Öta revint du comptoir de la taverne avec deux chopes remplies. Il en déposa une devant Tyra qui le remercia avec le sourire.
Après avoir bu quelques gorgées, elle affirma dans un soupir heureux :
« Ha ! Y'a rien d'mieux qu'une bonne bière fraîche après une journée épuisante. »
Öta approuva en s'asseyant en face d'elle. Il sirota sa propre bière avec plaisir.
La route avait été longue et éprouvante, c'était agréable de s'arrêter. Ils avaient déjà pris une chambre et déposé leurs affaires à l'abri, si bien que maintenant ils pouvaient enfin souffler.
Ils restèrent ensuite tous deux silencieux, profitant du plaisir d'être enfin installés quelque part au chaud.
Mais lorsqu'il eut fini sa chope, Öta se releva sous le regard étonné de Tyra.
« Je reviens, je vais prendre l'air.
- Ça va ? » demanda t-elle. « Tu veux que je vienne avec toi ?
- Non je reviens vite, promis. »
Il ouvrit sa bourse et tendit quelques pièces à Tyra.
« Tiens. Si tu as envie de commander un plat chaud.
- Mais non, je vais t'attendre.
- Je n'ai pas faim. » répondit-il. « Ma brochette m'a suffi. »
Tyra n'insista pas et le regarda sortir avec perplexité.
Ce ne fut que bien plus tard, après qu'elle ait fini de manger et tandis qu'elle rêvassait en fixant les rainures de la table, qu'Öta revint.
Ses yeux et ses joues étaient tous rougis par le froid. En le voyant arriver, elle s'enquit avec inquiétude :
« C'était long, t'as eu un problème dehors ?
- Non, désolé. » souffla t-il. « Mais j'ai quelque chose à te montrer. Tu viens ?
- Dehors ? Maintenant ?
- Oui. Remets ta cape et couvre-toi bien, le froid est tombé. »
Tyra s'exécuta et suivit Öta.
Que voulait-il lui montrer ?
Pourquoi traversaient-ils les rues ?
Où la menait-elle ?
Au bout de plusieurs minutes, ils arrivèrent à une grande place. Une sorte de tour immense en pierre se trouvait en son centre.
« Oh. C'est magnifique.
- C'est le beffroi de Sombrépine. » expliqua Öta. « Comme c'est la première fois que tu visites une autre grande ville que GemmeNoire et nous n'aurons pas le temps de nous promener demain, je me suis dit que ça te ferait plaisir de le voir ce soir.
- Merci. » répondit Tyra, touchée.
C'était adorable de sa part de l'avoir amené ici. Ils restèrent quelques secondes à admirer le bâtiment avant que Tyra ne chuchote.
« Merci encore. Mais tu veux qu'on rentre à l'auberge ? Tu as l'air d'avoir froid. J'voudrais pas que tu attrapes le mal...
- Ah non, pas avant d'être monté dans le beffroi. » rétorqua Öta. « Je ne t'ai pas amenée ici juste pour le regarder de loin. »
Tyra écarquilla les yeux.
« Hein ? On a le droit de monter dedans ?!
- Normalement, non. » sourit Öta. « Allez, viens. On à moins d'une heure devant nous. »
Lorsqu'ils s'approchèrent du bâtiment, un garde se trouvait devant la porte. En les voyant arriver, il se décala et les laissa passer avec un petit sourire complice.
Öta lui fit un clin d'œil discret.
Ils montèrent tout en haut de la tour. Tyra se précipita alors vers la rambarde de pierre et s'extasia :
« Oh ! On peut tout voir d'ici, c'est magnifique ! Et on voit bien la lune aussi. Tu as vu comme elle brille ce soir ?
- Oui. Mon petit cadeau te plaît ? » demanda Öta en posant la main sur son épaule.
« Oh ça oui. C'est incroyable, merci. »
Tyra se promit de trouver un moyen de remercier Öta et de lui rendre la pareille dès qu'elle le pourrait.
« C'est vraiment superbe. » fit Tyra tandis que, depuis le sommet du beffroi, elle admirait la ville aux côtés de Öta.
Elle ne sentait plus le bout de son nez et ses doigts étaient endoloris par le froid, mais pour rien au monde elle n'aurait troqué cet instant. Pas même pour un bon feu de cheminée.
Tandis qu'elle frottait ses mains pour se réchauffer, elle eut une idée.
« Avoue. » fit-elle en se tournant vers Öta, qui se reposait contre la rambarde en profitant lui aussi de la vue. « T'as tout calculé.
- Quoi ? Comment ça ?
- J'suis sûre que si tu m'as amené ici, c'est pour que je sois frigorifiée.
- Ah bon ? »
Öta haussa les sourcils, l'invitant à partager le fond de sa pensée.
Qu'avait-elle donc encore trouver comme bêtise ?
« Et bien, parce que si j'ai froid j'serais obligée de venir me blottir contre toi pour me réchauffer ! » rit-elle. « En plus, t'as choisi un endroit qui me plaît pour me séduire, afin que je ne puisse résister. »
Öta ne put s'empêcher de pouffer.
« Zut, démasqué ! » soupira t-il, feignant la déception. « Il va falloir que je me fasse une raison, mon plan a échoué...
- Tut tut tut. Ce n'est pas parce que j'ai vu clair dans ton jeu que je ne veux pas jouer. »
Tyra posa les mains sur ses hanches et ajouta :
« Il se trouve que j'ai froid, et que tu es la bouillotte la plus proche de moi actuellement. J'accepte donc pour cette fois que tu mettes à exécution ton plan diabolique.
- À votre service, ma dame. » répondit Öta en se redressant, ouvrant les bras pour que Tyra puisse s'y faufiler.
Lorsqu'elle fut bien installée contre lui, admirant de nouveau la ville avec fascination, Öta ne put s'empêcher de murmurer :
« J'ai bien l'impression que c'est moi qui suis tombé dans ton piège.
- Quoi ? » fit Tyra en relevant la tête, curieuse.
« Non, rien. »
Durant leur voyage, Öta avait remarqué que Tyra se plaignait souvent de sa frange.
Elle lui avait même affirmé avoir décidé de la laisser pousser afin de s'en débarrasser.
« Mais c'est agaçant, elle me gêne ! » ronchonnait-elle parfois. « Et j'aime vraiment plus ma tête avec. Je l'ai toujours eue, je l'avais faite pour pour ressembler à Dame Söl, mais maintenant elle ne me plaît plus. »
Alors le lendemain matin, Öta décida de proposer à Tyra une solution qui lui avait trotté dans la tête toute la nuit.
« Et si tu tressais ta frange pour l'accrocher en arrière avec le reste de tes cheveux ? Comme ça, elle serait en quelque sorte masquée ?
- Ah ? »
Mêlant geste à la parole, Öta avait alors pris les devants et tenté de coiffer Tyra.
Lorsqu'il eut eu fini, il fut plutôt fier du résultat. Ce n'était pas parfait, mais qu'importe.
Dire qu'il y a quelques années il était incapable de se brosser les cheveux seul... il en avait fait des progrès !
« Tu aimes ? »
Tyra s'admira dans le reflet du miroir.
Elle adorait !
Elle leva ensuite les yeux vers Öta, un sourire timide se peignant sur son visage.
« Toi, tu aimes ?
- Tu es très belle avec et sans ta frange. » répondit-il. « Mais je crois que je te préfère sans. Je vois mieux tes yeux. »
Tyra reposa le miroir, les joues rouges.
« Merci. »
Les jours qui suivirent, ils avancèrent tranquillement jusque leur destination.
Öta faisait un parfait guide, commentant et détaillant chaque chose qu'ils croisaient.
« On dit que cette forêt fut le refuge d'Éclat il y a des siècles. De nombreuses personnes viennent prier là où se trouvait sa demeure. J'y suis déjà allé avec ma mère quand j'étais tout petit »
« Si tu prends cette route et que tu continues toujours tout droit durant une journée, tu arriveras au village de Buchêne. J'y ai séjourné quelques jours, les habitants sont très accueillants. Et la soupe de Nancine est incroyable ! »
« Nous ne sommes pas loin du Lac Empourpré. C'est un lieu que tout le monde évite, la légende raconte qu'un monstre vit au fond du lac et y attire ses proies avec sa voix. Elle est si envoûtante que l'on y plonge sans réfléchir. On dit que si l'eau du lac est rouge, c'est à cause du sang des malheureux qui sont tombés dans son piège. »
Tyra écoutait Öta avec intérêt, n'osant pas le couper lorsqu'il se lançait dans des explications.
Elle appréciait ces petites histoires et anecdotes, et ne pouvait s'empêcher de l'envier un peu. Il semblait avoir bien voyagé !
Ça lui donne envie et hâte de pouvoir l'emmener un jour dans les souterrains. Ce serait alors elle qui le guiderait, lui racontant des milliers d'histoires.
Mais si seulement c'était si facile... elle devait encore convaincre les siens d'accepter Öta. Ce ne serait pas une mince affaire.
« Plus qu'un jour de route, et nous serons en Morthebois. » fit Öta le soir, tandis qu'ils se trouvaient dans la grange d'un paysan qui avait bien voulu les accueillir pour la nuit.
« On devrait arriver demain après-midi. »
Le foin grattait un peu, mais était vraiment confortable. Tyra ferma les yeux en bâillant.
Même si maintenant, la route à cheval devenait un peu plus supportable et qu'elle s'y habituait, la fatigue commençait vraiment à lui peser.
Elle avait hâte d'arriver !
« C'est génial. J'ai hâte de voir là où tu as grandi. En plus, je pourrais sans doute en apprendre plus sur David ! Il n'en reviendra pas quand je lui raconterai.
- À ce sujet... » souffla Öta, qui avait tout fait pour éviter la discussion jusqu'alors.
« Il faut que je t'avoue quelque chose... »
« Il faut que je t'avoue quelque chose... »
Öta avait prononcé ces mots dans un souffle.
Tyra se redressa en sentant l'incertitude dans sa voix.
Que se passait-il ?
Pourquoi cet air sombre ?
« Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? » s'inquiéta-t-elle.
Öta ne répondit pas immédiatement. Il était en pleine hésitation, cherchant les bons mots et le bon moyen d'aborder un sujet aussi délicat.
« Tu sais, si j'avais su que tu connaissais David, je n'aurais jamais accepté que tu viennes avec moi. » murmura t-il.
Tyra ne comprenait pas. Elle fronça les sourcils, perdue.
Comment ça il ne l'aurait pas amenée avec lui ?
Que voulait-il dire par là ?
« Attends ? Comment ça ?
- C'est au sujet du passé de David. De notre passé. » répondit Öta, le regard fuyant. « J'aurais préféré qu'il t'en parle de lui-même plutôt que de le trahir en te racontant tout ça, mais tu vas forcément l'apprendre quand nous serrons à Morthebois. Je préfère que tu le saches avant d'arriver.
- Öta, tu m'fais peur. Que se passe-t-il ? »
Pendue aux lèvres du jeune homme, Tyra attendait avec crainte la suite. Jamais elle n'avait vu Öta comme ça et ça la troublait.
Qu'allait-il lui dire ?
« Je t'en prie, ne m'en veux pas.
- Öta... »
Il inspira.
« Voilà. David n'est pas seulement mon ami d'enfance. C'était aussi notre esclave. »
Tyra écarquilla les yeux. Sa respiration se coupa, tandis qu'elle assimilait ce qu'Öta venait de lui révéler.
« Quoi ? C.. Comment ça ?
- Mais je n'avais que quatre ans quand mon grand-père l'a acheté, je ne me souviens même pas de son arrivée ! » ajouta rapidement Öta, tentant de se justifier. « Je n'ai jamais eu mon mot à dire. Sinon, tu te doutes bien que... »
Sa voix mourut.
Il n'osait pas la regarder en face, les yeux baissés et les épaules écrasées par la culpabilité. Il avait terriblement peur qu'elle ne le haïsse pour ça.
« Peu importe son statut. » murmura t-il. « Je l'ai toujours considéré comme un frère. »
Tyra quant à elle s'était figée de stupeur.
David, un esclave ?
Lui qui ne se laissait jamais faire ?
Lui qui possédait une âme si libre ?
Comment pouvait il ne serait-ce qu'un jour s'être retrouvé dans cette situation ? C'était tout bonnement invraisemblable.
Et Öta... ? Elle s'était doutée qu'elle croiserait peut-être des esclaves à son domaine. Il était le fils d'un seigneur après tout.
Bien qu'elle ne sache pas grand-chose de son passé, toutes les personnes de bonne famille possédaient au moins un esclave chez elles. C'était ainsi.
Qu'il ait détenu un esclave ne la choquait donc pas.
Mais David ? C'était irréaliste.
« Je n'arrive pas à y croire. » murmura t-elle. « David ? Un esclave ? »
Öta releva les yeux, surpris.
Il n'y avait aucune trace de colère dans la voix de Tyra.
Aucune trace de rage ou de dégoût. Seulement de la stupeur.
Elle fixait les murs de la grange, perdue dans ce qui semblait être une profonde réflexion.
Prenant son courage à deux mains, il souffla :
« Tyra ? »
La jeune femme eut un léger sursaut et se tourna vers lui.
« Je ne comprends pas. » frémit-elle. « Je n'ai jamais remarqué la moindre marque d'esclavage sur lui. Il a bien quelques vieilles cicatrices, mais rien qu'aurait pu me mettre la puce à l'oreille. »
Elle repensait à tous les esclaves qu'elle avait pu rencontrer dans sa vie. À GemmeNoire, ils ne manquaient pas. Il y en avait beaucoup trop, si bien qu'elle serait incapable d'en établir le compte.
Mais tous avaient un point commun : les marques d'asservissement.
Lorsqu'un orian devenait un esclave, on le mutilait. Parfois, on lui coupait la langue, mais c'était assez rare. Cependant, on lui tranchait systématiquement le bout des oreilles.
Les humains jalousaient les oreilles pointues des orians, qui leur donnaient l'apparence des personnages de légende qu'ils vénéraient tant : les elfes.
Pour eux, qu'une race aussi barbare que les orians puisse ressembler aux elfes si puissants et majestueux de leurs mythes était un affront qu'il fallait corriger.
Or, David n'avait aucune trace de mutilation.
« Mon père a toujours condamné cette pratique. » assura Öta, qui avait saisis ce dont Tyra parlait. « Il s'y est opposé dès l'arrivée de David au domaine.
- Je vois.
- Si ça n'avait tenu qu'à lui, nous n'aurions jamais eu d'esclave. Mais David n'a jamais appartenu à mon père. Il était à ma mère. Elle l'avait reçu en cadeau. Mes parents n'arrêtaient pas de se disputer à son sujet...
- Ton père à l'air d'être une bonne personne. » affirma Tyra.
Cette phrase soulagea Öta d'un poids énorme. Il soupira, se détendant légèrement.
« Oui. C'est un homme bon, tu verras. »
« Je sors. » fit Tyra en se levant. « J'ai besoin de prendre l'air. »
Elle s'enveloppa d'une couverture et se dirigea vers la porte de la grange. Alors qu'elle était sur le point de l'ouvrir, Öta murmura :
« Tyra.
- Quoi ?
- Tu sais... je suis soulagé que tu ne m'en veuilles pas. »
Elle lui répondit par un léger sourire.
« Hé. Je ne vois pas pourquoi je t'en voudrais. »
Tyra ouvrit la porte et s'arrêta de nouveau. Elle se retourna et ajouta d'un ton plus sérieux :
« Par contre, j'ai bien remarqué que tu m'as pas tout dit. Il faudra qu'on en parle, non ?
- Il y a des choses que seul David peut décider ou non de te dire. » répondit Öta. « Ce n'est pas à moi de t'en parler. Et je dois bien t'avouer que je n'en ai pas la force...
- D'accord. »
Elle haussa les épaules, s'attirant un regard étonné d'Öta.
Pourquoi était-ce si simple ?
Pourquoi n'insistait-elle pas ?
Où était donc passée la Tyra si curieuse qu'il connaissait ?
« T'es la personne la plus respectable et sincère que j'connaisse. » expliqua t-elle devant son air surpris. « Alors si tu veux garder des trucs pour toi, c'est bon. J'te fais confiance. »
Et sans lui laisser le temps de répondre, elle s'engouffra dehors.
Öta ferma les yeux.