Chapitre 5 : Suite 2

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Ghajii


Entassés dans les carrioles, Téphe et moi faisons connaissance avec nos compagnons de captivité. J'y apprends que toutes les classes sociales ont été traitées avec autant d'égards et dans la plus grande discrétion, car personne n'était au courant de cette déportation massive. Enfin, personne mis à part l'un des petits nobliaux qui nous accompagne. Lui nous disait dès le départ que nous faisions route vers Heyméah, et que sa seule présence ici était due à son cousin, qui, malgré l'urgence de la situation, ne pouvait pas envisager de faire un simple baluchon. Monsieur avait préféré déléguer à ses domestiques la tâche de préparer plusieurs valises de ses effets personnels. Quel crétin... Bien qu'il n'y ai rien de très surprenant venant d'un enfant pourri gâté incapable de faire pousser une carotte. Il est tellement gras que c'est à peine s'il est en mesure de fermer ses poings. Comment peut-on en arriver là ? C'est à penser que l'oisiveté doit sans doute créer un appétit qui m'est inconnu. Je les hais tous. Ces parvenus qui vivent sur le labeur de nous autres. Qui parlent avec leurs airs suffisants et leurs mots savants, de sorte que l'on se souvienne en leurs présences de nos modestes origines. Moëm, le petit noble qui savait tout, et qui sait tout d'ailleurs, prétend que nous sommes en route pour rencontrer le Roi Priahd Guien, afin de lui prêter allégeance et intégrer un service militaire pour une durée indéterminée. Qu'est-ce-que j'en ai à faire de ce Roi moi ? Il sait, ce Roi, qu'il nous arrache à nos vies pour son caprice dans l'une des pires périodes pour n'importe quel cultivateur ou éleveur ? Visiblement non ! Ce n'est pas mère, mon Eldicha et Cleynénia qui pourront abattre le travail de la ferme dans les temps ! Est-il fou ? Et quand bien même, n'aurait-il pas pu bouger son cul de son trône et venir à la rencontre de sa population plutôt que de tous nous acheminer ! Puisqu'il doit en avoir à tuer du temps, pour pouvoir recevoir les allégeances de tous les jeunes hommes du royaume ! J'en ai ma claque des ces idiots de consanguins bordel ! Et Téphe qui n'arrête pas de pleurer papa, quand se conduira-t'il en homme ? Lui et le grassouillet se donnent bien la réplique en manière de chouin-chouin. Encore que la peine de mon frère soit à mon sens autrement plus légitime que celle du rouquin. Lui, il pleure son chat ! Et vas-y des « Comment il va se nourrir tout seul ? » et des « Il va être perdu sans moi ! » pour finir par des « Quand je n'ai pas la présence de Dame ma mère, il est mon seul réconfort ! », et gna gna gna, et gna gna gna... Usant !

— TU VAS TE TAIRE À LA FIN ! Ça fait des heures qu'on t'entend geindre y'en à marre ! Bon sang par Ttocs j'espère qu'Elicha n'est pas déjà enceinte, je crois que je suis pas prêt ! Mon frère et notre maigre assemblée éclatent de rire. Et bien... si j'avais su j'aurais commencé par là !
— Sauley mon cousin, calmez-vous je vous en prie, vous déshonorez nos familles et vous-même devant ses pauvres gens. Un peu de tenue !
— Arf... Z'en faîtes pas pour ça mon brave monsieur ! Nous les gens de la basse, on sait que z'êtes tous des fragiles dans vos grandes maisons ! Z'y faîtes des grandes pièces de peur d'perdre un bras en frottant un mur ! Lance un garçon, il me semble le fils du boulanger, ou du charcutier, un rapport avec la bouffe de toute façon.

Nous rions de bon cœur, et ça fait du bien de relâcher un peu la pression. Le jour ne tarde plus à décliner, et je me dis qu'il serait plus que l'heure d'essayer de trouver un moyen de sortir d'ici. Notre chariot est tout de barreaux de fer monté. Un atout pour notre escorte, mais un sérieux désavantage pour nous. Non seulement nous sommes en vue directe de ces derniers, mais en prime nous sommes aux prises des intempéries comme des températures nocturnes, parfois encore négatives à cette saison. Impossible de s'enfuir par nos murs. J'ai brièvement aperçu le plancher qui est sans doute en chêne massif, et affublé de gros clous qui ne se déchausserons très probablement pas, même en y mettant toutes nos forces réunis. Reste la porte, elle aussi de fer forgé, et tout aussi solide que l'ensemble. Elle ne trésaille pas d'un pouce lorsque je lui assène un grand coup de mes pieds joints, avant de prendre une remontrance d'un patrouilleur vulgaire à souhait. Dernier espoir, la fourberie. Peut-être qu'en prétextant un besoin d'uriner ? Arf... Je les pense sots, mais le décès de Père me remémore que le plus sot, comme le plus couard... c'est moi. Le doute m'envahit. N'étais-je pas en train de fabuler quant à cette évasion ? Je ne suis qu'un homme, au milieu d'autres hommes, tous emprisonnés et convoyés tels des animaux à vendre sur une grand place. J'ai le sentiment que mon cœur s'alourdit à mesure qu'il tombe et s'efface presque de ma poitrine. Précédent toute résignation aux larmes, la colère regagne mon esprit. En ce qui me concerne, il est absolument hors de question de rester là et laisser nos femmes seules ! La bonne tenue de la ferme, il en va de la survie de toute notre famille, mais aussi d'une partie de notre village. Ce n'est clairement pas avec l'épidémie qui a ravagé le royaume que cela va arranger nos affaires, bien qu'Ilyéon ait été plutôt épargné en comparaison d'autres villages et citées. Chez nous, cinq hommes et une femme dans la quarantaine en ont péri, cela pouvait sembler peu, mais pour une petite bourgade comme la nôtre, c'est déjà trop, à fortiori avec le travail des champs. Le roux qui s'était calmé renifle à nouveau et c'en est trop pour moi. Saisissant son col blanc, non sans bousculer et marcher sur quelques uns, je le soulève, faisant heurter sa tête sur le fer de notre plafond, et le plaque au sol du chariot. La violence de l'impact me fait voir que deux lattes voisines du plancher de notre geôle de fortune se délogent de leurs places. La surpopulation de notre véhicule ne me permettait pas de remarquer cette faiblesse. Dans la carriole, les poids cumulés de ceux qui nous avaient précédés ne pouvaient que caler celles-ci, de manière à ce qu'en marchant dessus, elles ne puissent pas bouger. Avec les impôts collectés au service de nos forces armées, c'est un détail plutôt étonnant. Que font-ils donc de ces sommes astronomiques ? Bref... Ceci me donnera au moins la possibilité de sortir d'ici quelques jours, peut-être même ce soir si l'état de notre chariot est heureusement plus négligé encore ! Je profite de cette bagarre qui n'en est pas une, telle notre différence de force est notable, pour tenter de fragiliser davantage la structure, là où j'envisage de l'éventrer. Je le soulève et le plaque à nouveau au sol. Tous me crient de le lâcher, et les premiers bras m'enserrent de part et d'autre. Dans l'intervalle, j'ai le bonheur de vérifier que le sol est pour ainsi dire pourri sur une large partie de son centre. Suffisamment pour qu'un homme de ma stature puisse s'y faufiler. Les insultes des gardiens fusent autant que leurs menaces de m'apprendre comment doit se tenir un chien digne de ce nom, mais le sourire de l'espérance ne peut plus quitter mes traits. Peu après le passage du couvent d'Oloka, notre convoi s'arrête, et l'ordre est donné d'établir notre campement pour la nuit. Les chariots sont installés en rond autour d'un grand feu, tandis que nos geôliers plantent leurs tentes autour de nous en un cercle plus important, éclairés de feux disparates, moins nombreux que les tentes. Les chevaux paissent eux entre nous et les tentes, de façon à alerter les hommes armés de toute manifestation anormale. Chariot par chariot, ils font descendre un à un les détenus, sous escorte, et les conduisent à quelques mètres de là. Le nôtre est le dernier à être ouvert :

— Allez les pourceaux c'est votre heure de pisser ! Quant à toi le grand gaillard, tu iras à la fin !

J'attends sagement mon tour en prenant soin de ne pas mirer le plancher, qui est désormais ma principale préoccupation. Cependant, j'enchaîne nonchalamment un mouvement de balancier pour mieux desceller les clous qui me séparent de la liberté.

— Qu'est-ce-que tu fout l'énervé ! Arrête de suite de te dandiner !
— Je suis désolé M'sieur, ma vessie va exploser !
— Crois-moi mon gars, c'est pas te vessie qu'explosera ce soir ! Après de maigres minutes vient mon tour. Allez descend de là !

Pour le coup, j'ai vraiment envie de pisser, et sors donc de ma prison en tout hâte. Se dégourdir un peu les jambes n'est pas un luxe non plus, et je savoure l'évanouissement du fourmillement qui me les avait engourdies. Une succession de ricanements gras me fait comprendre seulement une seconde avant que mon lynchage en règles ne me percute de plein fouet, d'un coup de bâton dans le dos, puis deux, trois, quatre, puis s'ajoute les coups de pieds, les crachats et de nouvelles insultes. Je protège tant bien que mal ma tête et mon ventre, mais la douleur induite par les coups me fait par moment ouvrir ma garde, laissant passer d'autres chocs. Le temps paraît s'éterniser au son de certains de mes os qui craquent, au moins deux côtes et mon nez. J'ai mal partout et sens déjà les hématomes se former sur ceux qui venaient juste de faire leur apparition. L'espace d'un moment qui me semble interminable, je me vois mourir ici. Je me vois mourir sous les cris désespérés de mon jeune frère, qui s'abstient judicieusement de toute provocation et s'époumone à les supplier de suspendre leur attaque et d'épargner ma vie. Je me vois mourir dans mon sang et dans le contenu de ma vessie qui sous la charge de la peur et des commotions s'est empressée de se vider. Chose qui ne passe évidemment pas inaperçue aux regards de mes agresseurs qui en plus d'en railler, se mettent à me pisser dessus au titre du fait que visiblement « être couvert de pisse ne me dérange pas ». Suite à quoi, on daigne enfin se lasser de moi, et l'on me jette au milieu de mes camarades, honteux, blessé, et malodorant. Mes camarades attendent sagement le départ des patrouilleurs pour m'adresser leur compassion et s'enquérir de mon état.

— Je suis profondément désolé Monsieur Ghajii, se lamente le jeune geignard, je m'en veux...
— Qu'est-ce-que tu bafouilles petit parvenu ! Lui rétorqué-je.
— Sans mes pleurniches, vous n'auriez pas perdu votre sang froid, et vous n'auriez donc pas attiré l'attention de nos gardiens... Je suis de fait responsable de votre brutalisation, et vous suis redevable Monsieur.
— Arrête avec tes « Monsieur », je n'appartiens pas à ton monde, mon nom est bien suffisant.
— Et pourtant Ghajii, je ne suis qu'un roturier tel que vous. Ma famille est riche je vous le concède, mais pas noble, et je ne me considère pas comme étant de cette caste.
— Cher cousin, ne rabaissez pas votre lignée ! Vous ne disposez pas de titre noble, toutefois vous êtes digne descendant de la famille Fraju par votre noble mère.
— Cher Moëm, ma mère a renoncé à son titre en choisissant d'épouser mon père, et je préfère ignorer cette ascendance noble et ne pas rabaisser ma mère ou son honneur. Ceci me semble être une attitude tout aussi respectable sinon plus que celle que vous me commandez d'appliquer.

Et bien, si je m'attendais à ça ! Moëm lui sourit avec une extrême bienveillance et acquiesce, ce que nous faisons et saluons tous intérieurement. Je claque deux fois de la langue sur mon palais et commence à chuchoter :

— Si vous voulez vous acquitter de votre redevance jeune Sauley, alors aidez moi à sortir d'ici. Offrez moi une couverture qui couvrirait le bruit du bois qui craque, lui dis-je.
— Comment voulez-vous procéder ?

En vous molestant, j'ai brisé trois lattes de notre plancher, dont deux se désolidarisaient déjà du lot faute de clous qui ne tenaient plus. Je pense pouvoir passer en finissant de casser ces trois-là, qui semblent assez larges pour cette affaire.
— Mais enfin Ghajii t'es inconscient ou bien ? Tu m'as confié il y a juste quelques minutes que tu devais avoir au moins deux côtes cassées et tu voudrais te faufiler dans si étroit ! Tu veux mourir !
— Chut ! Non je ne veux pas mourir, mais l'occasion est à saisir. En m'échappant, je pourrai aller chercher des renforts et venir vous libérer sous une ou deux semaines, selon nos moyens de locomotion. Les chariots c'est bien pour transporter du monde, toujours plus rapide qu'à pieds, mais c'est aussi très contraignant, surtout pour un voyage comme celui pour Heyméah. Entre les terrains accidentés et le poids que doivent tirer les chevaux, vous ne pourrez pas parcourir plus de quarante kilomètres par jour dans les plaines, vingt tout au plus dans les montagnes de Salcénia. C'est tout à fait faisable !

Mon frère observe un regard interrogateur, qui marque cependant un certain goût pour l'espièglerie de mon plan, même si au fond, ce n'en est pas un du tout. Plan risqué s'il en est, et très aléatoire. Je connais mal la région, il fait presque nuit et je suis blessé. Seul et sans vivres, c'est en effet un pari plutôt osé, mais je suis déterminé à tout tenter pour le mettre en pratique. Les enjeux sont trop importants pour que l'opportunité ne soit pas sérieusement étudiée et appliquée. Une fois dehors, le plus simple pour moi serait de regagner le fleuve Geäl que je n'aurais qu'à suivre pour trouver Olona. Pour ça, il faut que je trouve d'abord la rivière Moulin qui passe près du couvent d'Oloka. Nous sommes relativement proches, et à la faveur du silence nocturne, j'espère pouvoir me laisser guider par les clapotis de l'eau.

— Je ne peux pas te laisser partir seul mon frère, surtout dans ton état ! Je t'accompagne ! D'ailleurs, nous devrions tous essayer de nous échapper ce soir !
— Téphe, nous ne pouvons pas tous nous éclipser ! Nous serions pris sur le fait sans espoir d'évasion ! Je suis ton aîné, c'est à moi de prendre ce risque, et ce n'est pas négociable !
— Mais nous aurions plus de chances de réussir à deux, ou trois !
— Petit frère... Plus nous serons nombreux à partir, plus nous serons visibles dans la nuit, et plus notre absence du chariot sera visible pour les patrouilleurs. Avec la rossée que j'me suis prise, ils ne s'attendront pas à ce que je m'échappe, et vous pourrez arguer que je suis couché sur le plancher à cause de la douleur, ce qui me donnera un peu de temps.
— Je VEUX t'accompagner !
— Mais ferme-là nom d'un chien ! Téphe t'es débile ou quoi !
— Si je le peux, je te suis, et tu n'as pas ton mot à dire !
— Pfff... Tu me saoule...

Les Sphères d'Ebesse                               Tome 1 - Épées forgéesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant