Chapitre 1 : Suite 2

31 1 2
                                    


Solynn

C'est la première fois que je voyage au-delà de notre domaine et je ne pensais pas que cela puisse être aussi ennuyeux. Un peu plus de trois longues et incommodes semaines de chariot auront été nécessaires pour rejoindre la capitale et satisfaire ma regrettable curiosité. Il n'était pas prévu que je fasse cette route, mais la possibilité de voir Heyméah, qui plus est avant mes prochaines noces, était une occasion au combien attrayante ! Rares sont les femmes nobles, à fortiori mariées, qui peuvent se glorifier d'avoir vu du pays ! Pour la large majorité d'entre elles, l'union maritale laisse présager des années de solitude, à s'occuper de potins et broderies. En parallèle, les épousés s'emploient à la gestion de leurs terres, à la politique et à autant d'entraînements militaires. Quant à la descendance, elle est confiée aux bonnes d'enfants et instituteurs de prestige, chargés de leur éducation moyennant finance, logis et couvert.

Nous sillonnons les rues pavées de la basse Heyméah, gâchées par les relents des immondices qui jonchent le sol, délestées ça et là par les citoyens. Le tout mêle des odeurs d'urine, d'excrément, de sang et de bois brûlé, en un ensemble peu ragoûtant. Du moins, il ne s'agit là que de ce qu'il m'est capable d'en discerner. Les dernières neiges nous sont en cela salvatrices. Je savoure leur présence à leur juste valeur qu'elles satinent en sus cette cité, la faisant briller de mille et un éclats adamantins, au contact du matinal rougeoiement solaire. Ici les maisons ont toutes un étage ou deux, et sont faites de pierres calcaires d'un camaïeu allant du blanc au ocre. J'observe à cet instant que les habitations sont composées de davantage de pierres blanches, à mesure que nous nous rapprochons de l'île qui surplombe, du haut de sa modeste colline, la ville basse. Me reviennent alors en mémoire les premières maisons, qui étaient pour ainsi dire totalement ocres. Devant ma mine dubitative, Lomynn, mon érudite de sœur, se hâte de déverser sur ma personne une once de ses disparates connaissances :

— La couleur des habitations varie selon la richesse de leurs propriétaires. Les roches calcaires blanches sont plus denses que les jaunes, qui sont elles plus poreuses et friables. La plupart des constructions de Fréomne sont ainsi faîtes. Les humbles familles occupant des logements aux pierres ocres, et la famille royale bénéficiant d'un château des pierres les plus nobles et résistantes de la région, les blanches.
— Je vous remercie pour ces éclaircissements chère sœur.
— C'est toujours un plaisir chère cadette, me nargue-t'elle. D'ailleurs, il en va de même au sujet des toitures. Alors que celles des demeures des ordinaires sont de tuiles, celles du château sont d'ardoises. Malgré le climat de Fréomne, contre lequel les ardoises offrent une bien meilleure protection, leur coût reste invariablement inaccessibles aux badauds. Saviez-vous que...
— Dîtes-moi ma sœur, pensez-vous que ces futilités puissent véritablement m'intéresser, ou vous adonnez-vous simplement allègrement à la jouissance que vous procure le son de votre voix ?
— Par Ttocs mes enfants ! Faîtes-moi grâce de vos humeurs ! Le voyage est ma foi assez éreintant sans en rajouter. Rétorque en un long soupir notre père.
— Chère Solynn, avec tout l'amour que je vous porte, je vous saurai grée de ne pas conformer ma personnalité aux vices de la vôtre.
— PARDON ! M'insurgé-je.
— Mes filles s'en est assez ai-je dis ! Jusqu'à notre arrivée, je souhaite que vous priviez mes oreilles de vos chamailleries !

Battant le pavé, le bruit des sabots équins cadence notre approche de la cour et son faste. Le pont qui dessert la cité royale, la traversant de part en part, se présente à nous par son imposante arche de pierres. Sur la hauteur de chacun des piliers est sculpté un ange aux ailes étoilées, figure camouflée par un casque austère munie d'une fente en T. Mains jointes sur la poignée de son épée longue, pointe vers le bas, il affiche une posture profondément solennelle.
L'arôme des premiers pains parvient à nos narines, signe indiscutable d'une ville en éveil. Il s'accompagne du chant des coqs, ainsi que de l'agitation de quelques autres animaux de basse-cour, comme d'autant d'hommes et de femmes, endossant chaque jour à cette heure les métiers les plus matinaux. Tandis que nous passons la seconde et dernière arche du pont, partie intégrante des colossaux remparts de la ville, nous pénétrons enfin dans la haute Heyméah. Nous croisons en trajet la carriole du livreur de lait poursuivant sa distribution quotidienne, et celle d'un falotier, qui en éteignant les réverbères, y ajoute l'huile indispensable à leur prochain allumage. Les volets claquent sur les façades des maisons les uns après les autres, et des demeures de plus en plus majestueuses s'imposent à nos regards émerveillés. Leurs encadrements de portes et fenêtres sont tous superbement travaillés, se faisant une concurrence farouche dans la maîtrise de l'art respecté qu'est la taille de pierres. Les motifs sont variés, allant des simples veinures aux somptueuses dentelles, en passant par des imitations de robes animales, velues ou écaillées, jusqu'à la gravure de symboles religieux ou guerriers. Ceux que je préfère sont définitivement les floraux. Leurs délicates torsades grimpantes me ramènent aux rosiers qui agrémentent l'enceinte du jardin intérieur de notre château familial. En fermant les yeux, je suis certaine d'en sentir les embruns. Toutefois, peut-être suis-je dupée par la subtile fragrance distillée par les chèvrefeuilles et disparates gardénias qui nous surplombent, appuyés sur leurs treillis, offrant un ombrage éthéré aux rues de la haute Heyméah. Au milieu de cette végétation se laisse observer ce qui me semble être une vigne en sommeil. Parfaite alliance des avantages de ces plantes, apportant de tout temps ombrage et parfum, et si je ne m'abuse, quelques fruits l'automne venu. Je constate que de nombreuses grandes familles de la royauté de Fréomne sont représentées ici, par les différents emblèmes qui surplombent les entrées de toutes ces opulentes résidences. Cette vision fait écho à une leçon qui m'a été dispensée petite.

Les Sphères d'Ebesse                               Tome 1 - Épées forgéesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant