66 Exeter Street, tome 3 : Le...

By Miss-Laure

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Par Sandra ( @Miss-Vain ) & Laure Tome 3 des aventures de Doraleen McFear, Alice Appletown, Camille Ferguson... More

Présentation
Résumé du tome 1 (spoilant)
Chapitre 1 - Partie 1 : DANS LES AIRS ET SUR TERRE
Chapitre 1 - Partie 2 : DANS LES AIRS ET SUR TERRE
Chapitre 2, Partie 1 : RED SKIRT
Chapitre 2 - Partie 2 : RED SKIRT
Chapitre 3 - Partie 1 : LES LARMES DU CIEL
Chapitre 3 - Partie 2 : LES LARMES DU CIEL
Chapitre 4 - Partie 1 : VÉRITÉ OU MENSONGE
Chapitre 4 - Partie 2 : VÉRITÉ OU MENSONGE
Chapitre 5 - Partie 1 : LE DÉSHABILLÉ LILAS
Chapitre 5 - Partie 2 : LE DÉSHABILLÉ LILAS
Chapitre 6 - Partie 1 : PAR MONTS ET PAR VAUX
Chapitre 6 - Partie 2 : PAR MONTS ET PAR VAUX
Chapitre 6 - Partie 3 : PAR MONTS ET PAR VAUX
Chapitre 7 - Partie 1 : LA VILLE AUX CENT CLOCHERS
Chapitre 7 - Partie 2 : LA VILLE AUX CENT CLOCHERS
NOUVELLE PUBLICATION
Chapitre 8 - Partie 1 : SUR LES CÔTES FLEURIES
Chapitre 8 - Partie 2 : SUR LES CÔTES FLEURIES
Chapitre 9 - Partie 1 : IMPAIR ET MANQUE
Chapitre 9 - Partie 2 : IMPAIR ET MANQUE
Chapitre 10 - Partie 1 : LE SANG SUR LES ÉTOILES
Chapitre 10 - Partie 2 : LE SANG SUR LES ÉTOILES
Nouvelles
Chapitre 11 - Partie 1 : DETECTIVES EN JUPON
Chapitre 11 - Partie 2 : DETECTIVES EN JUPON
Chapitre 12 - Partie 1 : LES HOMMES DE L'OMBRE
Chapitre 12 - Partie 2 : LES HOMMES DE L'OMBRE
Chapitre 13 - Partie 2 : UN MONDE DE MENSONGE
Chapitre 13 - Partie 3 : UN MONDE DE MENSONGE

Chapitre 13 - Partie 1 : UN MONDE DE MENSONGE

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26 mai 1888 - DEAUVILLE 

Il y avait de ces matins - ceux où l'on aspire plus que jamais à la tranquillité, le confort douillet du lit et la chaleur de sa compagne - où inévitablement on vous extirpe de votre confort. Achille Delhumeau grommela. Car l'individu qui tambourinait à sa porte, n'allait pas tarder à recevoir ce qu'il qualifiait de « morceau de viande non désossé en travers de la figure » pour passer le réveiller de si bon heure.

Passant une chemise il ouvrit à la volée la porte de sa chambre et se retrouva nez à nez avec Henry, puis Charles son deuxième fils qui se cachait dans un recoin, plus enclin que son aîné à ne pas ignorer que le sommeil de leur père était sacré.

— Quoi ?

— C'est important.

— Ça a intérêt à être important en effet. Il est six heures du matin !

À voir la mine quelques peu contrite de son fils, Achille se radoucit. Après tout Henry n'était pas du genre à vous demander de l'aide par ce simple terme.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Sortir du lit une charmante mais non moins dangereuse femme... Cela vous tente père ?

— Comme au bon vieux temps.

Ce fut tout ce que le vieil homme trouva à dire avant d'attraper ses affaires et sortir de la chambre à pas de loup. Finalement être levé de bon matin pour revivre un peu de sa gloire passée avait du bon.

Et de sa gloire passée, Achille en avait quelques beaux restes. Suivi de Charles qui gardait les lèvres pincées, preuve qu'il ne savait pas en quoi sa présence était requise, ils avaient allongé le pas derrière la démarche de géant de Henry, jusqu'à une petite maison cossue nichée dans une venelle de Deauville. La nuit était encore présente et seul le cliquetis des roues du chariot d'un maraîcher et les aboiements lointain d'un chien brisaient le silence. Là, Henry avait crocheté la porte de la maison sans mal. Petite fierté de père, Achille ayant initié ses enfants à cette technique quand ils étaient plus jeune. Cela pourrait toujours servir se disait-il à l'époque. Preuve en était aujourd'hui qu'il avait eu raison.

Enfin pénétré dans la petite maison, sa présence de colosse eut à faire à deux hommes armés de matraques qui furent bien vite mis hors d'état de nuire, sans risque, sans casse et presque sans bruit. Quand ils montèrent à l'étage et pénétrèrent la chambre de la dame, fatalement le remue-ménage l'avait mise sur le qui-vive et ils furent accueillis l'arme en la main et d'un tir maladroit. Achille lui trouva une jolie voix et fut saisi par sa beauté quand son fils parvint à la maitriser en lui fauchant les jambes sans vergogne, récupérant l'arme qu'il donna à Charles et la mit au lit d'une bonne gifle. Ça, le fiston avait beau aimer les dames, il manquait cruellement de distinction avec elles. Ses leçons sur les manières à avoir envers le beau sexe avaient été négligés.

— Henry. On ne frappe pas les dames.

— Faudrait-il encore que c'en soit une. Je vous présente Eva Evinger, charmante espionne pour le compte des prussiens.

— Sale engeance, persifla Charles, tandis qu'Eva se redressa le regard sombre de colère.

— Cher Henry, on vient régler ses comptes en famille maintenant ?

— Je vois que je n'ai pas besoin de faire les présentations.

— Non ce ne sera pas nécessaire. Monsieur Achille Delhumeau, dit « le colosse » porte bien sa réputation.

Achille se redressa, pas peut fier que ses états de service soient encore de notoriété.

— Et je suppose que vous êtes Charles, le frère et juge, Monsieur.

— Vous supposez bien, répondit ce dernier, circonspect.

Eva sourit, remit en place une mèche de cheveux que la gifle avait défaite et se releva. D'un claquement de langue, Henry lui signifia de ne pas bouger, ordre auquel elle se conforma de bonne grâce, prenant dans le lit une pose lascive. Sa chemise de nuit collée à son corps faisant profiter de monts et merveilles, Achille en soupira intérieurement.  Marié, puis père, il s'était fait un devoir de ne jamais tromper sa femme sauf si le métier l'exigeait. Il y avait des recours auquel l'état vous absolvait. Aussi, de telles beautés, il en avait connues du temps de sa carrière et bien avant même, profitant de délices pour la « Cause » et bon sang que cette créature le rendait nostalgique. Mais elle avait tout de l'être séduisant et retors et il comprit bien vite qu'avec cette demoiselle, il fallait rester prudent.

— Si vous cherchez Daniel, il n'est pas là, lâcha Eva avec une pointe de connivence.

Le coeur d'un père connaissait bien des maux dès l'instant où son enfant venait au monde et en connaissait de plus grands quand il venait à le perdre. Aussi Achille chancela, glacé, à l'évocation de son aîné. Ce fils décédé il y avait cinq ans et qui lui avait causé tant de chagrin, serait en vie ? Il considéra Henry et sans surprise ce dernier ne paraissait nullement surpris. Achille bouillonna et préféra porter son regard sur Charles qui, tout comme lui, avait choisi la voie du silence devant cette nouvelle. Un conseil de famille allait s'imposer.

— Il n'est pas question de Daniel mais de vous ma chère. Vous m'avez échappé à Londres, mais il m'avait semblé être assez clair sur mes intentions si vous persévériez sur cette voie. Je ne vous veux plus dans mon entourage.

— Vous n'avez pas toujours dit cela.

— Je le dit aujourd'hui, Eva. Vous me posez bien trop de problème à moi, mes amis, ma famille !

Son hurlement fit sursauter la jeune femme dont l'assurance se fissurait. Achille et Charles ayant appris depuis bien longtemps, et pour des raisons différentes, à ne pas se laisser surprendre par des excès de colère, ils n'exprimèrent aucune émotion. Cependant, Achille considéra son fils et remarqua pour la première fois l'homme. Celui qu'il était aujourd'hui. Un homme tiraillé par des oppositions internes, fatigué par une vie difficile et des choix douloureux. Ceux qui coûtaient la vie et créaient des spectres qui vous hantaient à jamais.

— Henry..., implora Eva.

— Taisez-vous. Vous êtes allez trop loin. Que nos pays respectifs nous séparent, je pouvais m'en arranger. Mais votre coalition avec mon frère, vos plans pour nuire à mon entourage... Vous n'auriez jamais dû.

Eva soupira, plus pour retrouver son souffle que se donner contenance. Elle tremblait. Ce devait être la première fois qu'une telle opposition les séparait. Et Achille savait combien la frontière de l'ennemi pouvait parfois être mince, voir inexistante. N'était-ce pas ainsi qu'il avait rencontré Petula ? Eva Evinger avait dû compter dans l'existence et, probablement, le coeur de son fils, songea-t-il. Ce devait être un déchirement pour lui de se séparer d'elle.

Achille se secoua un peu et porta son intention sur une autre femme qui fit son entrée. Plus âgée, d'un physique quelconque, ses cheveux bruns ramenés en bandeau de tresses sur sa tête, la faisant ressembler à l'un de ces oiseaux de sinistre augure. Sa petite stature pouvait la faire passer pour faible, mais par expérience, Achille vit à son corps robuste, sa présence, son buste raide et les traits fermes de son visage, sa force. Il lui sembla la connaître. Mais l'âge avait ses affres qu'Achille subissait avec humilité. Elle trainait dans son giron une énorme malle et voyant que son fils la saluait, il se borna à rester le témoin des événements.

Henry posa sa main sur son bras frêle et Achille se confronta au regard dur d'une femme marquée par une douleur intérieure.

— Je vous présente Madeleine Toussaint. Vous la reconnaissez ma chère ? C'est la cuisinière de feu monsieur Kent. Si vous vous interrogez de sa mise sobre et du noir de sa robe, c'est que vous avez fait d'elle une veuve en tuant hier son époux, le valet Monsieur Jean Toussaint.

— Un espion. Ce sont les risques du métier, madame, se borna à dire Eva, comme mots de condoléance.

Madame Toussaint releva la tête et la considéra avec toute la rage qu'il était possible d'exprimer sans passer par la violence physique.

—Et qu'est-ce que c'est ? demanda Eva, en montrant la malle.

Il était vrai que Achille se posait également la question. Mais à voir le format, il avait déjà une vague idée de la réponse.

— Ça ? C'est pour vous, ma chère.

— Vous me chassez Henry ? C'est que je suis en vacance.

— Et vous gâchez les miennes.

— Simple concours de circonstances.

— Si vous le dites.

Le visage amusé, presque arrogant, d'Eva Evinger se délia soudainement. Henry venait de sortir de sa poche une petite cassette de métal d'où il extirpa une seringue.

— Ça aussi c'est pour vous.

— Non !

La jeune femme bondit pour s'échapper. Achille, en bon père et ancien agent des services secrets, la rattrapa au vol. C'était en cela que sa présence était aussi requise. Battre comme plâtre des quidams à la solde de l'ennemi était une chose. Maintenir une femme qui ne manquait ni de force ni de panache était également dans ses prérogatives.

Il la maintint tout contre lui. Ces chemises de nuit de dentelle et de coton fin avaient un avantage, ils faisaient profiter de tout. Eva Evinger eut beau se débattre en tout sens, elle ne parvint ni à se défaire de l'emprise d'Achille Delhumeau, ni de l'aiguille que Henry planta dans son bras. Elle sentit le liquide se diffuser dans ses veines, brûlant, acide.

— Une petite création de madame Luz Petitpont. Vous connaissez également Madame Petitpont, Eva ? demanda Henry en retirant l'aiguille. Vous avez participer à la tentative de d'assassinat sur son époux.

— Non... Je n'étais pas là.

— Mais c'est vous qui avez donné cette liste de noms, vous qui avez informé mon frère.

Eva Eva secoua faiblement la tête, tandis que ses jambes devenaient cotonneuses, mais de sa bouche sortit la vérité.

— Oui.

— Bien sûr que c'est vous. C'est toujours vous, Eva.

Henry, respira longuement pour garder le contrôle de ses sentiments.

— Tant que votre langue est déliée : quel est ce dossier de personnalités scientifiques trouvé au 67 Exeter street ?

Eva se mordit la langue et détourna son regard, mais des mots se libérèrent.

— Des sommités... Une conférences à Brigthon dans quatre jours... Ils s'y seront tous... Daniel, aussi.

— Qu'est ce qu'il mijote ?

— Je ne sais pas... Il ne m'a rien dit.

— Samuel Kent ?

— Je devais voler son carnet... ses recherches.

— Où est son carnet.

Eva se contenta de regarder son lit et de répondre laconiquement « là ». La drogue de Luz Petitpont était efficace, mais sur une courte durée. Bientôt Eva tomberait dans un sommeil de plusieurs heures, jours même selon certains cas. Il laissa donc Madeleine fouiller méthodiquement le lit et trouver dans une trappe dissimulée dans le châlit en bois de rose, un carnet de cuir noir qu'elle remit à Henry. Il considéra à peine cette trouvaille reportant toute son attention sur Eva qui dodelinait, combattant vainement les effets de la drogue.

— Où se trouve la boîte de Pandore ? 

— Je ne sais pas... Je la cherche... aussi.

Soudain Elle réprima ce qui sembla être un sanglot et une larme coula le long de sa joue.

— Qu'est ce que.... faire de moi ?

Ses jambes cédèrent et Achille rattrapa la jeune femme pour la laisser tomber dans les bras de Henry qui s'agenouilla et la tint contre lui, non sans une certaine délicatesse.

— Vous inoculer un poison et vous laisser partir seule fut ma première option, mais une chance pour vous, Madeleine a prévenu ses supérieurs qui ont vu un grand intérêt à vous avoir. Très certainement, que comme l'année dernière, vous parviendrez à vous échapper ,mais alors ma chère Eva, je vous traquerai, je vous trouverai... et je te réglerai ton compte.

Eva tenta de se révolter, mais son souffle était court et son corps ne répondait plus à aucun de ses ordres. Henry la souleva, tenant une dernière fois, il l'espérait, cette femme avec qui il avait partagé tant de secrets. Il la déposa dans la malle avec les derniers soins que l'on donne à une condamnée. Il lia ses mains et ses pieds à l'aide d'une corde que lui tendit Madeleine et sortit de sa poche un bandeau.

— Henry... je t'...

Henry Delhumeau ne lui laissa pas le temps de cracher un mensonge de plus. Il noua le bandeau et fit signe à Madeleine de s'occuper du reste.

Madeleine Toussaint, se tint droite aux pieds de la malle et plongea son regard dans celui embrumé d'Eva Evinger.

— Ce sont les risques du métier, ma chère, railla madame Toussaint en refermant le haut de la malle sur une dernière vocifération.

Henry fit signe à son père de l'aider et ensembles, ils soulevèrent la malle. Dans l'entrée les attendaient trois hommes qui s'occupaient des deux malfrat encore groggy et qui prirent la relève pour emmener la malle et son contenu silencieux sur une petite charrette. 

— Vous devriez être tranquille jusqu'à Paris, Madeleine, dit Henry en aidant cette dernière à monter et prendre place à côté du conducteur.

— Mais au cas où, n'hésitez pas à lui redonner une petite dose d'ici quatre heures. Ce faisant il lui confia la cassette de métal.

— Merci, Monsieur Delhumeau. Pour tout.

Elle lui serra la main plus fortement et ce dernier geste scella les adieux. La charrette s'ébranla, emmenant une femme pour qui Henry avait encore assez de sentiments pour regretter que les choses en soient arrivées à de telles extrémités.

— Je te connais fort bien, mon fils. Tu n'avais nullement besoin de notre présence. Tu nous a impliqués pour ensuite nous mettre dans le secret. Ce que je me demande maintenant c'est : le secret de quoi ?

— Je dois vous parler de quelque chose d'important.

— Tu ne peux pas te contenter de demander audience ? grogna Charles.

— Tu te crois dans ton tribunal ?

— Et toi dans.... je ne sais comment définir ton métier. Traiter ainsi cette femme... Nous emmener alors qu'il eut était plus simple de venir nous voir et nous dire « j'ai quelque chose à vous dire ». Tu es si...

— ...compliqué.

— Tordu !

— Certes. Mais cela m'amusait. Et je voulais que vous voyez à quel genre de personne vous risquez d'avoir à faire prochainement.

— Voir quoi ? s'insurgea Achille. Tu pense avoir besoin de nous faire la moral ? Pour qui te prends-tu ? J'en ai vu bien avant toi. Alors maintenant tu vas tout nous dire. Mais pas ici. Et tais-toi ! ordonna-t-il tandis que Henry ouvrait la bouche. Je ne veux rien entendre de toi avant que nous soyons à l'hôtel, un verre de prune à la main pour calmer mes nerfs.

Sur ces derniers mots, Achille clôtura la discussion et tout velléité de la maintenir.

o0o

Alice se réveilla tôt ce matin là. Elle n'entendit pas l'habituelle cacophonie des enfants de Charles et Constance Delhumeau, ni les explosions de voix de la mère de Henry. Ce silence était singulier, tant le bruit paraissait être inhérente à la famille. Elle regarda l'heure. Il était prêt de sept heure. Avec un soupire, parce qu'elle sut qu'elle ne pourrait pas se rendormir, Alice décida de se lever pour aller faire une promenade matinale en bord de mer. Après tout, elle était aussi en vacances et l'air marin ne pourrait que lui être bénéfique, tant pour son corps que pour aérer un esprit encombré de questions, d'images et d'interrogations.

Elle s'habilla rapidement et délaissa le serrage de son corset au strict minium. Il lui sembla d'ailleurs avoir perdu un peu de poids ces derniers temps. Ce n'était pourtant pas grâce au déjeuner de la veille dans un restaurant qui ne gâchait pas sa réputation et au dîner riche en viande et en sauce. Pourtant la taille de sa robe lui sembla un peu plus leste. Exaspérée par cette situation qui rendait ces vacances bien moroses, Alice lissa sa robe d'un vert-amande moiré de bleu, ornée d'une fine dentelle française et agrémenta cette belle toilette d'un chignon simple, renonçant à mater ses mèches folles. De toutes les manières, le vent marin la décoifferait rapidement et elle serait bonne pour se recoiffer en rentrant.

Elle passa un châle sur ses épaules et sortit de sa chambre. Le calme inhabituel des couloirs de l'hôtel lui parut si étrange qu'elle en fut presque surprise de croiser des femmes de chambre. Elle les salua poliment. Alice n'oubliait pas son expérience de femme de chambre au Regency Hotel  lors de sa toute première enquête, l'été dernier. Ni le caractère parfois affreux ou concupiscent des clients pour ne pas montrer sa sympathie à celles dont elle avait partagé la profession un court instant. Elle donna sa clé au réceptionniste puis sortit. L'air était encore frais et le jour pas tout à fait levé, mais le ciel revêtait d'extraordinaires couleurs et seuls quelques nuages le parsemait. Alice respira un grand coup et avança au fil des rues.

Deauville était une ville au charme bourgeois indéniable. Sa mère l'aurait adorée et son frère se serait certainement perdu des nuits entières au casino. Cette pensée provoqua en Alice une certaine nostalgie qu'elle préféra au chagrin qui s'était évanoui avec le temps. Mais force était de constater qu'elle se retrouvait un peu seule au milieu du clan Delhumeau à l'envahissante exubérance. Henry passait son temps à se chamailler avec sa sœur et Doraleen, à asticoter Charles et à se plaindre de ses parents et tout spécialement de sa mère. Ferguson avait Alexandra et ils paraissaient plus liés que jamais malgré les barreaux qui les séparaient. Et même si Doraleen passait du temps avec elle, elle était obnubilée par ses affrontements avec Henry. Alice se demandait, d'ailleurs, s'il ne s'agissait pas là d'une cour étrange mais non moins assidue, de l'un comme de l'autre. Bien sûr, elle avait été parfaitement accueillie et tout le monde se montrait chaleureux avec elle et la jeune femme prenait particulièrement plaisir à renouer avec ses connaissances en français durant de grandes discussions avec Achille Delhumeau, ainsi que la douce et tendre Constance. Mais cela ne l'empêchait pas de se sentir isolée. Elle était orpheline, considérant que son père n'en avait jamais été un, et amoureuse d'un homme qui ne l'aimerait en aucun cas.

Cette mélancolie la surprit. Il n'était pas dans sa nature de se laisser aller à de tels sentiments. Mais l'âme russe était ainsi faite, une médaille à deux faces. L'une forte et orgueilleuse, l'autre douce et nostalgique. Chacun décidant quelle face il voulait afficher, Alice s'était toujours résolue à rester forte. Aussi, ce fut pleine de cette nouvelle volonté qu'elle arriva enfin à la promenade en bord de mer. Elle inspira les embruns de la Mer. Si elle détestait être sur l'eau, Alice adorait l'ambiance différente qui se dégageait lorsque l'on faisait face à cette étendue aussi calme que tumultueuse. La jeune femme respira de longues bouffées d'air iodé et avança d'un pas énergique. Elle croisa quelques promeneurs tout aussi matinaux qui la saluèrent poliment et tandis qu'elle continuait son cheminement, sans but, elle vit un peintre, dos à elle, qui capturait sur sa toile l'essence matinale de Deauville. Elle ralentit le pas pour pouvoir observer un peu plus son travail. Alors qu'elle lui passait devant, l'homme l'interpella.

— Mademoiselle, excusez-moi !

Alice se retourna à moitié vers lui.

— Ne bougez plus. Voilà. Une telle perfection ne peut qu'inspirer un peintre.

La jeune femme, sourit en reconnaissant l'artiste Emile Dupin.

— Monsieur Dupin comment allez vous ?

— Ma foi fort bien ce matin, miss Appletown.

S'approchant, Alice put mieux détailler le jeune homme chose qu'elle n'avait pas prise la peine de faire au casino. Il était grand et ses cheveux blonds un peu trop long lui tombaient sur le visage. Sa blouse d'artiste posée sur le muret séparant la promenade de la plage, Alice put mieux distinguer sa silhouette fine, anguleuse, perdue sous une chemise parsemée de quelques tâches de peinture. Son pantalon noir était froissé et simplement retenu par une vieille paire de bretelles élimées. Il était tout dépenaillé, mais Alice ne pouvait nier qu'elle le trouvait charmant.

— Accepteriez-vous de poser pour moi ?

— Je l'ai déjà fait au casino.

— Une esquisse. Je vous en prie, dîtes oui. Sinon vous me hanterez jusqu'à la fin de mes jours.

Alice ne put s'empêcher de rire. Le peintre semblait à la fois sérieux et en même temps, une certaine malice pouvait se lire dans ses yeux.

— Vraiment, monsieur ? Inspiration, perfection, rien que cela ?

Il sourit à son tour, visiblement ravi de voir la jeune femme amusée.

— Dîtes-moi ce qu'une femme aussi jolie que vous fait debout à cette heure matinale, à part m'apparaitre telle une vision enchanteresse ?

— Vous voulez dire à part me faire scandaleusement aborder par un peintre qui me couvre de compliments comme il doit le faire à toutes les femmes qui ont le malheur de l'écouter ?

Le peintre inspira, semblant réfléchir à cette question, le bout de son pinceau sur le bord de ses lèvres.

— A vrai dire, je ne le dis pas à toutes les femmes, du moins pas avec une complète sincérité. Ce qui, pour être honnête avec vous, ne m'étais pas arrivé depuis un certain temps.

— Ainsi donc, vous mentez aux femmes ?

— Non. J'aime les femmes et leur nature, mais la beauté c'est autre chose.

Alice rougit. Jamais un homme n'avait flirté aussi ouvertement avec elle. Même avec Frederick Potter, son premier et unique amant, cela ne s'était pas passé ainsi et pour la première fois de sa vie, elle se sentit sincèrement désirée par un homme.

— Vous ne m'avez pas répondu, reprit le peintre. Que faites-vous ici à une heure si matinale ? Seriez-vous une femme perdue qui a passé la nuit dehors et qui rentre seulement chez elle ?

Cette question aurait pu paraître insultante mais il l'avait dit sur un ton si plaisant, presque moqueur, qu'Alice ne s'offusqua pas.

— Et pourtant c'est tout l'inverse. Je me suis désespérément levée tôt et j'en ai profité pour sortir un peu. La lumière est magnifique ce matin.

— Ainsi, vous êtes sensible à cela ?

Il passa ses doigts le long d'une ligne imaginaire caressant l'horizon de ses fils d'or et de rose. Il était devenu plus sérieux, comme si le sujet le passionnait.

— Oui.

Alice s'approcha plus et considéra un moment le tableau encore en travaux.

— Je trouve tout à fait intéressant la façon dont vous avez traité les couleurs.

Elle passa à ses côtés pour lui montrer plus particulièrement les endroits de sa toile qu'elle appréciait.

— Vous vous y connaissez en art ?

— Modestement, oui. Mais je dois dire que le travail des maîtres impressionnistes – que je n'ai vu qu'en reproduction, malheureusement – me fascine. Je trouve leur approche et le traitement de la lumière tellement novateur.

Et Alice était sincère. Déjà petite, les seuls cours de son précepteur qu'elle avait suivi avec plaisir et sans partir en courant étaient lorsqu'il abordait l'art et ces différents courants. Les peintres plus particulièrement. Plus tard, Frederick avait continué son instruction en ce domaine pour son plus grand ravissement l'emmenant à de multiples expositions en vue ou controversée, lui-même passionné.

Le peintre parut sincèrement étonné de sa réponse. Il ne s'était visiblement pas attendu à rencontrer une femme ayant des connaissances plus étendue que celui de la simple critique. 

— Ne m'en parlez pas, j'ai commencé à Etretat, puis j'ai fait Rouen, Le Havre et me voilà enfin ici, à Deauville pour capturer l'essence que Monet, Pissaro, Degas et les autres grands maîtres ont saisi. Et j'aimerai tant rencontrer Eugène Boudin, je trouve son travail proprement fascinant. Ces artistes sont extraordinaires, ne voyez-vous pas là ce qu'ils ont inventé ?

— Pourtant, ne dit-on pas que c'est un anglais, William Turner, le vrai précurseur de cette mouvance ?

Un regard d'adoration passa dans les yeux du peintre.

— Posez pour moi, je vous en supplie.

Alice recula légèrement.

— En échange de quoi ?

— Vous me paierez ce qu'il vous conviendra.

Emile sourit et lui tendit la main. Radoucie, Alice lui donna la sienne qu'il baisa délicatement.

— Peut-être pourrai-je vous inviter à dîner, nous ferions connaissance et si vous me jugez honnête, nous envisagerons alors que je fasse votre portrait.

Alice se fit songeuse. Si elle était sincère avec elle-même, elle appréciait le jeune homme et avait très envie d'accepter. Mais, elle se méfiait également. Et finalement, elle se décida.

— Venez à dix-neuf heure au Grand Hotel. Nous dînerons avec mes amis et si vous êtes encore là au dessert, alors je pourrai envisager la possibilité de devenir votre modèle.

— Etrangement, je sens que passer devant l'inquisition me serait plus agréable que ce qui m'attend ce soir.

— Et vous avez probablement raison, fit Alice en riant. Je m'en excuse d'avance, mais viendrez-vous ?

— Je ne manquerai cela pour rien au monde, affirma-t-il avec une nonchalante tranquillité.

— Alors à ce soir, Monsieur, fit Alice en s'éloignant d'un pas guilleret pour retourner à l'hôtel.








____________________________

Deux salles deux ambiances en terme de vacances. Quoique, mentalement, Alice et Henry sont au top. La semaine prochaine, réunion de famille chez les Delhumeau. D'ailleurs, ce chapitre sera sectionné en 3 parties, parce qu'il est dense ce beau bébé.

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