66 Exeter Street, tome 3 : Le...

By Miss-Laure

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Par Sandra ( @Miss-Vain ) & Laure Tome 3 des aventures de Doraleen McFear, Alice Appletown, Camille Ferguson... More

Présentation
Résumé du tome 1 (spoilant)
Chapitre 1 - Partie 1 : DANS LES AIRS ET SUR TERRE
Chapitre 1 - Partie 2 : DANS LES AIRS ET SUR TERRE
Chapitre 2, Partie 1 : RED SKIRT
Chapitre 2 - Partie 2 : RED SKIRT
Chapitre 3 - Partie 1 : LES LARMES DU CIEL
Chapitre 3 - Partie 2 : LES LARMES DU CIEL
Chapitre 4 - Partie 1 : VÉRITÉ OU MENSONGE
Chapitre 4 - Partie 2 : VÉRITÉ OU MENSONGE
Chapitre 5 - Partie 1 : LE DÉSHABILLÉ LILAS
Chapitre 5 - Partie 2 : LE DÉSHABILLÉ LILAS
Chapitre 6 - Partie 1 : PAR MONTS ET PAR VAUX
Chapitre 6 - Partie 3 : PAR MONTS ET PAR VAUX
Chapitre 7 - Partie 1 : LA VILLE AUX CENT CLOCHERS
Chapitre 7 - Partie 2 : LA VILLE AUX CENT CLOCHERS
NOUVELLE PUBLICATION
Chapitre 8 - Partie 1 : SUR LES CÔTES FLEURIES
Chapitre 8 - Partie 2 : SUR LES CÔTES FLEURIES
Chapitre 9 - Partie 1 : IMPAIR ET MANQUE
Chapitre 9 - Partie 2 : IMPAIR ET MANQUE
Chapitre 10 - Partie 1 : LE SANG SUR LES ÉTOILES
Chapitre 10 - Partie 2 : LE SANG SUR LES ÉTOILES
Nouvelles
Chapitre 11 - Partie 1 : DETECTIVES EN JUPON
Chapitre 11 - Partie 2 : DETECTIVES EN JUPON
Chapitre 12 - Partie 1 : LES HOMMES DE L'OMBRE
Chapitre 12 - Partie 2 : LES HOMMES DE L'OMBRE
Chapitre 13 - Partie 1 : UN MONDE DE MENSONGE
Chapitre 13 - Partie 2 : UN MONDE DE MENSONGE
Chapitre 13 - Partie 3 : UN MONDE DE MENSONGE

Chapitre 6 - Partie 2 : PAR MONTS ET PAR VAUX

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By Miss-Laure

Charing Cross station était à la fois imposante et étriquée. Sa façade brute, décorée dans un pur style de la renaissance française, avait été inspirée de modernisme par son architecte avec son hangar vitré et de ses six voies dominées par un toit fait de voûtes en fer-forgé.

Dans le grand hall, la foule était plus importante que les compagnons de voyage ne l'auraient supposé. Delhumeau avait pourtant bien prévenu que la densification de la populace se faisait grande à cette heure du matin.

Il était devenu de plus en plus fréquent que même des gens de bonne famille s'installent aux abords de la capitale, non pas par soucis de loyer, mais pour échapper aux chapes de fumées nauséabondes qui noircissaient Londres. Ils cherchaient ainsi la verdure de la proche campagne londonienne et son air pur.

Toutefois, on avait difficulté à imaginer qu'autant de monde pouvaient prendre fait et cause à cette initiative, rendant la traversée du vaste hall de gare relativement difficile.

Regroupés au pied du wagon, Delhumeau s'amusait de voir les agents et Pope s'affairer dans leur cabine cherchant quelconque bombe. Ce n'était en soi pas inutile. Daniel avait, par le passé, déjà employé ce type d'engin explosif pour commettre des attentats qu'on ne pouvait pas indéniablement et intégralement lui imputer, ce dernier prenant toujours soin de ne pas laisser de preuve dans son sillage, moins encore de témoin. Mais Henry Delhumeau reconnaissait la patte de son frère et savait toujours quand il fallait prendre un fait, un accident somme toute malheureux, comme étant de son œuvre.

Il savait qu'en la circonstance, il n'avait rien à craindre, ni lui ni ses compagnons. Tant qu'il se trouverait dans la même pièce que ses amis, ceux-ci seraient de sorte protégés de la moindre tentative de meurtre à leur encontre. Mais l'aura ne faisait pas tout et le français restait sensible à tout ce qui l'entourait.

Un train venant d'entrer en gare déversa son flot de voyageurs matinaux sur le même quai où ils se trouvaient.

— C'est bon ! Vous pouvez monter, affirma Pope.

— Ravi que le service secret anglais soit si prompt à son devoir, lança Alice à l'agent Pope.

Celui-ci sourit encore en peine de sa bêtise et laissa descendre deux des trois auxiliaires qui l'avaient aidé dans sa fouille minutieuse.

L'un deux, un homme à la moustache très fournie, la regarda de biais et la salua d'un revers de chapeau affublant sa politesse d'un mademoiselle bien français.

La jeune femme arqua un regard sur Delhumeau qui se crispa pour cacher son amusement, là où Pope offrit une réponse plus flagrante, mais tout autant sarcastique.

— Vous voyez, nos deux pays travaillent en bonne intelligence.

Alice inspira et parvint à dégager un visage dépourvu de toute affection.

— Bien sûr. Mais comme vous me l'avez fait remarquer, je manque d'intelligence, monsieur Pope.

Alice n'attendit pas sa réponse et monta la première dans le compartiment que Henry avait réservé.

— Ce n'est pas ce que...

Déconcerté, Pope regarda ses pieds et ne broncha pas quand Ferguson lui attribua une tape qui se voulait amicale, mais qui ne l'était en rien. Il commençait à aimer cet écossais et s'amusait cependant de la répartie de la jeune femme.

— N'y voyez rien de personnel, mon garçon.

Pope sentit le feu lui monter au joues de se voir ainsi régressé au rang d'enfant, quand il venait de fêter ses vingt-six ans. Mais, ayant appris la mesure, il se contenta de serrer les dents et de regarder le docteur aider son épouse à s'installer. Il considéra le cœur léger cette masse de jupons bleus clairs auréolant ce visage gracieux. Toutes les femmes gravitant autour de Delhumeau étaient belles. A quoi cela tenait-il ? Les attirait-il à lui comme un aimant, ou bien était-ce au contraire lui qui n'était qu'un astre tournoyant autour de ces beautés ?

Il en était à se poser la question, en considérant le français, quand il remarqua combien ses traits s'étaient parés d'un masque sombre. Delhumeau ne riait pas, ne s'amusait pas des taquineries de ses deux associés et ne sembla même pas sur le point d'y ajouter cette verve dont il était si célèbre et dont il avait été victime sur le trottoir du 66. Il était au contraire statufié, son regard portant au loin, en direction des abords du quai.

Pope suivit son regard et trouva au milieu des visages anonymes un qui l'était bien moins. L'homme leur faisait dos, le col paletot remonté sur son cou, il ne cherchait pas à dissimuler ses traits, les considérant avec culot, ses yeux limpides les toisant avec impatience.

Le cœur de Pope frappa dans sa poitrine et dans un même élan que Henry, se mit à courir dans cette direction.

— Restez ici, eut-il le temps de hurler à l'un de ses hommes.

— Que se passe-t-il ? quémanda aussitôt Alice.

Alexandra se redressa à son tour et toutes deux dévisagèrent Ferguson qui venait de monter sur un banc non loin de là, prenant de la hauteur.

Il voyaient son ami et l'agent secret se perdre à leur tour dans la foule. Toutefois, l'agitation dans le hall de gare fut telle, qu'il compris sans peine que Delhumeau et Pope poursuivaient quelqu'un dont il eut soudainement la vision. Une silhouette élancée qui sauta par-dessus un parapet avec agilité, disparaissant derrière une locomotive en transit. Delhumeau en fit de même quelques secondes plus tard, suivit de Pope.

Ne les voyant plus. Ferguson oscillait entre appréhension et excitation, voulant à son tour se précipiter dans la chasse. Mais la présence des femmes quémandait qu'il resta maître de lui.

— Camille ?

— Où est Henry ?

— Je ne sais pas. Restez à l'intérieur. Doraleen, montez, ordonna-t-il en sautant du banc.

Brutalement, Ferguson perçut l'absence de la jeune femme et n'eut que le temps d'apercevoir ses jupes disparaître entre deux bagagistes. Il se précipita à sa suite, fulminant contre lui-même.

— Camille ! hurlèrent Alice et Alexandra.

Si le désir des deux femmes de descendre du compartiment fut instinctif, les deux hommes des services secrets, qu'il fut français ou britannique, les empêchèrent en se postant devant la porte.

— Laissez-nous passer, ordonna Alexandra avec aplomb, avant même qu'Alice n'ait eu le temps d'émettre la même semonce.

— Non. Désolé, mesdames. Les ordres sont les ordres.

Sans autre forme de procès, l'agent referma la porte du compartiment.

Coupées du monde, les deux jeunes femmes se retournèrent, ayant la même idée de passer par le couloir du wagon, mais leur retraite fut tout autant surveillée par un homme grand et svelte qui, la main dans la veste, n'offrait aucune perspective heureuse d'évasion.

— Mince, lâcha Alexandra, tandis qu'Alice laissa échapper un juron plus ordurier, accompagné d'un coup de pied dans la banquette.

Le son distordant de la foule était plus intense alors que l'accompagnait le sifflement d'un train qui arrivait en gare. Il ne fut pas difficile pour Ferguson de rattraper Doraleen qui venait de s'arrêter au bord d'un quai qui suppléait le leur de deux voies. Avec vivacité et inquiétude, il l'agrippa et la fit se retourner. Son visage était rouge de confusion, ses yeux dansaient en tout sens, cherchant encore ce que Delhumeau et Pope avaient pris en chasse. Sous ses doigts, il pouvait sentir des tremblements incontrôlables.

— Miss McFear...

— Je l'ai vu docteur. C'était Daniel !

— Quoi ?

Ainsi donc son intuition était la bonne. C'était bien Daniel Delhumeau dans cette silhouette qu'il avait aperçue au loin.

— Mon dieu ! Henry, je l'ai perdu.

Le sifflement se rapprocha, et le grondement parut plus perceptible pour Ferguson, tandis qu'il ramena contre lui la jeune femme, cherchant à son tour en tout sens ce frère dont il ne connaissait que ce que le français lui en avait conté. Mais il ne trouva personne lui ressembler dans la foule et moins encore trace de Henry et de Pope.

— Ne restons pas là, miss McFear, fit-il avec prudence.

— Oui, acquiesça-t-elle avec résolution.

Bousculés par une silhouette, ils reculèrent aux abords du quai, alors qu'entrait dans sa traverse une nouvelle correspondance.

— Bonjour, professeur...

La voix ne fut que l'écho du choc qui suivit. Ferguson fut poussé par une force devant laquelle il resta impuissant. Emporté, il se sentit tomber dans un précipice pour percuter la caillasse et le métal.

Il perçut le cri de Doraleen, le sifflement du train qui se rapprochait. Étourdi par la chute, le corps douloureux, la vue brouillée, il entendait autour de lui des hurlements stridents, ceux d'une terreur soudaine qui prenait toute une foule. Ferguson gisait à demi-conscient sur le bout de quai, à même les rails de la voie dans laquelle la correspondance s'engageait.

— Docteur !

Doraleen n'avait eu que le temps de voir une main, un corps massif, se saisir de son compagnon et le précipiter sur la voie. La tête du docteur avait durement heurté la zone de contact. Tremblante, elle voyait la locomotive arriver. Un tel monstre de fer ne pouvait pas s'arrêter ainsi, même si il avait déjà amorcé son freinage.

Voyant que le docteur ne parvenait pas à se relever seul, la jeune femme sauta sur la voie avec cette agilité qui lui avait promis un destin de grande danseuse. Elle sentit à peine la vibration du saut se répercuter dans ses jambes qu'elle découvrait de façon éhontée pour ne pas être gênée dans ses mouvements.

— Docteur, réitéra-t-elle en l'aidant à se redresser.

Mais la chute avait été bien trop rude et Ferguson peinait seulement à se maintenir assis.

Des badauds s'étaient rassemblés et les hommes les incitaient à remonter sur le quai et les femmes manquaient de perdre connaissance, à grand renfort de cris stridents.

— A l'aide ! cria-t-elle, consciente qu'elle ne parviendrait pas à le relever seule.

Trois cheminots se jetèrent à leur tour dans le gouffre et soulevèrent Ferguson avec rudesse, mais efficacité. Sans difficulté, ils le hissèrent et le remontèrent, tendant leur main pour aider Doraleen à en faire de même.

Mais Doraleen se retourna apercevant la canne du professeur. C'était plus un élément d'apparat qu'un accessoire utile pour la marche, mais elle avait compris combien l'objet faisait parti de l'homme et combien elle lui était précieuse par son histoire. Sans réfléchir elle se baissa pour la ramasser, sentant l'air se soulever à l'approche du train qui n'était plus qu'à quelques mètres de son visage et sifflait avec plus d'énergie. La peur l'étreignit, mais elle se précipita sur la première main que son regard croisa. D'autres membres l'empoignèrent par toutes les entournures de sa personne et la soulevèrent comme un fétu de paille à l'instant où la locomotive passa dans son dos.

La vapeur souleva ses jupons et ses boucles soyeuses. Le souffle court, Doraleen posa sa tête contre le torse de son sauveur et ne s'aperçut qu'il s'agissait de Henry Delhumeau qu'après avoir émergé de sa torpeur du dernier sifflement du train qui stoppait sa course.

Le réconfort de ses bras pallia à tout besoin de s'en défaire. Mais en quelques secondes, l'anxiété se joua de ce contentement et ni l'un ni l'autre ne profita plus longtemps de l'instant.

Doraleen et Henry se précipitèrent auprès d'un Ferguson qui reprenait peu à peu connaissance aux pieds de Pope.

— Que se passe-t-il ?

Enfermé dans le compartiment feutré de rouge, les sons du dehors ne leur revenaient qu'étouffés. Mais les deux jeunes femmes avaient entendu les cris, Vu la foule se former en un troupeau disparate. Elles percevaient la tension et voyaient d'autres gens accourir, alertés par un accident. Un train venant d'entrer en gare sur cette voie, elles n'osaient imaginer que quelqu'un ait pu mourir de si horrible façon.

Alice avait envie de frapper la porte, de bousculer les agents qui faisaient le planton et de voir ce qu'il en était. Où se trouvait Delhumeau, Ferguson, Doraleen... et Pope ? Elle s'inquiéta tout autant pour cet inconnu que pour ses amis, avec une insolence aussi présente que s'il s'était trouvé à ses côtés. Alice se mordit les lèvres, cherchant à détailler la foule qui grossissait plus encore. Quand brutalement, elle vit Alexandra se jeter à la fenêtre opposée du compartiment, ses mains plaquées sur la vitre, observant en direction de la sortie de gare et ses boyaux de métal.

— Mon dieu, c'est lui !

Alice se précipita et regarda en tout sens, cherchant à décrypter ce qui avait si soudainement accaparé l'intérêt de sa compagne d'infortune.

— Qui ?

— L'homme qui porte le paletot noir.

Alice remarqua aussitôt la silhouette qui n'était qu'à quelques mètres d'elle et qui allait dans le sens contraire de la marée humaine, à la discrétion des deux agents qui ne semblaient pas remarquer toute l'importance qu'il avait pour Alexandra. Elle ne percevait pas son visage, mais pouvait le voir jeter par-dessus son épaule des regards comme craignant d'être suivi.

Devant l'incrédulité d'Alice, Alexandra se mit en devoir d'insister, comprenant qu'elle était seule à connaître l'importance du personnage.

— C'est lui, Alice. C'est Daniel Delhumeau !

— Quoi ?

La jeune femme se pressa plus encore sur la vitre, cherchant à détailler au mieux l'homme qui devenait difficile à percevoir par cet angle. Alice n'avait jamais vu le frère de Henry. Pas une photo, pas sans un déguisement si parfait qu'elle n'avait de souvenir de lui que celui du directeur du Regency Hotel. Avec une soif accrue, elle regarda à nouveau en direction de l'homme, mais celui-ci n'était plus qu'une silhouette parmi d'autre, ses cheveux châtains foncés, courts, balayés par une bise fraîche. Tout juste remarqua-t-elle sa silhouette grande et svelte, si semblable à celle de Henry, tant dans ses proportions saillantes que dans sa façon de se mouvoir, avant qu'il ne disparaisse en empruntant le chemin des voies.

Cet homme dont elle ne connaissait rien mais dont la peur silencieuse de Doraleen et la douleur tout aussi muette de son employeur en disait tant, serait aujourd'hui encore un mystère.

_________

Le train avait démarré sa lente progression à la sortie de Charing Cross Station, dont la foule s'était éparpillée après l'incident. Un départ qui aurait dû égailler Delhumeau, des mois qu'il préparait ce voyage et s'en faisait une joie. Mais ce dernier restait encré dans ce qui venait de se passer, jusqu'à en oublier les retrouvailles prochaines.

C'était une toute autre réunion de famille qui avait eue lieu. Daniel avait été là. A quelques mètres de lui. Et par sa malice, il lui avait échappé. Delhumeau savait pouvoir aisément s'accommoder de cette défaite, mais la menace qui avait pesé sur Ferguson le marquait plus que tout. Son ami, son plus fidèle compagnon après Petitpont, avait failli mourir sur cette voie. Cette perte l'aurait laissé seul et brisé, sans savoir comment devenir un soutien pour Alexandra.

Il s'en était fallu de peu et il admirait Doraleen et sa folie, allant risquer sa propre vie pour le sauver.

Pourtant, Ferguson et Doraleen avaient imperturbablement témoigné d'un banal accident. Y croyaient-ils vraiment ? Ou bien cherchaient-ils à le rasséréner de ce mensonge éhonté ?

Le français ne le savait pas. Mais à voir leurs deux visages dans ce compartiment vide où ils les avaient entraînés, sans même leur laisser le temps de rejoindre Alice et Alexandra, Henry penchait pour la deuxième solution.

— Je n'irai pas par quatre chemins. Vous me mentez, Ferguson. Ce n'était pas un malaise que vous avez eu à la gare. Quelqu'un vous a poussé et si vous vous confinez dans ce mensonge, c'est que vous savez qui et surtout pourquoi. Ce qui est pire encore, car cela fait d'un banal accident une tentative de meurtre.

Ferguson ouvrit la bouche pour répondre, ce à quoi Delhumeau leva une main impérieuse qui curieusement instilla un silence immédiat.

— Quant à vous, miss McFear, vous avez sauvé mon ami, mais je vous connais assez également pour voir votre nervosité que vous tentez de cacher en tenant les poings fermés. Vous ne voulez pas que je vois vos doigts trembler et me prouver combien j'ai raison.

— Nous avons faillit mourir ! A quoi pensez-vous que puisse tenir ma nervosité, M. Delhumeau ?

Ce dernier ne fit aucun cas de cette défense, logique mais ridicule à sa propre nervosité.

— Si vous êtes si anxieuse c'est que nous avons à faire à un ennemi que vous deux connaissez autant que moi. Vous ne m'en touchez mot car vous voulez, par ce truchement incompréhensible de l'amitié ou de l'humanité, m'épargner ! C'est inutile. Et imbécile. Vous êtes deux hypocrites. N'avez vous pas songé un instant à la souffrance que vous m'inoculeriez en restant dans le déni de ce qui est évident ? A la lumière de ces faits, je pense donc qu'il n'est plus temps de m'épargner. Qui ? Je préférerais l'entendre de votre bouche.

— Daniel, avouèrent Ferguson et Doraleen d'une même voix assurée, presque dédaigneuse devant l'arrogante attitude de Delhumeau.

— Mon frère. Bien sûr que c'est mon frère. A votre avis, qui je me suis mis à poursuivre dans la gare avec ce Pope aux basques ? La reine d'Angleterre ?

Henry remua dans le compartiment comme un lion dans sa cage, là où Ferguson se contenta de s'appuyer sur le pommeau de sa canne.

— Je ne me laisserai pas intimider par la folie passagère de votre frère.

La fermeté des mots ne convainquit pas un Delhumeau, déjà en peine avec la réalité.

— Vous avez bien tord, Camille. La nouvelle obsession de mon frère pour vous est grande. Je m'inquiétais pour miss McFear qui, avec ses minauderies, n'a pas pu s'empêcher de se faire remarquer. Mais en fait, vous êtes plus probablement le prochain sur sa liste des personnes à abattre.

— Nous serons deux à lui faire face en ce cas, finit par déclamer ce dernier.

Le ton était appuyé, autant que le regard qui attendait du français une approbation. Ce qu'il ne tarda pas à donner.

— Cela va sans dire, mon ami. Mais il va nous falloir veiller sur Alexandra et votre enfant.

Doraleen ouvrit grand la bouche sous l'effet de la surprise quand Ferguson s'ébranla, vacillant presque. Sa moustache émit un léger frisson, tandis que toute sa personne trouvait regain dans un corps élancé sur le français.

— Comment est-ce que... depuis quand le savez-vous ?

— Bon sang, Ferguson, c'est elle qui me l'a dit.

Henry désigna Doraleen qui aussitôt s'insurgea.

— Moi ? Jamais. Je l'ignorais.

— Vous n'aviez pas besoin de me le dire à haute voix. Ce regard envieux à son égard. Car bien sûr, en ancienne mère, vous l'aviez vous compris bien avant moi et j'ai pu observer toutes les attentions que vous avez eu pour elle. Je passerai sous silence la soudaine fragilité d'Alexandra qui a manqué bon nombre de déjeuners. Et ce sourire niais que vous affichez depuis mon retour a eu tôt fait de me mettre au courant de l'heureux événement. Ce qui me désole, c'est que vous ne me l'ayez pas dit plus tôt.

Au lieu de se sentir blessé par le ton vindicatif de son ami, Ferguson afficha au contraire un sourire avenant et un soulagement non moins éclairé, son être tout entier se rassérénant.

— Nous attendions que le premier trimestre soit passé pour vous le dire à tous. Alexandra craignait un peu votre réaction en vérité, Delhumeau.

— Pourquoi ? fit-il singeant l'indignation, outré qu'on ait pu placer tant de défiance à son égard.

— Dois-je vraiment m'épancher sur vos vilaines manies et votre orgueil si souvent à blâmer ?

A cette remontrance, un silence laissa le temps aux esprits de retrouver un temps soit peu de calme.

— Je suis heureux pour vous, se contenta de répondre Delhumeau.

Ce n'était pas là de vaines paroles patinées de bon sentiment, mais une émotion réelle que Delhumeau accentua d'une franche accolade. Un geste peu coutumier que Ferguson accepta avec autant de panache.

— Il était temps, Ferguson. Je commençais à regretter de vous avoir concéder sa main.

— Ne nous leurrons, pas Delhumeau, je vous l'ai ravie.

— C'est ça ! Leurrez vous.

L'amitié profonde des deux hommes se scellèrent d'un dernier regard avant que Delhumeau ouvre la porte de la cabine, invitant à la fin de cette conversation.

Ferguson sortit mais la porte se referma aussitôt, barrant le passage de Doraleen.

— Miss McFear. Dois-je réitérer mes mises en garde et toute la prudence dont vous devez faire montre ?

— C'est inutile. J'ai bien compris qu'en prime de moi, Alice et votre petite amie l'espionne, votre frère faisait également parti du voyage.

— Il n'y a pas que cela.

Doraleen se raidit loin, cette fois, de chercher à user de ses charmes. Il ne s'agissait pas que d'affaires où la jalousie et l'obsession avaient une part importante, mais de ce qu'entraînait ces deux facteurs pour Henry et elle. Cependant, bien que la jeune femme comprenait cet état de fait, elle n'était pas sûre, malgré de bonnes résolutions, que tous deux ne soient pas capables de refréner leur nature.

Toutefois, cette nouvelle promesse l'amenait sur un chemin qu'il était difficile de ne pas prendre.

— Je sais ce qui est en jeu, monsieur Delhumeau. Nos rapports vont être des plus cordiaux. Aussi, peut-être dois-je briser maintenant un de vos plus cher désir ?

Delhumeau inspira profondément, conquis par le regard concupiscent de la jeune femme qui se rapprochait de lui. Ce ne fut pas le délice de ses lèvres dont il avait l'ardent désir qui lui fut accordé mais un tout autre souhait auquel il se vouait depuis des mois.

La gifle fut brutale et d'une rare force, le laissant quelques peu médusé.

— Pour tous vos efforts à faire jaillir ma colère.

Henry se redressa, surpris de voir comme son corps avait répondu avec indolence au choc de la claque.

— Satisfait ?

Delhumeau passa sa main sur sa mâchoire, la sentant quelques peu engourdie, lorgnant son ombrageuse logeuse qui ne feignait plus aucune froideur, mais un contentement proche de la domination.

Elle n'attendit d'ailleurs pas sa réponse et lui asséna une autre gifle.

— Pour le Red Skirt et les menottes.

Les joues cuisantes cette fois, à la satisfaction fit place l'exaspération dans l'esprit de Delhumeau qui voyait le bras de la jeune femme se lever à nouveau pour lui asséner une troisième gifle dont elle avait indéniablement un don.

Il avait beau avoir mis du soin pour faire jaillir la colère de la jeune femme, en négligeant toutes les limites que la décence exigeait pour arriver à ses fins, la frontière de ce qu'il pouvait accepter était bien mince.

Avec emprise, Delhumeau attrapa la jeune femme par la taille et maintint ce dernier soufflet d'une poigne ferme. Elle se débattit pour s'extirper de ses bras, mais Delhumeau ne manquait ni force ni de plaisir à la maintenir tout contre son torse et la renversa sur la banquette du compartiment, sans difficulté.

Doraleen chercha à se défaire de ce corps dont les muscles saillant n'étaient pas que de simple protubérances sans autre fonction que le paraître. Et bien vite, elle trouva les limites de sa condition féminine face à la virilité omnipotente, ses poignets prisonniers des mains fermes de son geôlier.

Essoufflée, Doraleen abandonna, cherchant à retrouver un brin d'air.

— Je pense que j'ai eu ce que je souhaitais, Miss McFear. Vous pouvez vous calmer.

— Je ne vous ai pas encore giflé pour cet hiver et pour Loriane Forster, trouva-t-elle l'air pour le siffler avec verve.

— Je pense que mon lit a déjà un net souvenir de votre assentiment a cette égard.

— Je n'ai pas fini de me venger de vous.

— Plus de froideur, Miss McFear ? C'est la colère qui vous anime.

— Ce baiser que vous m'avez volé...

— Allons donc, encore ? Chérie, il faisait noir, vous étiez tremblante de peur et du choc reçut à la tête. Ça n'aura été qu'une illusion de votre esprit. Mais j'en suis heureux. Souhaitez-vous que je vous embrasse maintenant ?

Doraleen esquiva les lèvres du français qui se posèrent un subreptice instant sur sa joue, avec cette élégance que seule les cocottes savaient déployer pour repousser un homme sans en avoir l'air. Un art délicat devant lequel Delhumeau restait admiratif. Sous-entendant que si elle s'en était échappée, elle n'en ressentait pas moins de plaisir d'une telle attention. Tout contre elle, son corps contre celui de la jeune femme, Delhumeau se remémora un an plus tôt quand ils étaient tombés sur le parquet de ses appartements. Une maladresse à laquelle il s'était abandonné avec plaisir. Elle s'en était ri et il avait apprécié sa bonne humeur, là où toute femme digne de son intégrité aurait hurlé. C'était sa tante qui avait crié à l'attentat pour une pudeur qui n'était plus depuis longtemps.

Doraleen ne cherchait pas plus à se débattre et à se redresser que lui à se lever pour la libérer. Son odeur, la délicatesse de son cou, le rebondi de sa poitrine avait ce quelque chose de lénifiant. D'outrageusement approbateur.

— Si je vous avais embrassé, auriez-vous aimé, Doraleen ? demanda-t-il dans un sursaut de tendresse en libérant ses poignets.

La jeune femme soupesa avec conscience la question, cherchant dans un coin charmant de son esprit, là où celui de Delhumeau se perdait dans son décolleté.

— Je ne peux pas répondre. Ce n'était qu'une illusion après tout, monsieur Delhumeau.

Surpris par la réponse, Delhumeau laissa échapper la jeune femme qui, en un tour de reins gracieux, parvint à s'extirper de son poids et à se remettre sur ses deux jambes. Elle lissa sa jupe, remettant en forme sa mise pour ne pas qu'il soit soupçonné la moindre équivoque quand elle reviendrait parmi leurs compagnons de voyage. Déjà, devaient-ils s'imaginer une intimité certaine de par leur absence, ce qui en soi était le cas.

— Déjà fini ? Eh bien, vos amants ont payé bien cher pour de simples promesses.

Sentant la désinvolture et non la moindre réprimande dans cette dernière phrase du français, Doraleen lui fit front avec autant d'amusement.

— Ils n'ont rien eu à payer.

— J'espère bien, vu le peu que vous leur avez offert.

— Ils ont eu plus que vous n'en aurez jamais.

Delhumeau se leva à son tour et se mit contre la jeune femme, ses mains dans les poches, afin de les empêcher de toucher l'objet de sa convoitise.

Acculée, au risque de tomber à nouveau sur la banquette opposée, Doraleen prenait soin de conserver son équilibre et lui de profiter un peu plus de la situation.

— Me serais-je tromper sur vous, finalement ? N'êtes-vous pas seulement qu'une affriolante qui laisse les hommes sur leur faim ?

Henry se serait attendu à une gifle ou à de la froideur. Mais ce brin de femme restait surprenant et répondit nouvellement d'un tout autre visage. Avec soin, elle passa ses bras autour de son cou, ses doigts pénétrant la base de sa chevelure. Il lui fallut mettre en pratique ses capacités à résister à la torture pour rester de marbre.

— Mon cher monsieur Delhumeau. Pensez ce qui vous chante, mais je n'ai pas fini de vous en faire baver.

— Et comment ?

— Ce que vous n'avez pas cesser de me reprocher, je vais m'en servir. Je suis une femme désirable ? Trop pour les hommes ? Un danger pour l'image sacrée des femmes et la morale des hommes bien pensants ? Eh bien soit ! Je vous ferais craquer, monsieur Henry Delhumeau.

Elle abandonna son étreinte sans soulagement pour Delhumeau.

— Vous n'y arriverez pas.

— Vous me demanderez grâce, insista-t-elle, tandis qu'elle ouvrait la porte du compartiment.

— Jamais.

— Bientôt.

Ce fut le dernier mot de Doraleen McFear dont la silhouette disparue derrière le rideau à glands qui tressautait autant que son arrière-train. Un postérieur que Delhumeau s'exerça à contempler encore en sortant à son tour du compartiment. La vestale créature lui sourit avec connivence et rejoignit leurs compagnons, non sans ce regard qui invitait à tous les délices.

Delhumeau soupira dépité, émoustillé et aux abois par cette petite parade amoureuse que le compartiment avait accueilli. Doraleen McFear était délicieusement incorrigible et dangereuse.

Le wagon tangua en passant un virage. Londres était déjà derrière eux. Défilait sous ses yeux la campagne environnante de la grande cité sous un soleil mitigé. Ce paysage verdoyant étiré par la vitesse était fait de belles couleurs mais il n'avait pourtant jamais su remplacer dans l'esprit et dans le cœur de Henry sa Normandie.

Mais à tout cela prédominait Daniel. Il lui avait échappé.

— Pour vous !

La voix de Pope sortit Delhumeau de sa torpeur. L'agent se tenait à ses côtés, stricte dans son costume qui gardait quelques poussières de leur poursuite. Si cet homme s'était avancé sur l'échiquier comme un vulgaire pion, le français lui trouvait de la vivacité et des prédispositions à la discrétion. Buckett était un être à l'instinct limité, mais il savait s'entourer d'hommes fiables ayant quelques compétences fortes intéressantes. Pope ne devait pas démérité pour être parvenu si tôt à la place de second du directeur des services secret et il lui tardait de savoir lequel.

Son visage n'exprimait plus aucun sourire. Mais ses yeux brillaient d'intelligence ou de cette fièvre entêtante que la probabilité d'arrêter Daniel provoquait, même si elle s'était soldée par un échec.

L'agent lui tentait un dossier de papier brun.

Le français le considéra assez longuement pour obliger le jeune homme à s'expliquer, cassant son petit effet dramatique.

— C'est pour vous. Il s'agit des photographies des articles de journaux trouvés dans la maison du 67. Je me suis dit que cela vous intéresserait.

— Vous escomptiez m'amadouer avec ceci, je suppose.

— Je ne vais pas feindre l'outragé. Oui.

— Vous êtes honnête, au moins. Ça n'aurait pas marché, sachez-le.

— Dommage.

— Mais merci quand même.

— Vous n'en voulez donc pas ?

Sans attendre que cette petite aubaine lui soit retirée, Delhumeau arracha des mains de Pope la porte document et commença à le compulser, tout en gardant à l'esprit des questions restées sans réponses.

— Et l'homme de main d'Eva Evinger ? Vous a-t-il appris quelque chose ?

— Rien que nous ne sachions tous déjà. Il était gardé de tout secret.

Pope s'accota à la vitre, jetant des regards aux hommes postés de part et d'autre du wagon, surveillant les allers et venus avec efficacité. Delhumeau se sentit quelque peu rasséréné pour ces amis.

— Comme vous dites, ce n'est qu'un homme de main.

— Un homme de main reste un homme avec des yeux et des oreilles, Pope. Il a bien du voir des choses ou surprendre certains propos.

— Il nous a donné des faits peu notoire. Des visites, que vous n'ignorez pas, j'en suis sûr, monsieur Delhumeau.

— Peut-être, n'avez vous pas employé les bonnes méthodes.

— Croyez-moi ce pauvre homme a eu son compte.

— Vous semblez le plaindre.

— Non, mais il y des aspects de ce métier qui n'ont rien de réjouissants, monsieur Delhumeau.

Voyant son visage rester de marbre, Pope reprit plus dans un murmure :

— En tout cas qui ne me plaisent pas.

Un long moment, les deux hommes se considérèrent. Il n'était pas utile d'en dire plus, en effet. Henry en savait déjà bien assez pour ne plus savoir par ou prendre les tenants de cette affaire qui devenait trop personnelle. Il reste cependant circonspect face à cette marque d'empathie. Un sentiment que le français n'était jamais parvenu à éprouver, déficient en ce domaine dès la naissance. Mais il avait longuement travaillé, ou au moins su trouver certains marqueurs sociaux qui lui permettaient de comprendre quand il dépassait la mesure. Les leçons auxquelles il s'exerçait désormais et d'apprendre à répondre humblement à ses incartades. C'était un long et difficile labeur mais il avait le désir secret d'y parvenir.

— Le professeur se porte bien ? finit par rompre le silence, un Pope qui se redressa.

— Oui. Merci de vous en inquiéter par cette formule de convenance.

— Votre frère ?

— Bien sûr.

— Comment a-t-il pu nous échapper ?

— En leurrant notre vision ? Nous avons tendance à trop croire ce que nous voyons.

— Vous me faites la leçon ?

— Plutôt une interrogation.

Henry lui sourit de façon honteusement hautaine, comme s'adressant à un benêt. Ce à quoi Pope lui répondit d'un simulacre de civilité similaire et inspira en se remémorant la cavalcade, envieux de se prêter au jeu.

A l'instant même où il avait aperçu Daniel, son visage gravé dans sa mémoire tant il avait contemplé longuement les quelques photographies que les services secret possédait de lui - photographies de groupe prises lors d'une réception où on le soupçonnait d'avoir tué un mathématicien de renom au Danemark - Pope n'avait eu aucune hésitation et s'était mis en chasse sur les pas de Henry Delhumeau.

Ils avaient passés la barrière séparant les quais et les diverses lignes de chemins de fer qui servaient de zone de chargement ou de voie de garage. Daniel était cette silhouette noire qui courait avec habitude. Il allait vite, ses foulées étaient grandes. Pope avait presque oublié la silhouette de Delhumeau loin de son champ de vision, toute son attention focalisée sur sa proie. Il entendait encore le crissement des roues sur les rails, le sifflement des trains, la caillasse glissante sous chacun de ses pas. Soudain, au détour d'un wagon de marchandise à l'arrêt, il avait failli percuter Henry Delhumeau qui avait brutalement freiné. Daniel avait alors disparu. Le souffle court, ils avaient tous deux regardés en tout sens, scrutant la moindre cachette. Il allait jurer, irrité, quand au-dessus de leur tête un martèlement les avait accaparés. La silhouette de Daniel courait sur le toit d'une ligne de wagons de marchandises, bondissant comme un cabri. Lui et Henry avaient repris leur course, mais peine perdue, l'homme s'était volatilisé comme par enchantement et ils n'avaient fait que percuter un cheminot. Aussi enragés l'un que l'autre, ils avaient regagné à contre cœur le hall avec cette peur soudaine en réalisant qu'ils s'étaient grandement éloignés de ceux qu'ils devaient protéger. Pope, recouvrait alors la vision de ce brin de femme qui avait manqué de se faire écraser par le train de la voie 3, la canne du professeur Ferguson en main.

Les images défilaient dans son esprit et la solution la plus simple lui vint.

— Nous avons perdu votre frère de vue aux alentours de la ligne de train de marchandises. Mais l'homme que nous avons poursuivi sur le toit n'était pas Daniel. Le cheminot...

Henry se contenta d'acquiescer en parcourant les lignes d'un des articles de journaux.

— Votre frère s'entoure parfois de quelques complices. L'un d'eux nous a leurrés pour lui permettre d'approcher le professeur Ferguson.

— Aussi simplement que cela, oui, souffla Delhumeau

— Bon sang ! Votre frère, n'est pas fou. Tout le monde en parle comme d'un être aliéné. Mais il a une façon bien à lui d'œuvrer pour ses plans qui sont bien précis. Et une façon toute aussi pernicieuse de vous y mêler, vous et ceux qui vous entourent. Il est seulement dangereusement intelligent.

— Vous vous faites l'écho des nouvelles médecines qui étudient les comportements de l'être humains et de ses implications sur le conscient et l'inconscient, monsieur Pope ?

Delhumeau referma vivement le porte-document devant un Pope sémillant de sa question.

— En fait, oui ! Je trouve que la psychiatrie est un domaine captivant.

En premier lieu interloqué d'avoir si bien jugé le jeune homme d'un sarcasme, Delhumeau se rapprocha, les yeux pétillants d'intensité. Voilà une des qualités qui avait dû plaire à Buckett.

— Buckett s'entoure d'un aliéniste ? Avez-vous fait des études dans ce domaine ?

— Non je n'en ai pas eu les moyens financiers, soupira Pope, visiblement désabusé. Je suis arrivé au service secret par la voie militaire.

— La marine.

— Comment le supposez-vous ?

— Vous avez un excellent équilibre dans un train en mouvement.

Le wagon tangua à nouveau et les deux hommes gardèrent une droiture, comme épousant chacun des mouvements du véhicule.

— Intéressé pas la psychiatrie, donc, reprit Delhumeau.

— Oui... J'ai étudié par moi-même et je suis certain que comprendre la psyché d'une personne peut aidé à la résolution d'une affaire, j'aimerais le prouver. Et votre frère est un homme fascinant.

— Bien évidemment qu'il vous fascine.

— Non je ne parle pas là de son interaction avec les affaires d'état ou de son passif de criminel, mais de sa psychologie.

— Vous avez tord d'écarter son passif. Il est lié à sa nature profonde et vous n'en comprendriez que mieux sa psyché, monsieur Pope.

— Dites-moi ? demanda le jeune homme avec une appétence réveillée, à laquelle Delhumeau trouva plaisir à répondre.

— Daniel est un être perturbé qui peut passer de la joie, du charme, à une brutale colère en quelques secondes à peine. Déjà enfant il avait ce caractère. Mais la vérité sur mon frère, monsieur Pope, c'est qu'il n'a jamais su éprouver de véritable sentiment quel qu'il soit. Il ne fait que mimer des émotions humaines. Il joue la comédie, en proie à ce désert affectif qu'il tente de combler.

— Tout comme vous ?

— Je ne l'espère pas.

Pope considéra les mots de Delhumeau avec intérêt autant que son visage assombri et sa voix se fit confidente.

— J'ai eu l'occasion de lire des dossiers médicaux sur ce type de patients. Des hommes décris comme hors du cadre de la société. Incapables de ressentir le moindre remord, la moindre empathie pour autrui ou pour ce qui peut nous toucher nous, les gens ordinaires.

— Voilà. Mon frère n'a rien d'un malfrat ordinaire. Il est au-delà de tout ce qui peut faire que vous ou même moi sommes pourvus d'humanité.

Pope regarda tour à tour Ferguson, Alexandra, Alice et s'attarda sur Doraleen qu'il voyait au travers de la vitre du compartiment. A la fois surexcités dans une conversation dont il ignorait le sujet, il voyait leurs regards se porter sur lui et Delhumeau. Ce dernier les ignorait totalement, absorbé par le ballet incessant d'un paysage désert d'habitation.

— S'il n'éprouve aucun remord, il ne peut pas connaître la souffrance et reconnaître celles des autres, finit-il par dire en considérant plus encore le professeur Ferguson qui peinait à calmer son épouse et Alice partie dans une diatribe renforcée de grands gestes.

— Vous dictez là une théorie sur son psyché ?

Delhumeau soupira, à la fois contraint et délivré d'avoir trouvé un esprit suffisamment éclairé pour le comprendre et comprendre son frère.

— Mon frère est un prédateur. C'est ainsi que j'aime à le définir. Son obsession sur ma personne me coûte de la voir s'étendre à ceux qui m'entourent.

— Vous êtes donc plus humain que Buckett ne vous décrit, s'amusa Pope.

Ou que vous ne le songez, pensa t-il.

— C'est surtout que je n'aime pas que l'on touche à ce qui m'appartient et mon frère a tendance à l'oublier avec violence.

— En fait, vous êtes un homme possessif à tout point de vue, monsieur Delhumeau.

Le français quitta le paysage pour darder l'anglais, une moue infantile à la place de son visage funeste.

— Nullement. Je ne suis tout bonnement pas partageur.

— Possessif, donc.

— Non. Exclusif.

— Il n'y a aucune différence.

— La différence est grande, au contraire. Elle me targue d'un moindre défaut, alors que vous parlez d'un grand vice.

— Vous êtes excessivement possessif. Totalement exclusif. On dirait un petit garçon prêt a hurler si on lui prend des mains son jouet.

— Seul un esprit étriqué ne voit pas la singularité, là où elle est évidente à l'homme de conscience que je suis.

Pope laissa échapper une plainte amusée où l'on pouvait déceler sans peine une pointe d'exaspération.

— C'est un don incroyable que de toucher, détourner les propos des autres que vous avez là, monsieur Delhumeau. Ou bien est-ce juste le besoin d'avoir le dernier mot ?

— Certainement les deux, Pope. En tout cas j'y prends grand plaisir et je me félicite d'être excellent.

— Excellent ? Vous êtes surtout un beau magicien. Un illusionniste.

— Soyez plus clair.

— C'est Buckett qui vous a parlé de moi, n'est ce pas ? On vous dit très pertinent dans vos jugements, d'une grande intelligence, mais je ne peux pas croire un instant que vous avez déduit tout cela de moi en me regardant quelques secondes à peine.

— Et pourtant...

— Et pourtant vous êtes là à feindre votre supériorité. Mais il ne s'agit ni plus ni moins que de fausses déductions d'un esprit qui cherche à tout prix à se faire valoir.

— Fausses déductions ? s'interloqua Delhumeau qui peinait à contenir son mépris nouveau pour l'agent secret.

— Sachez d'abord que l'on ne parle pas de déduction. Je parle personnellement de syllogisme ou d'abduction. C'est une marotte qui m'amuse parfois de mettre en exergue. Il ne me fut gère difficile de savoir que vous êtes écossais d'origine, de ce léger accent que vous cachez bien adroitement, j'y consens, mais pas assez pour moi. Je n'ai peut être plus de nez, mais j'ai encore l'ouïe fine. Et si j'ai si finement déduit tout ce qu'il convenait de savoir de vous, car je ne doute pas un instant d'avoir eu tout bon du début à la fin, c'est qu'il m'a suffit de vous regarder et de voir cette veste que vous portez sous votre manteau. Elle est de bonne facture, mais a fait son temps. Ou comme le dirait ma chère petite fouine, elle n'est plus au goût du jour. Et ce n'est pas là une veste achetée aux puces. Vous la portez parce que l'on vous en a fait cadeau et qu'elle représente pour vous ou pour la personne qui vous l'a offerte a beaucoup d'importance. Un parent sans nul doute. J'ai dit un père, car c'est en général de lui que l'on garde le plus précieusement les cadeaux et vu que vous la portez aujourd'hui, alors que l'on attend de vous un certain apparat, vu la haute lignée souveraine que vous protégez, l'évidence est sans équivoque. Mais alors comment ai-je pu déterminer que votre père était un homme pieux, allez-vous me demander ?

Pope leva un doigt pour prendre la parole, ce que négligea proprement Delhumeau.

— A cette petite trace sur le col de votre veste. Ici, le tissu ne s'est pas délavé et garde la forme d'une croix que votre père devait épingler jadis ! Quant à vos relations... C'est un écossais ! Que dire d'un peuple que l'on a longuement cherché naguère à asservir, si ce n'est qu'il a pu que gagner une certaine férocité patriotique. Mais j'avoue que sur ce dernier point, ce n'était que conjecture de ma part et que la suite de mes propos n'avaient d'autre but que de vous asticoter. Aurais-je visé juste sur vos relations avec votre père ?

Pope déglutit péniblement. Les poings serrés, il n'était pas de preuve plus évidente, surtout pour la sagacité de Delhumeau, de ses efforts pour contenir sa rage et l'uppercut qu'il souhaitait lui asséner. De cela, le français était prêt à en découdre.

— Vous êtes finalement un sacré fouteur de merde.

— Buckett ne vous l'a pas dit ?

Delhumeau se redressa, appréciant le tangage du train et son ronronnement rythmé et jeta un dernier regard sur Pope qui ne décolérait pas. Toutefois, il avait éprouvé une grande satisfaction quant à leur échange. Le jeune homme méritait bien un encouragement.

— Pope, j'ai apprécié notre conversation. Y'a-t-il un nom que la psychiatrie donne à des hommes comme mon frère ?

L'agent secret ne sut pas comment réagir durant un bref instant, devant cette obligeante question qui cherchait à rétablir un lien émoussé et adopta l'unique attitude louable qui soit : la politesse.

— Non.... Mais je ne doute pas qu'un jour un psychiatre en trouvera un.

Delhumeau oublia aussitôt l'agent secret et pénétra le compartiment où ses compagnons de voyage l'attendaient.

Ce n'était pas là un petit mot, tant il fut assailli par Alexandra à l'instant même où il referma la porte du compartiment, serrant contre son flanc le dossier.

— Daniel était ici.

En premier lieu médusé, Henry considéra Alexandra et se laissa amadouer, en second, de ses trais qui l'avaient tant fait succomber par le passer. Toutefois, à cet instant, il retourna un regard plus enivré de colère sur Ferguson.

— Ne me regardez pas comme cela, je n'ai rien dit. Elles l'ont vu sur le quai.

Il montra de la main, Alice et Alexandra qui confirmèrent ce point.

— Rectifions plutôt ce point, Ferguson, lança Alice qui s'était installée côté fenêtre, faisant vis-à-vis au professeur. Alexandra l'a vu et reconnu. Moi je n'ai vu qu'une silhouette, mais je ne sais toujours pas a quoi, il ressemble.

Une demande manifeste qui quémandait des réponses bien légitimes. Mais Henry n'avait rien gardé de son frère, hormis des souvenirs et une cicatrice sur son abdomen.

Se laissant tomber sur la banquette faisant face à Alexandra et Ferguson, Doraleen et Alice de part et d'autre de lui, Delhumeau s'en voulu. Vouloir cacher un tel fait était idiot et d'une délicatesse dont il n'était coutumier et qui ne seyait guère à sa nature.

— Bien. Donc inutile de faire semblant et de rappeler que la prudence est de mise.

— Je pense en effet que c'est inutile, proclama Ferguson.

— Tout de même, avança Alexandra, je suis heureuse qu'il ne vous ait pas vu, mon ami.

Les doigts d'Alexandra croisèrent ceux de Ferguson en un échange simple que la morale ne pouvait rabrouer.

Le regard appuyé sur son ami, Delhumeau compris que l'accident n'avait pas été ébruité et qu'il devait en rester ainsi. Inutile d'effrayer Alexandra. Alice serait mise au courant plus tard, car à voir son regard chargé de questions posé sur lui, il semblait incongru de croire qu'elle accepterait d'être laissée à l'écart d'un secret qu'elle percevait déjà.

Il aurait pu en rester là de ces rêveries et de ces mystère à demi-consentis, du parfum délicat d'Alice, des yeux scrutateur d'Alexandra et du pouls palpitant de Doraleen qu'il effleurait de ses doigts, la belle ne cherchant guère à éviter ce contact discret.

Mais la porte du compartiment s'ouvrit à la volée et Pope entra d'un pas vif et dynamique, refermant la porte avec désinvolture pour s'installer avec aplomb à côté d'Alexandra, unique place encore disponible.

— Je peux savoir ce que vous faites ? demanda abruptement Ferguson.

— Je me dois de rester avec vous, pour votre sécurité.

— Ah ! Je me sens tellement mieux.

Pope ouvrit la bouche, la referma, puis se pencha pour plonger son regard dans celui de Ferguson.

— Vous ne m'appréciez guère, professeur, je ne me trompe ?

— Je serais un piètre gentlemen de vous garder dans l'illusion, monsieur.

— C'est cela, souffla Pope qui se rencogna avant de se pencher à nouveau. C'est tout à votre honneur que de vouloir protéger vos semblables. Une âme chevaleresque, un esprit qui confine la justice à la plus grande des valeurs.

— Vous cherchez a me séduire ?

— Non.

— Monsieur Pope est fasciné par la psyché et le comportement humain, Ferguson.

— Vraiment ? sourcilla le docteur.

— L'affecte tient une part importante dans notre développement personnel, reprit Pope. Ce que nous avons vécu dans le passé dicte notre façon de percevoir le monde et de nous en défendre ou au contraire, de nous en dépêtrer.

— Vous êtes psychiatre ? formula Ferguson, intéressé.

— Non, malheureusement, mais je rêverais de l'être. Je pense sincèrement qu'il est possible de comprendre les tourments de tout à chacun et de les soigner en catalysant plus particulièrement ce qui fut par le passé, son déclencheur.

— C'est une théorie intéressante, j'ai lu des articles dans la gazette médicale sur cette nouvelle façon de soigner les aliénés. Les travaux du clinicien Charcot ou du docteur Freud sont particulièrement intrigants, poursuivit Ferguson qui ne reniait jamais l'intérêt médical.

— En quoi ? interrogea Alexandra.

— Voyez vous, madame, soigner l'hystérie, l'aphasie ou encore les délires mentaux consistent en des traitements couronnés de peu de succès.

— Pour ne pas dire barbare, souffla Delhumeau qui avait jusque-là offert un total détachement à la conversation.

— Oui, reprit Pope. Ils tentent à soigner un comportement qui serait induit par un dysfonctionnement physiologique selon eux. Mais de récentes études démontreraient qu'en vérité, certaines pathologies qui tiennent de l'aliénation seraient plutôt d'ordre psychiques. Des dysfonctionnements dont nous pouvons tous être victime, suite à des événements traumatiques. La psyché de chacun est de fait potentiellement sensible à tout ce qui l'entoure et pourrait l'affecter, avec parfois de graves conséquences. Par exemple qu'est ce qui fait que vous entreteniez un tel altruisme, monsieur ? Pourquoi Miss Appletown porte dans sa voix, dans son attitude, à la fois un tel retranchement et une pareille violence ?

L'intéressée allait s'offusquer mais l'agent Pope, parti dans son explication, ne lui laissa aucune place.

— Ou encore, monsieur Delhumeau, dont je comprends à votre passif nombre de vos délictueuses attitudes. La réserve très policée de Mrs Ferguson, ou la frivolité de Miss McFear et ces appétits qu'on lui prête. Tous peuvent avoir des origines qui viendraient d'événements passés. Pardon, se corrigea t-il auprès de cette dernière, convenant qu'il avait touché là un domaine qu'on ne traitait pas en publique.

Doraleen se contenta d'un sourire affable. Pope s'esclaffa.

— Quel incroyable pouvoir de résilience.

— Rési... quoi ? demanda cette dernière.

— Je vous expliquerai, répondit Delhumeau.

— Mais j'en reviens à vous, professeur. Excusez-moi, mais je n'ai pas pu m'empêcher d'étudier votre dossier.

— J'ai un dossier ?

— Comme tout ceux qui gravite autour de monsieur Delhumeau.

Le professeur s'enfonça dans son fauteuil au demeurant amusé de la chose et attribua un clin d'œil complice à une Alice pareillement divertie.

— Bref, j'ai lu que vous aviez perdu une sœur.

Ferguson se raidit et trouva la force de se contenir quand la main d'Alexandra se posa sur la sienne.

— Elle est morte à treize ans, emportée par une vilaine grippe. Je pense que c'est de là que vient votre vocation. Votre deuil s'est transcendé en un sentiment d'injustice que vous vous deviez de ne plus laisser vous envahir. Vous avez intégré l'armée pour y faire vos études de médecine, vos parents ayant peu de moyens avec sept enfants à charge. Et ce protectionnisme que vous affublez à miss Appletown vient sans conteste du fait qu'elle doit vous rappeler votre jeune sœur disparue, s'enthousiasma le jeune homme.

Un silence se fit dans le compartiment. Chacun détaillait dans son esprit les spéculations psychiatriques de l'agent secret, tout en scrutant la réaction de Ferguson. Le médecin restait accroché au regard de Pope et il s'écoula un long moment avant qu'il ne soupire, presque soulagé.

— Je n'avais jamais vu les choses ainsi. Cela semble si logique, à présent. Ma sœur Mary était une petite frondeuse qui partait toujours dans de grandes guerres saintes avec moi dans les bois. Il est vrai que vous lui ressemblez en cela, Alice.

La jeune femme inspira profondément, accusant autant ce baume que la blessure qu'elle recouvrait.

— J'ai haï la terre entière quand elle est morte. J'ai traité le médecin d'incompétent. Je me suis juré que je ne resterai plus jamais passif devant la mort.

— Oui et vous lui faites front chaque jour. Votre association avec monsieur Delhumeau en est un édifiant exemple. Vous avez trouvé à ses côtés d'autres causes, d'autres injustices à défendre. D'autres maux à guérir.

Pope porta son attention sur Delhumeau qui, sous l'effet de son regard inquisiteur, se contenta de grimacer un sourire.

— Mon dieu, s'exclama Doraleen. On dirait monsieur Delhumeau quand il fait joujou avec son syllogisme.

— Certainement pas, s'indigna l'intéressé.

— Oui ! Répondirent en cœur chacun de ses amis, ou ce qu'il pensait être des amis.

— Bref ! Venons-en au fait, monsieur Pope, interrompit le français en se redressant. Ses mains se frottant entre ses jambes, Henry édifia un rempart de ses traits sombres.

— Vos discours sur la psychiatrie, l'étude comportementale que vous venez de faire de mon ami cache une question. Une question que vous mourrez d'envie de me poser depuis longtemps et que vous n'avez pas osé me demander dans le couloir.

— Certes.

— Moi aussi j'étudie le comportement de mes semblables. Allons, je vous accorde le droit de me poser cette question. Mais pas celle d''y répondre si je n'en ai pas envie.

— Je comprends.

Pope inspira, cherchant comment formuler la question qui le taraudait depuis qu'il avait commencé à étudier le cas Daniel Delhumeau. Celle qui répondrait peut-être à certaines de ses questions.

— Quand avez-vous compris que votre frère était..., il soupira peu satisfait de sa façon de faire. Non ! Quand l'image du grand frère s'est-t-elle brisée ?

— J'avais prêt de treize ans.

Delhumeau venait de répondre avec certitude. La voix survoltée comme s'il avait déjà anticipé la question et préparé sa réponse qu'il avait eu l'impatience de donner.

— Il s'est passé quelque chose, un événement ?

— Vous avez dit une question.

— Cette dernière sous-tant les suivantes.

Delhumeau se renfrogna. Il n'avait jamais parlé à quiconque de ce 25 juin 1862 et il n'en avait guère l'envie. Mais à considérer les événements passés et récents, il s'interrogeait.

Doraleen.

Doraleen et sa passion pour les hommes. Aussi libérée et scrupuleuse dans le choix de ses amants. Il devait la mettre en garde. Car il savait les ravages que Daniel pouvait faire dans le cœur des femmes et sa charmante logeuse, aussi sagace était-elle, avait déjà démontré quelques signes d'envoûtement en gardant l'ombrelle et la montre. Selon les théories même de Pope, inconsciemment avait-elle amené avec elle ce déshabillé lilas dont Daniel avait fait mention avec désir. Delhumeau était d'autant certain de lui, qu'il savait que les nuits de la jeune femme n'étaient pas que noircies de l'image de son frère. Il avait déduit, par le truchement de son esprit à ne voir que le mal, que quelques langoureux songes les avaient habités.

— Autant que j'en parle, finalement. Cela m'évitera nombre de question.

Delhumeau jugea Alice qui ne comprit pas en quoi cela devait la concerner en premier lieu.

— A Deauville, nous séjournerons dans l'hôtel que tient un ami de mon père. Il a avec lui une femme. Ne vous étonnez pas de voir mon père lui offrir un cadeau, comme il le fait presque chaque année. Vous diriez certainement, monsieur Pope, qu'il cherche à se racheter. En l'occurrence, il cherche à effacer la douleur de cette femme. Elle s'appelle Cécilia Pavel. Elle vivait dans notre quartier à Lyon. Je n'irai pas jusqu'à dire que nous avons grandi ensemble, mais presque. Elle est devenue avec l'âge la fiancée de mon frère. Voyons disons les choses telles qu'elle étaient. Ils étaient amants. Un jour j'ai suivi mon frère à l'un de ses rendez-vous galant. Il se retrouvaient souvent dans une vieille maison délabrée qui servait de refuge à leurs amours. Mais ce jour là, une dispute a éclaté. Il y a eu un cri, un bruit sourd et Cécilia était gisante dans son propre sang. Elle était tombée des escaliers. Je me suis précipité jusqu'à la maison où j'ai prévenu mes parents. Ils ont emmené la petite jusqu'à chez ses parents. Le père était un homme bourru, plein de grands principes moraux. Il venait de renier le matin même sa propre fille. « Envoyez-la où vous voulez, monsieur Delhumeau, mais cette traîné n'a rien à faire chez moi !" a-t-il hurlé à la cantonade. Mon père l'a emmenée à l'hôpital et plus tard, quand elle fut guérie, il l'a placée auprès de son ami qui cherchait une petite bonne. Ce dernier s'en est entiché et l'a élevée comme sa fille. Elle a eu une vie simple et heureuse et ne garde aucun souvenir de se jour tragique.

— Son esprit s'est fermé à ce qui s'est passé.

— Sans aucun doute et c'est bien mieux qu'elle ait oublié.

— Mais vous, vous savez.

Delhumeau acquiesça.

— La vérité, c'est qu'elle venait d'annoncer à mon frère qu'elle était enceinte et que son père l'avait jetée dehors. Et elle attendait de Daniel qu'il assume ses responsabilités. Je n'ai pas vu ce qu'il s'est passé, mais je suis sûr qu'il l'a poussée dans l'escalier. Je me souviendrai toujours de son visage quand il m'a envoyé chercher notre père. Il n'exprimait ni chagrin, ni peur, pas même de la colère. Rien que je n'ai pu décrypter comme étant un sentiment humain. Ce jour-là, j'ai compris ce qui effrayait parfois ma mère. Jamais rien ni personne ne peut se mettre sur le chemin de mon frère sans y risquer sa vie. Cécilia Pavel en a perdu un enfant.

Le récit achevé à nouveau, le silence berça le compartiment. Delhumeau porta son attention sur Doraleen. La jeune femme affichait une neutralité édifiante de son tourment intérieur, mais son regard était noir. Le message était par trop passé.  



_________________

Est-ce qu'on n'adorerait pas Pope qui a cette capacité incroyable de toujours mettre les pieds dans le plat ? Avouez. 

Est-ce qu'on ne plaindrait pas Alice qui s'est pris un petit aller-retour de je vous considère comme une soeur ? 

Est-ce que vraiment, Daniel, quel délice (non) ? Toujours présent pour mettre un peu d'ambiance. 

Mais surtout, est-ce que Henry et Doraleen 😏 ?

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