ANNABELLA
- Ce n'est pas une bonne idée, soupira Teresa.
- Susan l'a fait ! me défendis-je.
- Et tu sais très bien que Susan n'est pas un exemple, dit-elle.
- C'est diplomatique, ajoutai-je.
- Franchement Teresa, soupira Sebastian, tu devrais savoir qu'elle fait ses expériences par elle-même. Laisse-la faire des erreurs, il n'y a que comme ça qu'elle apprend.
- Il sert à quoi, lui ? demandai-je. A part à être horriblement pessimiste, dire des trucs inutiles, et porter une très belle chemise ?
- Merci, sourit-il.
- C'est un temps à porter des pulls, ça te mettrait beaucoup plus en valeur, glissai-je.
Il secoua la tête, et Luke leva la main.
- Je n'ai sûrement pas tout compris, mais je pense que c'est une bonne idée.
- Si je t'ai laissé venir ici, soupirai-je, c'était pour que tu ne foutes pas la merde partout. Mais merci quand-même.
- Développe, demanda Teresa.
- Quoi ?
- Eh bien, dit Luke, c'est très simple. Si les garous ne connaissent que Susan, ils vont automatiquement se tourner vers elle en cas de besoin. Alors que si ils connaissent une personne plus puissante et moins mauvaise comme Annabella, vous aurez une alliance de plus.
- Ça se tient, approuva Andrea.
- J'ai appris des meilleurs, sourit le blond.
- De Cronos ? raillai-je.
- De toi, répondit-il sur le même ton.
- Du calme, Scarface, grognai-je, ou je t'arrache la tête. Avec les dents.
- Le problème, glissa Evie, c'est qu'on n'a aucune idée de comment les garous ont bien pu évoluer. Est-ce qu'il penche vers le mal ou le bien ?
- On vérifie ça, proposai-je, et s'ils penchent vers le mal, on les extermine ! Luba, tu en penses quoi ?
La jeune femme me croisa mon regard, et piqua un fard, ce qui me fit sourire. Depuis notre soirée, elle avait du mal à me regarder dans les yeux sans rougir. Et j'adorais l'effet que je lui faisais.
- Je... Euh, je pense qu'il ne faudrait pas les exterminer. Je suis d'accord pour aller parler à leurs chefs, mais l'extermination n'est certainement nécessaire. Il n'empêche que si les démons recommençaient une révolte, je préfèrerais que les garous soient de notre côté. J'ai eu l'occasion de les observer grâce aux caméras sur leurs îles, et il leur arrive d'être terrifiants.
- Pas aussi terrifiants que moi, je parie, plaisantai-je.
- Bien plus.
Mon sourire s'est évanoui.
- Alors c'est réglé. Maintenant, si vous permettez, j'ai réservé cette salle pour ma petite famille. Pourquoi c'est toujours moi qui ai le sale boulot ? demandai-je à Luke.
- Parce que tu cherches le sale boulot ? proposa-t-il.
- Je te hais, soupirai-je.
- C'est faux.
- Je te déteste, atténuai-je.
- Mauvaise réponse.
Je me suis retournée vers lui.
- Tu m'exaspères.
- Ça, je veux bien le croire, rit-il.
Les enfants entraient, et je les ai comptés pour être sûr qu'ils soient tous là. Léo avait fléchi les genoux pour faire leur taille, et je lui ai donné un coup de pied à l'arrière du genou quand il est passé devant moi. Il s'est étalé par terre, et j'ai esquissé un sourire satisfait, alors que Calypso l'aidait à se relever en riant.
Je l'ai un peu observée. Je n'avais pas eu l'occasion de souvent lui parler, mais j'avais appris qu'on apprenait parfois beaucoup des gens en les observant simplement. On en apprenait parfois plus en observant qu'en écoutant.
Calypso avait noué ses cheveux châtains en une longue tresse. Sa peau avait été tannée par le soleil, après quelques millénaires passés sur une île ensoleillée. Je voyais qu'elle était une artiste, ses mains étaient un peu abîmée par le tissage, et elle avait des paumes épaisses. Elle était vêtue d'un jean et d'un pull, tout ce qu'il y a de plus normal, mais je la sentais mal à l'aise : elle tirait sur ses manches, et pliait et déplait sans cesse ses jambes. C'était compréhensible, elle avait passé sa vie en toge, jusqu'ici.
J'ai regardé Isaac, mon demi-frère. Ses cheveux bruns foncés étaient ébouriffés, comme d'habitude. Depuis que la Brume posée sur lui avait été levée, on voyait bien que ses yeux étaient dorés. Il avait la beauté brute de notre père, celle dont je n'avais pas hérité. Avec son petit sourire en coin, il avait le côté charmeur qu'avait eu Luke quand nous étions des adolescents insouciants.
Sourire en coin qui s'était effacé, sourire en coin que j'avais tellement aimé, sourire en coin que j'aurais tellement voulu revoir.
Quand je montais sur son dos, quand je le frappais amicalement et pas par colère. Quand nous étions heureux, et que j'avais des rêves et de l'espoir.
Puis, je me suis tournée vers Lisa. Elle était plus calme, un peu moins souriante, et avait une sorte de beauté hautaine. Elle tenait ses cheveux noirs de notre père, à coup sûr. Elle lui ressemblait plus, physiquement. En tout cas, elle ressemblait plus à ce que j'avais pu apercevoir dans le Tartare.
Reprenant mes esprits, je leur ai demandé de se taire.
- Normalement, je ne devrais pas m'interrompre, cette fois-ci, annonçai-je. Je vous ai déjà appris le nécessaire sur la création du monde. Ce sera suffisant. Vous en apprendrez plus quand vous irez à la colonie.
- Vous ? releva Luke. Tu ne viens pas ?
Je soupirai.
- J'en sais rien.
- Tu fuis, devina-t-il. Encore.
- Je n'ai pas fui ! m'exclamai-je. J'apporte le malheur partout où je vais, Luke. Dès que j'entrerai dans la colonie, Rachel déclarera une nouvelle prophétie, il y aura encore des morts, je vais devoir tuer plus de gens... Je ne veux plus de ça. La vie de sang-mêlé est suffisamment dure. J'ai pas besoin... Nous n'avons pas besoin de ça en plus.
- C'est purement égoïste, dit-il, et tu le sais bien.
- Pense ce que tu veux, abandonnai-je en me retournant vers les jeunes. Vous serez confrontés à beaucoup de dangers. Ne me regardez pas comme ça, et blâmez plutôt votre parent divin.
- Rappelle-toi que c'est comme ça que j'ai déclenché une guerre, railla Luke.
- Rappelle-toi que c'est comme ça que j'ai vaincu mon père, répondis-je sur le même ton. Mais bref, vous verrez bien sur place. La plupart du temps, ça veut dire quand on est pas en guerre, on s'amuse plutôt bien. Nous sommes dans le camp des dieux, il paraît, même si ce sont des connards. C'est un peu moins des cons que les Titans, alors bon... Excuse-moi, Calypso.
Elle m'excusa d'un signe de tête.
- Je ne suis plus une Titanide depuis que j'ai quitté Ogygie. Et je ne suis pas la seule ici à avoir un Titan pour père.
- Alors, c'est bon, souris-je. Et oui, c'est vrai, je ne peux rien dire...
Je leur ai un peu parlé des dieux, et Luke surveillait ce que je disais en corrigeant de temps en temps et enjolivant les choses. Je savais que ça ne servait à rien, mais si ça pouvait lui faire plaisir...
J'ai retenu Lisa et Isaac quand j'eus terminé. J'étais restée assise, mais avait juste eu à faire un geste de la main, pour qu'ils se figent dans le temps. J'étais heureuse d'avoir retrouvé mes pouvoirs, même s'ils étaient moins puissants qu'au début, et que je n'arrivais plus à faire certaines choses plus poussées dans la manipulation du temps.
- Savez-vous ce que vous êtes ? demandai-je doucement.
Luke s'était installé sur une chaise qu'il avait retournée, les bras croisés sur le haut du dossier et les jambes passées sur les côtés de a chaises. Il avait fait signe aux deux autres de s'installer à leur tour.
- Des demi-dieux ? hasarda Isaac.
- Non, dis-je en secouant la tête. Les autres en sont, vous, vous n'en êtes pas. Vous n'êtes pas à moitié dieu comme Luke, vous êtes à moitié Titan. Comme moi. Et pas de n'importe lequel. De Cronos. Mais je vous l'ai déjà dit, je crois. Ce n'était pas de ça dont je voulais parler.
- De quoi, alors ? s'impatienta Lisa.
- Un peu de respect, jeune fille, grogna Luke.
Je les ai ignorés.
- Vous n'avez pas été élevés ensemble, alors c'est presque indétectable. Or, depuis que je suis un ange, et encore plus depuis que je suis un ange noir, j'ai un flair incroyable. Vous êtes jumeaux, il n'y a aucun doute là-dessus.
- Impossible, décida Lisa.
- Dommage, soupira Isaac.
Je l'ai réprimandé d'un regard.
- Lisa, si Cronos vous accorde autant d'importance, c'est sûrement pour ça. Les jumeaux sont rares dans la mythologie grecque, et apportent une grande puissance. Artémis et Apollon. Castor et Pollux.
- Les premiers, ou ceux qu'on connaît ? demanda Luke.
- Les deux, je suppose, répondis-je. Mais tu ne penses même pas à Connor et Travis ?
- Ils ne sont pas jumeaux, me rappela-t-il.
- J'oublie tout le temps, soupirai-je. Mais là n'est pas la question. Les jumeaux sont symboliques et rares. Et Cronos vous voudra tous les deux. Il va essayer de faire de vos vies un enfer, il vous fera croire des choses, mais souvenez-vous, toujours, qu'il ne sert que ses propres intérêts et qu'il vous tuera dès qu'il en aura l'occasion. Il y a quelques millénaires, il a été maudit. Aucun de ses enfants ne peut rester en vie en même temps que lui. Il est paranoïaque, et a bien trop peur qu'on lui usurpe son trône.
- Et pourquoi tu nous dis ça ? demanda sèchement Lisa.
- Parce que je pense qu'il est de retour, soupirai-je. Ou qu'il le sera bientôt. Le plus tard possible, j'espère. Et parce que c'est mon devoir de vous protéger. Personne ne connait mon... Notre père aussi bien que moi. Vous pouvez y aller.
J'ai posé la tête sur la table, et Luke a tenté de me prendre la main. Je l'en ai empêché. Je ne voulais pas qu'il pense qu'il pouvait se rapprocher de moi à chaque fois que je désespérais.
- Tu crois que mon père va revenir ? demandai-je.
- C'est possible, admit-il. La dernière fois, il était proche de reprendre son véritable corps, alors ça ne m'étonnerait pas qu'il ait juste été légèrement retardé.
- J'ai peur, avouai-je.
- Moi aussi, admit-il. Moi aussi.
- Cronos sait, dis-je. Il sait que pour créer une arme de destruction massive, il faut qu'il corrompe le bien le plus pur. C'est ce qu'il va faire. Il l'a déjà fait avec moi.
- Nous ne le laisserons pas faire, promit Luke.
- Mais si c'était déjà fait ? Si c'était déjà fait, et qu'on ne le savait même pas ?
- On les protégera. Et je te protégerai.
- Je n'ai pas besoin de protection, murmurai-je, tout de même assez fort pour qu'il puisse m'entendre. C'est le monde qui a besoin qu'on le protège de moi.
- Ne dis pas ça.
- Si, Luke, fis-je en levant les yeux vers lui. Tu ne peux pas comprendre sans avoir toutes les données.
- Quelles données ?
- Qu'est-ce que j'ai fait ? gémis-je. Ce sera de ma faute si Cronos se lève à nouveau. Entièrement ma faute.
Et je commençai mon récit.