Chapitre 5 : Suite 3

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Nous commençons à tirer sur la première latte, la plus fragilisée, puis enchaînons sur les deux suivantes. Pour couvrir le bruit, Sauley multiplie les allers et retours en poussant avec largesse plusieurs camarades, qui eux aussi participent à la couverture sonore :

— Faîtes place manants ! Braille le roux.
— Roh ! Mais ça va bien oui ! Râle l'un.
— T'vas l'poser ton nobl'cul ! S'agace un second.

Au moindre claquement de latte, le fils de marchand chutait de tout son poids. En toute humilité, je dois lui reconnaître un talent certain pour la comédie ! À presque l'en admirer ! Enfin... n'exagérons rien non plus ! Nous nous y mettons quand même à quatre sur la dernière, à nous en râper les bouts de doigts, sans parvenir à éviter quelques grosses échardes, quand Moëm nous suggère de prendre la moitié la plus solide de la seconde latte pour s'en servir de levier. La technique aura porté ses fruits en un claquement plus notable que pour les deux précédentes.

— C'est pas bientôt fini votre bordel vous là-bas ! Crie un soldat venant vers nous.
— Grand merci de votre sollicitude fier soldat de notre Roi ! Lâche Sauley, j'ai enfin la place que ma personne mérite ! Vous ne nous entendrez plus soyez-en assurés !

Notre maigre assemblée plussoie en son sens et contribue à faire faire demi-tour au soldat. Nous aurions du penser au levier plus tôt et nous préserver tant en temps qu'en énergie, ou en intégrité physique. Mais qu'importe ! Le résultat est aux attendus !
Des patrouilleurs au nombre de trois font une ronde autour de l'ensemble de notre camp, et ont été relevés une fois jusqu'à présent. Les autres sont afférés à se rassasier en boissons et victuailles, et l'ambiance s'y montre on ne peut plus festive. J'amorce ma descente en passant la tête assez aisément, mais même en serrant les dents, je ne peux réprimer de petits gémissements en réponse à la douleur lancée par mes côtes molestées. Sous le chariot, je constate que se trouve une banne, suspendue par deux chaînes, dans laquelle se trouve quelques outils et un pot de graisse pour les moyeux* des roues. Elle me servira peut-être à mieux me dissimuler, mais elle risque aussi de me faire signaler par le grincement des chaînes sur les barres centrales de transmission, toutes de fer forgé conçues. Je débute ma descente quand mes instincts primaires, ceux qui sont censés nous prévenir d'un danger imminent, m'incitent à stopper ma manœuvre. Il est cependant trop tard, je suis trop engagé pour remonter. Mes blessures ne me permettraient ni de le faire assez vite, ni sans me blesser davantage. Tant pis, je prends le risque d'être débusqué. Je me laisse doucement tomber dans la banne et essaye de me tasser au maximum, avec un succès tout relatif, que je pense devoir en grande partie à la nuit naissante comme au tapage des patrouilleurs.

— Psst ! Ghajii reviens vite !
— Bonsoir Messieurs, c'est l'heure de votre soupe ! Vous allez tendre vos mains afin que l'on vous en remette un petit bol.

La poisse... Je serre les fesses en espérant qu'ils ne connaissent pas le nombre exact que nous étions dans ce véhicule, mais me ravise rapidement. Je dois rester objectif, ils savent pertinemment de quel chariot est issu le maraud qu'ils ont tabassé un peu plus tôt. Je dois partir dès que l'occasion se présentera. Qu'est-ce-que je pue c'est infecte ! Je vois mieux de quoi mère parlait quand elle râlait après moi qui tardait à être continent enfant ! Ce souvenir dessine sur ma face un sourire nostalgique dont, avec bonheur, je n'arrive pas à me défaire. Dans ma cache, je commence à sentir le froid me saisir au travers de mes habits humides. Je n'avais pas remarqué à quel point me trouver au milieu de mes camarades de geôle me tenais à l'abri. Les hommes en armes font le tour de notre charrette pénitentiaire pour distribuer la nourriture à chacun, et ce temps me paraît durer sans fin. Ils font un tour supplémentaire en demandant si tous ont bien été servis, et quand tous acquiescent, s'en repartent à leur soirée. Ouf... Si je n'avais pas déjà vidé ma vessie, je me serais sans doute oublié !

— Ça va en bas ? Lance mon frère.
— Oui, chuchoté-je.
— Ils sont tous occupés frangin, même ceux de la ronde, ils ont fait une halte boisson. C'est le moment !

En mettant ma tête de côté, je la passe avec aisance entre le haut de la banne et la barre de fer. Mon buste est en revanche plus difficile à glisser dans l'interstice. Je me console volontiers en songeant que cela n'est du qu'à ma masse musculaire. Le pansu rouquin ne pourrait pas en dire autant ! La tâche m'est d'autant plus longue que mes côtes me font un mal de chien, mal plus lancinant à mesure que le temps s'écoule. Bras en avant, j'effleure des phalanges le sommet des brins de l'herbe humidifiée par le crépuscule, alors que grincent les chaînes qui ne sont pas du tout prévues pour porter ma charge. Mes paumes touchent enfin le sol, bassin encore appuyé sur le rebord de la banne qui se stabilise, stoppant le grincement des ferrures. De discrètes gouttes de sueur ruissellent le long de mes tempes et viennent brûler mes yeux, que je m'empresse de frotter sur le tissu qui couvre mes épaules. Bon sang ! Qu'est-ce-que je pue ! J'avais bientôt oublié que ces crétins m'avaient souillé. Je regrette déjà d'avoir voulu m'essuyer les yeux ! Je crois y sentir une piqûre plus vive qu'avant, la nausée en sus. Propulsé par mes pieds, je bascule comme un gros sac... sur une pierre de taille non négligeable en plein sur les reins. Un jour j'aurais de la chance hein ! Faisant abstraction de cette nouvelle souffrance, je bloque le balancier de la banne en un preste réflexe de mon bras droit. Heureusement, nos gardes sont tellement à leurs amusements qu'ils n'entendent pas le moindre bruit. Finalement, je suis probablement bien plus chanceux que je ne me plais souvent à le penser. Allongé sur le ventre, je balaye la zone du regard pour m'assurer que personne ne m'a remarqué, et qu'aucun garde n'est en approche. Une fois la voie libre assurée, je m'élance douloureusement vers le haut de la petite colline juste derrière notre chariot, et arrivé au modeste mont, me laisse rouler sur mon flanc jusqu'à ses pieds aussi verdoyants que sa tête. Sauvé ! L'adrénaline retombe à peine que instinct me dicte de rallier sans délai un bosquet et m'y cacher, ne serait-ce que le temps de repérer dans quelle direction peut être la rivière Moulin. À peine la cachette trouvée, à peine l'ai-je occupée. J'hésite à attendre Téphe. Si j'attends pour rien, je risque de me faire attraper, et tout ça n'aura servit à rien. Si je pars maintenant, je lui laisse le risque de se faire attraper, voire tuer, et je ne me le pardonnerai sûrement jamais. Que faire ? Je me décide à patienter quelques minutes, cinq, pas plus. Ensuite, je m'enfuirai pour rejoindre Ilyéon et quérir l'aide des autres hommes du village pour revenir libérer Téphe et les autres.

          Le soleil flagelle les cimes des arbres avec beaucoup de grâce, et m'offre enfin la possibilité de rejoindre la Moulin. Hardis par la soif et le besoin de me laver, je me jette littéralement à l'eau de cette tranquille rivière. J'y bois jusqu'à plus soif et me rince le corps, quand j'aperçois un peu plus en contrebas des saponaires. La chance continue ! Me laissant porter par le doux courant, je me redresse sur mes pieds à hauteur des fleurs, me déshabille et en saisi une poignée que je presse et frotte entre mes mains, pour vigoureusement laver ma personne, puis mes vêtements muni d'une nouvelle poignée de fleurs. Bien sûr, cela ne vaut pas un vrai savon, mais je suis toujours plus propre et moins malodorant qu'à mon immersion ! Je profite du roulis du courant pour soulager mon squelette et mes muscles, encore meurtris de la veille. Je me surprends à regarder en arrière d'un retournement de tête nerveux à la recherche de mon petit frère, mais il n'est pas là, et j'ai la certitude qu'il ne fera pas d'apparition miraculeuse. Rapidement après mon départ du bosquet, j'ai d'abord entendu des vois s'élever et commander de me retrouver, puis la pas saccadé de chevaux montés abouler au campements. Je n'ai aucun doute sur le fait qu'on me recherche, et si Téphe avait pu s'enfuir, il aurait aussitôt été repêché. Tout à la reprise de ma marche, je songe à comment gagner nos hommes à ma cause, bien que le seul argument des moissons en soit déjà un de taille, sans omettre l'enlèvement autoritariste des jeunes hommes. Ilyéon avait-il été touché par ces mêmes manœuvres ? Comme pour passer le temps et son amie la solitude, je constatais vagabonder plus vite en chantonnant des notes rythmées. C'est ainsi que me vinrent les premiers airs d'une balade que l'on pourrait qualifier, si quelqu'un l'osait, de révolutionnaire. Puis à l'air, s'additionna dans les deux jours qui suivirent les premiers mots :

De mon village on m'a enlevé,
Pour flatter l'ego d'un roi névrosé,
Mais Olonkeyens et Olonkeyennes acharnés,
Jamais l'échine ne sauront courber,
Quand en sus les moissons vont arriver !

Moissonnons les têtes couronnées !
Que l'humilité leurs soient enseignée !
Fourches, faux et piques seront justifiés,
Pour armer les bras des réprimés !
Fourches, faux et piques seront précieux alliés,
Pour moissonner les têtes couronnées !

— Et bien ! Quelle paroles de colère portez-vous là jeune homme !
— Bonjour Pénitente, je vous prie de m'excuser, je ne voulais pas vous importuner.
— Vous avez l'air perdu mon enfant ! Auriez-vous faim ? S'enquit la vieille religieuse.
— Je refuse d'abuser de votre temps ou de vos victuailles Pénitente. Les temps ont été éprouvants pour tout le monde ces dernières années, et vous autres n'avez pas été avares de sacrifices.
— Dans ce cas, vous consentirez sans doute à m'aider ! J'ai à porter jusqu'à notre couvent, ces quelques poissons fraîchement tirés des eaux !
— Évidemment Pénitente ! Et avec grand plaisir !
— Je suis la Pénitente Kiuma, j'administre le couvent d'Oloka, et vous, vous êtes du sud d'Olona.
— En effet... Mais comment savez...
— Au nord d'Olona les paysans portent plutôt du rouge, du jaune et du noir, au sud vous portez plus de blanc, du marron et du vert.
— Parfois du bleu aussi Pénitente, riais-je.
— Parfois du bleu aussi, me sourit-elle, je me nomme Ghajii, Ghajii Héda, je suis d'Ilyéon.
— Vous êtes d'Ilyéon ? Prononce-t'elle le visage dépourvu de toute lumière, s'arrêtant net. Mon pauvre petit... Elle soupire. Nous ne pouvons en parler ici, les patrouilles ne cessent leurs allers et retours dans notre vallée, et pas seulement celles de notre royaume. Suivez-moi vite !

* Moyeux = Partie centrale d'une roue qui traverse l'essieu en son axe de rotation.

Les Sphères d'Ebesse                               Tome 1 - Épées forgéesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant