autres. Le bois patiné, les petites fenêtres s'ouvraient sur un voyage dans le temps où semblait bien loin la modernité des rues de Londres. Toucher la pierre et les pans de bois c'étaient toucher des siècles d'histoire. Puis ils étaient remontés sur la rive droite en traversant le pont Corneille - appelé autrefois pont Circonflexe de par sa forme - et s'étaient dirigés vers l'ouest en direction des docks. Ils s'arrêtèrent afin de se reposer et profiter d'un copieux pique-nique accompagné du chant des oiseaux et de la vue de la Seine dont les remues auguraient nombre de péril pour le malheureux qui viendrait à tomber dans ses eaux. Des mouettes s'étaient approchées pour grappiller quelques miettes amusant tout le monde, le petit Célestin le premier, se révélant le plus curieux pour tout ce qui touchait au règne animal. Il avait tenté de les approcher avant de les imiter avec le succès escompté. Il avait déclenché un fou rire général, excepté chez son aîné André qui paraissait n'avoir de passion que les livres. C'est d'ailleurs lui qui, durant une bonne partie de leur marche, déclamait comme un guide l'histoire de l'ancienne cité. Il faisait visiblement l'admiration de ses parents et grand-parents. Ses frères et sœurs restaient mitigés devant cette grande intelligence et cette culture qu'ils n'avaient pas atteinte.

Tandis qu'ils longeaient le musée des Beaux-Art qui, selon Petula Delhumeau, recelait des trésors, la jeune femme ne put s'empêcher de noter le regard pesant d'Achille sur sa femme et une certaine convoitise dans la voix de cette dernière. Il devenait de plus en plus évident que le vol était la principale activité que madame Delhumeau avait officié durant sa prime jeunesse et bien au-delà encore.

Mais l'union qui liait cette famille était bien loin de celle qu'Alice avait connu enfant. En aurait-il été autrement si son père avait périt de quelque mal ou accident bien plus tôt ? Seule avec sa mère et son frère aîné, les choses auraient très certainement été différentes. Son frère aurait fini ses études de médecine et elle serait sans nul doute une tante aimante à l'heure actuelle. Peut-être même une mère dévouée.

Elle soupira et lorgna Henry qui portait un regard inexpressif sur la ville qui l'avait vu naître, puis sur Ferguson et Alexandra, enfin sur Doraleen qui se tenait à ses côtés, faisant tournoyer son ombrelle sous les yeux admiratif d'Adèle.

Oui tout aurait été différent. Certainement aussi heureux que cette famille, mais alors, elle n'aurait pas goûté le plaisir de connaître cette liberté accessible à peu de femme. Elle n'aurait jamais pu faire la connaissance de l'exécrable français, de la plus primesautière des amies et moins encore connut l'amour incandescent et réprobateur qu'elle ressentait pour Camille Ferguson.

Elle sourit et concentra toute son attention sur la cathédrale au pied de laquelle ils étaient arrivés sans même qu'elle sut comment. Quel beau voyage elle faisait, découvrant des merveilles d'architecture et d'amour filiale aussi chaotique que fort.

— Et voilà. Je pense que nous vous avons fait visiter l'essentiel de ma ville, s'enorgueillit Achille Delhumeau. Quoique qu'il y encore beaucoup à voir, mais ce qui reste mérite d'être découvert dans le plus grand hasard d'une ballade sans but. Avouez, les anglais, que Rouen vaut bien mieux par ses trésors que votre Londres caché sous des nuages de suie ?

Cette pointe d'orgueil fut accueillie par un petit coup de poing discret de son épouse sur son bras massif.

— Tu dis cela sans être sûr d'y être né. Quel pédant tu fais, mon chéri.

— Tout à fait, confirma Achille en s'appuyant sur ses talons, main dans le dos, tout sourire.

Une attitude typique que lui volait Henry et que ce dernier abandonna sur le champ.

— Roh. Pas de quoi pavoiser, mon ami. Tu reste enfant du tour.

— Tours ? Comme la ville, demanda naïvement le petit dernier de la famille.

Père, mère et les plus âgés réagirent amusés par cette remarque qu'Alice ne comprenait pas. Elle se sentit d'ailleurs moins seule en remarquant que Doraleen, Ferguson et Alexandra affichaient la même perplexité.

Finalement, Henry éclaira les esprits les moins avertis, en anglais, sans se soucier du petit Augustin qui n'obtiendrait pas aujourd'hui le secret de ce mot.

— Mon père est un enfant du tour d'abandon. Jusqu'à il y a encore peu dans Rouen, il était possible aux femmes qui ne pouvaient garder leur nourrisson de les abandonner dans une tour en bois enchâssée à l'hospice général. Une bonne sœur venait récupérer le petit et le déposait chez une nourrice qui en avait certainement dix autres comme lui. Si le petit avait la chance de survivre aux miasmes et à la promiscuité jusqu'à ces sept ans, il était ensuite placé dans un orphelinat. Endroit que mon père a connu jusqu'à ses douze ans avant de s'enfuir vers la capitale pour y trouver sa vie de...

— Fais attention à ce que tu vas dire, Henry Delhumeau, menaça son père d'un doigt.

Henry sourit et s'appuya à son tour sur ses talons, avant de retrouver l'équilibre de sa voûte plantaire.

— ... sa vie d'aventurier.

— Où j'ai connu et travaillé pour le célèbre Vidocq, alors que j'étais gamin.

Pas peu fier, Achille souriait à ses hôtes qui, même issus de l'autre côté de la Manche, connaissaient la légende de cet illustre personnage aventurier qui de bagnard finit comme chef de la Sûreté de Paris.

— C'est qu'il m'en a appris des choses le vieux. Son enseignement m'a bien servi plus tard et c'est grâce à lui si j'ai pris un chemin plus louable que le banditisme.

— Mais comment vous a-t-on donné ce nom, monsieur Delhumeau ? Avez-vous retrouvé vos parents ? demanda Alice très intriguée par ce pan du passé.

— Non, admit le vieil homme qui prit soit de lui répondre dans un anglais charmant. Souvent les parents laissaient une marque, c'est-à-dire un morceau de tissu ou une de carte de jeu, bref, quelque chose qui leur permettraient de récupérer leur enfant si la situation venait à changer. S'agissant de mon cas, mes géniteurs ont laissé une image représentant Achille à la conquête de Troie et au dos, le nom Delhumeau. La bonne sœur a fait preuve d'une logique très pointue pour ce qui fut du choix de mon patronyme à l'état civil.

— Mais « Delhumeau » vous laissait un indice pour retrouver vos parents, s'interrogea à son Doraleen. Vous n'avez jamais cherché à les retrouver ?

Le vieil homme posa son regard sur la jeune femme, les lèvres légèrement pincées. De tout évidence c'était une partie de sa vie dont il faisait rarement mention et il prit son temps pour répondre, cherchant ce qu'il convenait de dire sans que cela ne soulève d'autres questions ou des sentiments pénibles.

— Non. La mère supérieure a bien essayé. Elle m'a raconté qu'elle n'avait trouvé que deux Delhumeau dans la région. Ce n'est pas Normand. L'un était un grabataire en fin de vie et l'autre son fils. Il était en prison où il avait été exécuté quelques semaines suivant ma naissance pour le meurtre de deux roussins dans une rixe de comptoir. S'il fut mon père, je peux comprendre la délicatesse de ma mère. Elle m'a évité une vie bien lourde d'un tel bagage.

— Comme c'est triste, souffla Alice qui se sentit soudainement bien proche du vieil homme.

— Autant dire que je descends d'une belle lignée de bâtardise, lâcha Henry en mirant la cime de la cathédrale.

— Je retiens ce mot, mon garçon, fit la voix caverneuse d'Achille qui posa sur son fils un regard bien moins bienveillant que hargneux.

— Faites donc, père. Il est trop tard pour le martinet.

— Mais je peux encore t'en flanquer une belle.

Henry gloussa pour cacher cette vérité bien sentie.

— Bien, s'exclama Petula en frappant dans ses mains. Il est temps de rentrer. C'est bientôt l'heure du goûter pour les enfants. Et du thé.

L'ambiance devint plus légère et Alice soupesa le regard de Doraleen toute aussi circonspecte de cette dernière rebuffade du français.

La troupe reprit la marche en direction de la rue Martainville, Henry fermant la marche avec Ferguson et Alexandra.

— Est-ce une façon de parler a son père, Henry ?

— Non, mais entre un père qui a fini sous le couperet de la Veuve et une mère qui n'était rien d'autre qu'une fille de joie, le mettant au monde en dehors des liens du mariage pour mourir quelques semaines plus tard de la syphilis, c'est structo sensus ce qu'il est.

—Vous avez enquêté sur sa mère ? s'exclama Alexandra.

Henry se contenta d'opiner du chef.

— Tout de même, le mettre dans l'embarras de la sorte...

— Mon cher Camille, apprenez ceci, mon père n'est dans l'embarras que lorsque ma mère le surprend buvant sa prune en cachette et uniquement dans ce cas-là.

En quelques pas, Henry les devança et rejoignit Alice et Doraleen, prenant plaisir à séparer les deux amies en se plaçant entre elles.

Alexandra soupira.

— Il ne cessera donc jamais ses bravades.

— S'il le faisait, Henry Delhumeau ne serait plus Henry Delhumeau.

— Alexandra ?

Ferguson et son épouse se retournèrent vivement sur la silhouette qui venait de les interpeller.

Un homme, dont les traits fins sous une large chevelure blonde, n'était pas sans rappeler quelques funestes souvenirs. Ferguson sentit sur son bras les doigts de son épouse se refermer un bref instant avec insistance.

— Samuel, vous ici ? s'exclama Alexandra.

— Quel heureux hasard, s'avança l'inconnu qui retira son chapeau pour le tripoter avec insistance après avoir embrasser sur la joue l'épouse de Ferguson.

Un geste bien familier qui réveilla en lui des instincts protecteurs. Pourquoi cet homme le mettait mal à l'aise, alors que son épouse éprouvait visiblement un réel plaisir à cette rencontre.

— Heureux en effet. Cela fait si longtemps, Samuel.

— Oui. Cinq ans que nous ne nous sommes pas vus, depuis le jour de l'enterrement. J'ai entendu dire que vous vous étiez remariée, se ragaillardit le jeune homme qui voulait manifestement chasser de mauvais souvenirs de sa mémoire.

— Oui, sourit grandement Alexandra. Je vous présente d'ailleurs mon époux le professeur Camille Ferguson.

Samuel considéra avec une certaine bienveillance celui qui lui faisait face.

— Camille, je te présente Samuel Kent. C'est le neveu de mon défunt mari.

Alexandra sentit sa voix se perdre dans ces derniers aveux, tandis que Ferguson peina à garder son équilibre. Voilà en quoi les traits de cet homme lui était familiers. Désormais, il reconnaissait au travers des courbes carrées de ce visage et le noir de ces yeux renfoncés le sinistre Sir Reginald Backwell. Celui-là même qui avait fomenté cinq années plus tôt un complot visant à provoquer la rupture d'une paix bien fragile en Indes. Les fondements même de l'Empire auraient été déstabilisés et ce, pour le compte de la Prusse qui se trouvait derrière cette impénétrable affaire, ainsi que Daniel Delhumeau. Reginald Backwell était mort dans l'explosion de l'armurerie de Bombay. Ne subsistait de lui qu'un nom gravé sur une stèle noire et la gloire d'un homme de bien dans des esprits qui ignoraient tout de sa haute trahison envers la couronne. Qu'en était-il de ce Samuel qui ne le quittait pas des yeux, tandis qu'ils se serraient la main.

— Je suis enchanté, professeur. Connaître enfin celui qui a su redonner vie à ma chère tante. Professeur en quoi d'ailleurs ?

— Médecine, parvint à répondre Ferguson mal à l'aise.

— Ah, la médecine, c'était mon deuxième choix d'étude. Fort heureusement, j'ai excellé dans le premier.

— Qui est ? se montra curieux Ferguson.

— L'ingénierie. Je me rends d'ailleurs à un colloque officieux réunissant des scientifiques à Brighton dans quelques jours. Je vais présenter l'avancée de mes travaux sur les moteurs à combustion, mais avant je passe par Deauville pour y travailler un peu plus mes dossiers.

Le cœur de Ferguson manqua un battement tandis qu'il sentit le long de sa colonne parcourir un frisson qui n'annonçait rien de bon.

Son épouse se montra plus joviale à cette annonce.

— Quelle heureuse coïncidence. Nous partons nous-même à Deauville demain.

— Par la malle poste ?

— Non, répondit aussitôt Ferguson, heureux que la veille il fut finalement décidé de prendre le train en raison de l'état d'Alexandra.

— Ah ! Quel dommage. Nous aurions pu converser longuement et nous remémorer maints souvenirs mais j'insiste, je veux que nous dînions tous les trois ensembles. Que diriez-vous d'après demain soir. Je séjourne dans une maison que je loue le temps de mon séjour : La Tourelle, non loin de l'hôtel Normandie.

— C'est là que nous séjournerons.

— Fort heureusement. C'est le meilleur et le plus respectable des hôtels de cette charmante petite ville. Eh bien, à dans deux jours, alors. Disons à 20 heures ?

— Parfait, accorda Alexandra.

Ferguson se contenta d'acquiescer et de laisser Samuel Kent présenter ses derniers hommages avant de repartir d'un pas nonchalant par la rue du Gros-Horloge.

Le couple laissa une longue minutes agrémenter le silence et l'insolite de cette rencontre avant qu'Alexandra ne prenne la parole.

— Bien. J'espère que tu ne m'en veux pas d'avoir accepter cette invitation ?

— Nullement, mais est-ce bien raisonnable de dîner avec le neveu de ton mari qui a essayé de me tuer.

Alexandra se mordit la lèvre inférieure.

— Allons, Samuel n'a jamais montré la moindre animosité à la suite du décès de son oncle. Ils entretenaient tous deux des rapports houleux et Samuel a toujours montré son désaccord avec les idées coloniales et ambitieuses de son oncle. Je crois qu'il sais pertinemment ce qu'il s'est passé en Inde et qu'il lui en a voulut de trahir de la sorte la Couronne.

— Si tu le dis.

Alexandra s'approcha de la bouche de son époux et y déposa un fugace baisé qui passa inaperçu aux yeux des visiteurs et des autochtones qui se massaient sur la place de la cathédrale.

— Je te le dis.

Bras dessus-dessous, les couples reprit la marche, attendu plus loin par la famille Delhumeau et un Henry circonspect. Visiblement, il n'avait rien manqué de leur échange avec Samuel Kent.

__________

Henry referma la porte de sa chambre étouffant les cris joyeux de ses neveux et nièces ragaillardis par les pâtisseries et le cacao chaud de leur goûter. Sa main droite resta appuyée sur le bois peint d'un rouge criard. Son corps raidit, il se remémorait sans cesse les inquiétudes de Ferguson quant à leur rencontre avec Samuel Kent. Une rencontre fortuite pouvait être envisageable, mais l'homme, par expérience, savait que les coïncidences de la vie pouvaient apporter des hasards malheureux que l'on aurait jamais souhaité connaître. Ses doigts tambourinèrent la porte avant qu'en quelques pas il sortit de son sac de voyage une serviette de cuir noir marquée de ses initiales. Une vieille chose qui avait autant voyagé que lui et dans laquelle il y mettait ses affaires en instances. Il fourragea dans la serviette et en extirpa une série de photographies qu'il étala sur son lit. C'étaient les épreuves que Pope lui avait remises dans le train. Les reproductions des divers articles de presse trouvés au 67 Exeter Street. Sans peine, il trouva de suite celui qui l'intéressait. L'article d'un magazine scientifique américain sur les avancées dans l'automobile. En médaillon, la photographie de Samuel Kent nommé dans l'article comme un des plus grand génie de son temps et l'un des plus en avance sur la recherche dans la motorisation. Le monde de demain.

— Qu'est-ce que ça signifie ? souffla Henry persuadé que quelque chose de grave se préparait.

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Daniel Delhumeau soupira en posant son verre de vin. Le ventre plein, presque rompu par la bonne chair, il jeta un bref regard sur l'intérieur de son hôte. La maison était joliment aménagée, mais les murs blancs et les poutres vernies qui traçaient de larges veines étaient aussi cruelles que les meubles normands qui la composait. Tout ne faisait que lui rappeler les fissures de son enfance.

Les premières années de sa vie passée à Rouen avaient été à ses yeux les meilleures de son existence. Partir vivre à Lyon avait été un déchirement dont ses parents n'avaient pas dû avoir conscience. Tout ses amis de rue, ses courses sur les pavés détrempés, ses culottes mouillées de pluie avaient fondé un mur d'image nostalgique. Puis son frère et sa sœur étaient arrivés en même temps dans la chambre parentale. Les jumeaux avaient chamboulé sa tranquille vie. Ils n'étaient plus le centre d'intérêt. Était-ce leur faute s'ils avaient tout cinq quitté la Normandie un an après leur naissance ?

Daniel sourit de cette pensée puérile et soudain, son oreille réveilla sa conscience, les paroles de son hôte finissant sa phrase balayant en lui ce bref instant de nostalgie.

— .... là, de fait, une découverte intéressante mais qui à mon sens, si elle apporte une avancée, n'est pas totalement essentielle.

— Je serais d'emblée d'accord avec vous, mais seulement si je peux avoir comparaison, monsieur Ferdinand Ono-Dit-Biot.

Le dit Ferdinand poussa un rire tonitruant, son menton se révélant double. L'homme était dans la cinquantaine vivante d'une existence de bourgeois bien nourri. Le visage rond, les joues rouges, les favoris aussi blancs que sa chemise, la calvitie très prononcée lui donnait des airs de monsieur tout le monde. Mais Daniel voyait toute l'intelligence de ce génie méconnu. Une petite source qui viendrait grossir le fleuve de ses plans. Daniel sourit à son tour, en bon invité, en levant son verre, continuant de jouer la mascarade du mécène qui n'avait que pour les progrès de la science un amour dévoué. En réalité, Daniel bouillonnait d'un appétit féroce.

Monsieur Ferdinand Ono-Dit-Biot se leva en petit bonhomme à la panse grasse. Daniel en fit de même, voyant ce pourquoi il avait supporté ce repas copieux enfin se réaliser.

— Ma foi, vous n'êtes pas venus que pour profiter de ma bonne table. Allons dans mon atelier en attendant que ma bonne amène la tarte et une liqueur de prune. Vous m'en direz des nouvelles, monsieur Beauvoisine... Ah, Beauvoisine. Vous portez le même nom que l'un des quartiers de cette ville, s'exclama soudainement le petit homme en rigolant de sa bonne trouvaille.

Daniel s'en amusa, la coïncidence n'ayant rien du hasard. Il était né et avait grandi dans cette rue même. Comme il était facile de pêcher dans le passé les petits poissons du présent.

Il entendit dans son dos Reynald se lever. Durant tout le repas, son homme de main avait été silencieusement renfoncé dans un fauteuil près de la cheminée. Il lui demanda d'un regard ce qu'il devait faire. Mais ce fut l'affable monsieur Ono-Dit-Biot qui lui commanda.

— Restez mon garçon et profitez du bon feu. Votre maître et moi avons à parler affaires.

— Tout à fait, acquiesça Daniel en invitant Reynald à se rasseoir.

Reynald Janssens se rassit sans un bruit. Il aimait tant voir le feu danser dans l'âtre.

Suivant monsieur Ono-Dit-Biot, Daniel se montra attentif à tout ce qu'il pérorait. Un génie trouvant un creuset dans lequel jeter tout sa science ne se tarissait jamais de divulguer toutes ses connaissances.

— ... Bref l'émulsion n'était pas concluante. J'ai donc repris mes travaux en m'inspirant des dernières recherches de James Clerk Maxwell sur l'emploi de filtres et j'ai trouvé. Mais voyez par vous même.

Non sans une certaine théâtralité, monsieur Ferdinand Ono-Dit-Biot invita son mécène à pénétrer dans son atelier. Une pièce sous pente située au dernier étage de sa maison. Vaste chambre noire où le parquet craquait par endroit, supportant un bric-à-brac de caisses contenant des solutions diverses, des tables de bois recouvertes de plaques, de cartons contenant du papier coloré et des appareils photos. Les belles poutres apparentes ne servaient ici que des enfilades de ficelles où étaient accrochées des épreuves. En plus de faire partie des pionniers de la photographie, Daniel reconnut en Ferdinand Ono-Dit-Biot un certain talent pour capter ce qui faisait d'une simple photographie, une belle toile sur un instant T. Mais ce qu'il y avait de plus captivant dans ces photos n'était pas seulement leur beauté esthétique, de paysages ou de femmes servant de modèles, mais la couleur. Il avait par le passé déjà vu quelques épreuves que l'on avait tenté de coloriser avec de la peinture, dans un moindre succès. Seuls quelques passionnés s'étaient lancés dans la recherche d'une composition qui permettrait de faire non plus ces photographie aux multiples nuances de gris ou de sépia, mais des épreuves couleurs. Daniel les avait tous rencontrés, mais le dernier en date était, et de très loin, l'unique détenteur du Saint Graal de la photographie.

— Regardez ces photos, s'émerveilla lui même Ferdinand Ono-Dit-Biot en montrant le portrait d'une belle femme s'adonnant à quelques grivoises positions. Dénudée par endroits, on distinguait clairement le bleu de son corset, le blanc terne de sa sous chemise et le rose frais de sa chair. Ses boucles brunes tombant en cascade, elle avait des yeux d'un vert que Daniel trouva fort troublant. Les couleurs captaient le réel de cette femme comme si elle s'était ainsi présentée sous sa vue. Mais elle n'était que figée sur un papier épais.

— Alors ?

Daniel ne trouva pas de mot et à son silence, Ferdinand l'abreuva de photographies représentant la campagne environnante, les rues de Rouen et même la mer, dont tous les camaïeux de bleus, de verts et d'écume fondant sur une bande de galets, était fidèle au réel.

— Avouez que j'y suis. Trois ans de recherche, mais je tiens enfin le secret de la photographie en couleurs.

— C'est incroyable, souffla Daniel incapable de retenir son émerveillement.

— Comprenez-vous tout le potentiel de cette découverte, monsieur Beauvoisine ?

Daniel en voyait effectivement tout ce qu'il pouvait en tirer, tant sur le plan personnel que mondial. Une telle découverte lui permettrait d'effectuer une copie des plus grandes œuvres d'art. Les bénéfices en seraient presque incalculables. Une telle découverte serait stratégique pour les grands États qui ne cessaient d'espionner leurs voisins par le petit bout de la lorgnette. Une telle découverte apporterait des fruits divins. Une telle découverte devait rester secrète et sienne.

Il reposa les photos sur une table qu'il considéra tour à tour avant de rompre enfin ce silence qui mettait monsieur Ferdinand Ono-Dit-Biot au supplice.

— Monsieur, vous êtes un génie. Je ne regrette pas d'avoir soutenu financièrement vos travaux. Dans combien de temps votre formule sera prête ?

Ferdinand Ono-Dit-Biot, s'il avait pu danser la gigue l'aurait certainement fait. Il se contenta de trépigner des pieds et se jeta sur un coffre en métal en de grandes enjambées.

— Ah ça ! Ma formule est pour ainsi dire achevée. Il ne reste que quelques améliorations à faire. Mais voyez par vous mêmes. Comblé et rassuré par l'enthousiasme de son mécène, le petit bonhomme sortit du coffre un livre de cuir si usagé que la première de couverture ne tenait plus qu'a quelques fils.

Une gestation de trois ans noircissait le papier. Sur des pages et des pages s'étalaient des formules, des dessins et de long paragraphes d'études. Un don à la science d'une portée incroyable.

— Rassurez-moi mon ami, fit soudain avec gravité Daniel, jouant toujours son rôle jusqu'au boutisme. Vous avez fait breveter vos travaux ?

— Non.

— Non ? s'exclama inquiet le mécène.

— Non, mais je me rends de ce pas demain à Paris pour les faire enregistrer, rassura Ferdinand Ono-Dit-Biot.

— Bien.

— Oui. Et ensuite je vous retrouve pour le colloque. Qu'il me tarde d'échanger avec mes confrères de mes avancées. Pas un ne devrait se targuer d'être aussi près du but que moi. Ah ça non. Foi de Ferdinand Ono-Dit-Biot.

Daniel vit Monsieur Ono-Dit-Biot reprendre son gros livre. En une fraction de seconde, le charmant mécène redevint ce diable assoiffé de conquête. Il attrapa un chandelier de bronze posé sur la table et frappa d'un coup franc sur l'occiput de son hôte. Le petit bonhomme, qui avait tant de rêves et de richesses à ne plus savoir quoi en penser l'instant d'avant, ne vit plus rien que le noir et s'affala de tout son long sur le sol.

Le souffle régulier mais fort, Daniel s'approcha du corps étendu et donna deux autres coups qui fendirent le crâne de l'infortuné. Son génie resterait un secret dans les méandres de l'histoire et ses précieuses découvertes une manne dont Daniel escomptait profiter jusqu'à la lie.

Il se releva, contemplant longuement le sang jaillir de la plaie par saccade et se répandre sur la parquet, puis il jeta un regard atone sur l'atelier qui regorgeait de merveilles.

Un léger frison le parcourut. Ses yeux venaient de tomber sur la silhouette replète d'Odette, la bonne du regretté Ferdinand Ono-dit-Biot. Sans conteste témoin de l'implacable maladie de Daniel Delhumeau, sa bouche rose était grande ouverte sur un hurlement muet qui ne parvenait pas à s'extérioriser. Un témoin gênant qui réclamait une réaction immédiate.

Daniel soupira, il n'avait de toute façon pas vraiment fait cas de la jeune fille en pénétrant la demeure, si ce n'était qu'il lui avait trouvé quelque chose de touchant dans le visage et dans sa façon de l'accueillir d'un sourire généreux. Mais il s'était depuis longtemps mis en accord avec sa conscience que moins les langues se délieraient sur son chemin, moins les ennuis pointeraient. D'un pas calme qui semblait presque rassurant, il s'approcha de la jeune fille à la longue natte brune qui soudainement prit contre elle le bas de ses jupes pour les porter à sa poitrine inexistante. Un rempart bien inutile, autant que sa tête dodelinant de gauche à droite, suppliant de ne pas être la suivante.

— Je ne dirais rien monsieur, parvint-elle à murmurer entre deux hoquets.

Mais Daniel savait qu'elle parlerait. La peur passée, son allégeance pour le défunt clerc de notaire supplanterait sa faible promesse.

— Pitié...

Comme le son de sa voix était aigrelette. Comme son corps était petit et ses os fragiles sous ses mains. Elle se débâtit, mais il ne lui fallut que cette fraction de seconde et une bonne prise pour qu'un craquement sonne le glas d'une jeune vie de labeur. La nuque rompue, la tête pendit mollement sur la chair. Ses yeux marron ouverts, Odette contemplait le plafond ou bien jetait-elle sur Daniel l'opprobre de son geste criminel.

Il la considéra un long moment avant de la porter dans ses bras et de la déposer soigneusement sur un petit divan où Ferdinand Ono-Dit-Biot devait parfois s'étendre après des heures de développement. Elle devait avoir moins de vingt-cinq ans et sa vie s'était arrêtée nette parce qu'il en avait décidé ainsi. Daniel ne ressentit ni remord, ni tristesse, ni quelqu'autres sentiments. Fermant les paupières de la jeune fille, il se demanda même comment le genre humain pouvait s'affubler ainsi d'autant de sentiments qui les liaient à leur miséreuse condition. Ne voyaient-ils pas la liberté que conférait le dénuement perpétuel d'émotions ? C'était un bienfait. Il n'avait aucun regret, agissait comme bon lui semblait et trouvait toute sortes de solutions à toutes sortes de problèmes. Car aucune chaîne telle que la morale, la bienséance, ou l'amour ne venait retenir ses actes.

Tout de même, elle était bien jeune cette petite Odette.

Avec nonchalance, Daniel quitta la vue du corps de la petite bonne et s'approcha d'une des caisses dont il extirpa une des bouteilles. Il la soupesa un moment, s'amusant du liquide ballotté dans le verre brun. L'étiquette était affublée d'un symbole avertissant de sa dangerosité.

— Comme il est risqué d'avoir en sa possession de pareils produits, monsieur Ono-dit-Biot. C'est à manipuler avec précaution, un accident est si vite arrivé.

Nonchalamment, Daniel la déposa sur le rebord de la table et d'un geste ample la fit tomber sur le sol. Elle se brisa et répandit sur le parquet le contenu de son cœur de verre non loin du cadavre. Avec autant d'impassibilité, il sortit de la poche de sa veste un paquet d'allumette et en gratta une sur la tranche. Le petite flamme jaillit et Daniel la considéra un moment avant d'allumer la bougie qui se trouvait encore sur le bougeoir ensanglanté. La mèche s'illumina. Bref instant de sérénité pour cette flamme qui devint un feu puissant quand Daniel fit choir à son tour le chandelier dans la flaque.

Les flammes s'élevèrent comme jaillissant de la bouche des enfers. Daniel prit le carnet de recherches de monsieur Ono-dit-Biot et quitta l'atelier qui se consumait avec vivacité. Bientôt il ne resterait plus rien de ce lieu où le génie avait flamboyé. 

___________________

Et c'est ainsi que s'achève cette saison des aventures de Delhumeau&Co. Alors oui, le tome 2 ne s'arrête pas là, mais nous, on va prendre quelques vacances, avancer sur les prochains chapitres. Il nous reste encore quelques chapitres d'avance, mais on avoue, on a trouvé ça bien de couper là en plein drame. Ne nous remerciez pas, remerciez Daniel et son sens du spectacle. 

J'espère que ça vous plait jusque-là et on se retrouve à la rentrée pour une saison 2 toujours plus rocambolesque. Il va y avoir Deauville, du casino, un cirque, des morts, du drame, de la passion et du flirt.

Bonnes vacances, prenez bien soin de vous, de vos proches, reposez-vous et à bientôt. 

Sandra & Laure

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