Tyra posa les mains sur ses hanches et s'exclama :
« C'est bien gentil, mais je t'ai invité pour passer une bonne soirée, pas pour broyer du noir ! »
Elle était déterminée à mettre de côté l'ambiance pesante qui s'était installée. Öta la remercia d'un sourire.
« Et bien, que me proposes-tu ? Tu veux rejoindre les autres ? » demanda t-il. « Il n'est pas trop tard pour retourner danser.
— Non. Mais demain si tu veux, on pourra assister aux répétitions. Tu vas adorer.
— Oh. Je suis curieux, ça peut-être amusant. »
Tyra hocha joyeusement la tête.
« Hum. Je sais ! Je vais te présenter Valorïn.
— Valorïn?
— Tu vas bien l'aimer, suis-moi. »
Öta lui emboîta le pas tandis qu'elle traversait le camp d'un pas rapide. Il ne fallut pas longtemps pour trouver le dit Valorïn.
L'homme était assis au coin du feu. Il lisait un vieil ouvrage qu'il reposa avant de se retourner en entendant Tyra arriver.
La première chose que Öta remarqua, était l'étrangeté de ses cheveux.
Était-ce des plumes ?
L'homme était vraisemblablement un Etris.
« Tyra. C'est un plaisir de te revoir. » fit-il en se levant, d'une voix douce et posée. « Et tu es accompagnée à ce que je vois. Qui est-ce ?
— Oui, je vous présente mon ami Öta. C'est notre invité ce soir. »
Öta hocha la tête poliment, légèrement intimidé par le regard perçant de l'homme. C'était une sensation étrange, comme s'il pouvait voir à travers lui.
« Je me nomme Valorïn, enchanté. Pardonnez mes manières, mais me voila fort étonné de rencontrer le fils du seigneur de Morthebois en pareil lieu.
— Quoi ? Vous - » bredouilla Öta.
Comment cet homme avait-il pu faire le rapprochement aussi vite ?
Morthebois était bien loin d'ici, et bien qu'il s'agisse d'une noble lignée peu de personnes connaissaient sa famille.
Tyra échangea un regard avec lui, tout aussi stupéfaite.
« Ahaha. » rit l'homme. « Vous ressemblez à votre père. »
« Vous connaissez-mon père ? » demanda Öta, étonné. « Je n'ai pas mémoire de vous avoir déjà vu au domaine... »
Tyra regardait la scène avec avidité. C'était peut-être l'occasion d'en apprendre plus sur Öta, lui qui était si secret.
Valorïn sourit et fit signe aux deux amis de s'installer à ses côtés autour du feu où il se réchauffait quelques instants plus tôt.
« Laissez-moi vous raconter une histoire. » commença t-il. « Une drôle de rencontre qui prit place quelques années plus tôt, alors que vous n'étiez que de petits poussins protégés au chaud dans leur nid. »
Il décala son livre afin de permettre à Tyra de s'asseoir, tandis que Öta préférait rester debout les bras croisés et le regard intrigué.
« Mon nom est Valorïn, et depuis bien des années j'exerce le travail aussi beau que plaisant de conteur. Je voyage de ville en village, parfois accompagné de cette charmante troupe que voilà, parfois seul.
Au fil de mes nombreuses pérégrinations, j'ai pu parcourir notre royaume et découvrir ses plus belles régions. Morthebois fut l'une d'entre elles.
Un berceau oublié, que tous évitent et dont la réputation ne fait malheureusement pas honneur à cette terre de mythes.
Pourtant, je n'ai rarement vu plus splendide et ancien. Une aura toute particulière s'échappe de ses villages et de ses forêts, aussi mystique qu'intrigante.
Le terreau parfait pour de belles histoires. »
Öta hocha la tête, appréciant la description. Il avait parfois le mal du pays ici. Morthebois et ses vieux bois, ses marécages et ses ruines anciennes lui manquaient souvent.
« Un jour, tandis que je vagabondais à Morthebois, mes pas m'avaient mené jusqu'une petite auberge non loin du domaine du seigneur de ces terres.
J'y fus accueilli comme un roi. Les voyageurs étant rares, il était toujours difficile pour les petites gens d'acquérir des nouvelles du monde. Tous m'assaillaient de questions sur la capitale et sur les territoires que j'avais pu parcourir...
C'était sous leurs yeux avides de bonnes histoires que je m'étais choisi un petit tabouret et avais déclaré mienne une place non loin de la cheminée.
Ce soir-là, comme à mon habitude j'avais ainsi partagé quelques contes que je maîtrisais bien. Je débutais à peine l'une de mes plus belles fables lorsqu'un homme rejoignit l'assemblée.
Je n'y aurais sans doute jamais prêté gare, si cet individu n'avait pas les cornes les plus longues que j'ai pu voir. C'était sans nul doute un Etris.
Mon visage fut éclairé d'un sourire. Quel plaisir de pouvoir partager mon art avec l'un de mes camarades !
Il était fasciné par ces histoires que je contais, buvant mes paroles avec le regard émerveillé d'un enfant.
Et bien plus tard, pendant que je profitais d'une délicieuse cervoise offerte par la tenancière, cet homme étrange me rejoignit. La bonté s'échappait de sa voix aussi calme que délicate.
Nous bavardâmes toute la soirée, évoquant notre pays d'origine avec une douce nostalgie. Et c'est ainsi qu'il m'expliqua que c'était en ayant entendu parler d'un conteur Estan présent en ville, qu'il avait décidé de venir partager cette soirée en ma compagnie.
Nous nous séparâmes avec le sourire et le bonheur d'avoir fait une belle rencontre.
Ce ne fut que bien plus tard que j'appris que cet homme n'était nulle autre qu'Ëten le Gris, le seigneur local.
Il se trouve qu'il lui arrivait souvent de s'enfuir discrètement de son domaine pour prendre l'air dans les tavernes et auberges alentour.
Il insistait pour que tous gardent le secret de ces escapades et ne s'adressent à lui que sans ses titres. »
Öta s'était finalement assis par terre, captivé par l'histoire. Il buvait les mots de Valorïn, réalisant qu'il n'en savait que peu sur son père.
Tyra avait changé de place pour se reposer contre lui, fascinée.
« Votre père me fit bonne impression, et ce fut ensuite plusieurs fois, tandis ma route me guidait jusque Morthebois, que j'eus le plaisir de le revoir. »
Öta avait écouté l'histoire de Valorïn avec fascination.
Son père était une personne très secrète et discrète, qui ne partageait que très rarement ses pensées.
Ce fut seulement lorsque son oncle Üter lui révéla son passé qu'Öta comprit à quel point il n'en savait que trop peu sur lui.
C'était il y a de nombreuses lunes, lorsqu'Öta tentait d'en apprendre plus sur les étranges feuilles qui poussaient sur sa peau. Ëten refusait de lui répondre, obligeant Öta à questionner son oncle.
En apprenant sa triste histoire, le jeune homme avait alors réalisé qu'il ne connaissait en réalité rien de son père. Celui-ci ne lui avait jamais parlé de lui, toujours enfermé dans un profond mutisme lorsqu'il s'agissait de s'ouvrir aux siens.
Alors, pouvoir en apprendre plus sur lui était une chance qu'il comptait bien savourer.
« Et avez-vous revu mon père récemment ? » demanda t-il à Valorïn. « Et mon oncle Üter ? Avez-vous eu de leurs nouvelles ? »
Öta envoyait régulièrement des lettres à son père. Il y partageait ses journées, lui offrait de nombreux détails et tentait par tous les moyens de le rassurer afin qu'il ne s'inquiète pas.
Mais lorsque ce dernier répondait, les lettres étaient toujours très concises, presque vides. Öta aurait aimé avoir des détails, savoir comment son père se portait, mais ce dernier restait fidèle à lui-même.
« Oh oui, j'ai eu la chance de rencontrer messire Üter lors de ma dernière visite. » répondit l'homme en souriant. « C'est un homme charmant qui ne manque pas de bonnes histoires à raconter. C'était un réel plaisir de discuter avec lui.
- Et mon père ? Comment va-t-il ?
- Oh, ça... Vous lui manquez énormément. Il ne cesse de parler de vous. Il est terriblement fier de l'homme que vous êtes devenu.
- Il est fier de moi ? » répéta Öta, étonné.
Il ne s'attendait pas à cette réponse et sentit une douce chaleur se rependre dans son ventre. C'était exactement ce qu'il rêvait d'entendre sans se l'avouer. Il sentit ses yeux devenir humides, mais retint toute larme.
Il sentit la main de Tyra sur la sienne et tourna la tête. Elle lui faisait un sourire encourageant auquel il répondit.
« Oh ça ! » s'exclama Valorïn. « Il est même terriblement fier de vous et ne manque aucune occasion de le faire savoir à quiconque veut bien l'entendre. Ce devient même parfois redondant, je dois bien vous l'avouer.
- Aha. Merci. »
Valorïn hocha la tête.
Il croisa ensuite les genoux et sembla réfléchir quelques secondes avant de continuer :
« Hormis cela... Hum... Que dire ?
- Mon père était-il en bonne santé ? La dernière fois que je l'ai vu, il avait perdu du poids et était toujours fatigué. J'espère qu'il va mieux.
- Effectivement, votre père me paraissait quelque peu épuisé, mais rien de bien étonnant. Je pense que la faute revient à sa filleule qui lui vole tout son temps. » fit Valorïn, rieur.
Öta fronça les sourcils.
« Comment ça ? Mon père n'a pas de filleule.
- Mais si, voyons. Je l'ai vue. C'est une petite fille. » répondit l'homme, sûr de lui.
Öta plissa les yeux, intrigué. Que son père n'aime pas bavarder et s'étendre sur son passé était une chose, mais lui dissimuler l'existence d'une filleule en était une autre.
Si une personne de leur entourage avait choisi Ëten comme parrain de leur fille, Öta était certain qu'il lui en aurait parlé. Il ne lui aurait pas caché une nouvelle aussi importante.
« Je vous assure que mon père n'a pas de filleule.
- Mais si je vous dis que je l'ai vue. » insista Valorïn, légèrement agacé. « C'est une petite oriane d'environ deux ans à la peau sombre comme l'écorce, aux jolis cheveux corbeau et aux magnifiques yeux caramel. »
Öta se figea. Il sentit un frisson glacé descendre le long de sa colonne vertébrale et répéta :
« Deux ans ? La peau sombre ?
- Oui. Et elle sera sublime en grandissant, croyez-moi. » répondit-il, avant de murmurer pour lui-même : « Hum... quel est son nom déjà... ? Je l'ai sur le bout de la langue. »
Mais d'un coup, Öta se leva. Les yeux écarquillés, son visage était devenu livide.
« Je. Excusez-moi. »
Et sans rien ajouter, il s'éloigna d'un pas rapide.
Tyra échangea un regard stupéfait avec Valorïn puis se leva à son tour.
« Je vais le rejoindre, désolé. » s'excusa-t-elle avant de disparaître à sa suite, engloutie par la nuit.
« Öta ? Öta ! T'es passé où ? » cria Tyra en parcourant le campement.
Elle l'avait perdu de vue en tentant de le suivre et était maintenant à sa recherche depuis plusieurs minutes.
Mais l'obscurité ne l'aidait pas, elle n'y voyait pas grand-chose.
Il y avait bien des lanternes un peu partout dans le camp, mais elles ne pouvaient pas effacer toute la pénombre ni retirer les tentes qui obstruaient son champ de vision.
« Öta ? »
Après avoir tourné en rond un long moment, elle le trouva enfin.
Il était assis à une table et regardait dans le vide.
Il pleurait ?
« Öta ? » fit-elle en s'approchant.
« Öta ? » fit Tyra en s'approchant d'Öta.
Il ne répondit pas.
L'avait-il seulement remarquée ?
Tyra se sentait dépassée.
Elle ne l'avait jamais vu comme ça.
Il semblait si triste, si désespéré...
Mais pourquoi ?
« Hé Öta, ça va ? » insista t-elle en s'asseyant à côté de lui. « Il s'passe quoi ? Tu veux en parler ? »
Öta se redressa. Sans mot dire, il posa la tête sur l'épaule de Tyra et ferma les yeux. Sa respiration s'apaisa.
Surprise, il fallut quelques secondes à Tyra pour comprendre ce qu'il se passait.
« Öta ?
- Si c'est ce que je crois, la filleule de mon père est aussi ma petite sœur... » murmura t-il alors.
Tyra fronça les sourcils.
« Ta petite sœur ?
- Ma demi-sœur. » répondit-il dans un souffle. « Je pense que mon père m'a menti en m'affirmant qu'elle était morte.
- Oh.
- Je dois en avoir le cœur net. Je partirais à l'aube, tu peux rester chez moi pendant mon abse —
- Je t'accompagne. »
Öta se redressa.
« Hors de question. C'est loin, tu —
- T'as pas le choix. » siffla Tyra en se levant. « Et tu m'expliqueras tout en route comme ça. »
Il hocha la tête, comprenant qu'il ne parviendrait pas à lui faire changer d'avis.
Mais il devait bien l'avouer, l'idée d'être accompagné par Tyra le rassurait légèrement.
« Mais... et ton village ?
- Ils se débrouilleront. D'toute façon, j'ai besoin de changer d'air. J'vais passer voir un ami pour le prévenir. On s'retrouve chez toi dans une heure ?
- Non. Maintenant que je me sens un peu mieux, je vais retourner voir Valorïn pour lui poser quelques questions afin d'avoir plus de précisions. Ensuite si notre discussion confirme mes doutes, je dois aller voir quelqu'un pour tout préparer. Je risque d'y rester longtemps. »
Il fouilla dans son escarcelle pour en sortir son trousseau de clefs qu'il tendit à Tyra.
« Rendez-vous chez moi demain matin à l'aube. »