Chapitre 5 : Les graines de la discorde

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— Quelle situation ! Je m'absente quelques lunes, et ainsi qu'à l'accoutumée, je retrouve un royaume sans dessus dessous !

Ceci étant dit, je n'ai pour autant jamais connu semblable désordre ! À croire que les Sages Furkin et Gaümy méprisent la portée de leur travail lorsqu'ils relèvent ce catastrophique binôme de leur trimestre à la capitale. Je songe désormais fermement à faire revoter la place du Sage Thau. Il est manifestement de bien mauvais conseil pour la royauté de Fréomne, et ce n'est pas son confrère attitré qui pourra y changer quoi que ce soi. Le Sage Remoh manque hélas invariablement de charisme pour pouvoir convaincre quiconque. S'il ne possédait pas cette incomparable empathie bienveillante et son don de clairvoyance, il ne serait pas membre du Conseil. J'ai beau me répéter que Sage Thau et ses soixante-treize étés sera bientôt en fin de carrière, je me réprouve en pensant que dans l'intérêt de tous, Ttocs aurait mieux fait d'écourter son influence depuis plusieurs hivers. Jadis les Sages ne conservaient leur titre que pour une durée maximale de trois ans, avant que celui-ci ne soit à nouveau soumis au vote. Depuis quinze ans, un Sage est missionné pour une période de cinq années. Malheureusement, les potentiels élus se font plus rares à chaque renouvellement de mandat, faute de profils intéressants certes, mais surtout faute de profils intéressés. Dans les campagnes les dogmes de notre religion demeurent encore très usités et respectés. Dans les villes, particulièrement dans celles situées en Fréomne entre la capitale et la frontière de l'Est, des idées impies commencent à semer la dissidence en poussant les âmes égarées à se détourner de l'autorité de Ttocs. Dans cette problématique qui s'impose à nous, nous ne devons pas oublier les nobliaux, qui, afin de préserver les privilèges liés à leur rang, n'hésitent pas à charger leur progéniture du respect de ce devoir. Privilèges notamment protégés au moyen de mariages avantageux, entre autres arrangements de cette caste que je ne connais que trop bien.

— Je, je, je suis d-dé-désolé, Sa-aa-Sage Vitiple. J'ai, pou-pourtant, suivi vo-vos conseils, ajoute le bègue.
— Respirez Sage Remoh, je sais que vous faîtes de votre mieux pour canaliser votre pair, et je ne vous accable pas de ce désordre. Thau n'en n'a toujours fait qu'à sa tête !

Tandis qu'il se renfrogne de honte et de résignation, je masse symétriquement mes tempes des pouce et majeur de ma main gauche, puis expectore un long et profond soupir. À mon grand déplaisir, ma tentative pour relâcher le poids qui pèse dorénavant sur mon diaphragme ne m'apporte pas un simulacre de répit. Avisés par pigeon dix jours plus tôt, la réponse à cette nouvelle a du être votée dans la précipitation au Conseil. Ce cas est inédit, et met tout notre système dans une position au combien délicate. C'est encore plus vrai succédant aux années de disettes que nous avons connues. Pour couronner le tout, la guerre s'invitera bientôt jusqu'aux portes de la capitale ! C'est intolérable !

— Vi-Vitiple ?... L'a-l'avez-vous appo-porté ?
— Pardon ?
— Le p-par-chemin ?
— Ah oui ! Oui, nous l'avons ramené. Le Sage Miulo n'a pas été facile à convaincre vous savez !

Il sourit de complicité et soulagement, et je lui rends son rictus.

— Pou-pourrais-je le consulter avec vo-votre expertise ?
— Évidemment, nous étudierons votre vision pour les recouper avec les écrits des paroles de Dagéine dès ce soir, si cela vous sied également ? Djeneï pourra sans doute nous éclairer aussi de...
— Vos co-connaissances des Légendaires su-u-uffiront. Je, je reconnais qu-que Djeneï me-me...
— Soyez tranquille, dis-je en lui empoignant fraternellement le bras, je vous ai compris, et vous comprends !

Il faut dire que mon binôme n'est pas d'un naturel évident, et c'est pire en la présence du jeune Remoh et ses bafouilles. Cet homme est d'une impatience folle ! Toute tâche devrait être achevée avant même d'avoir débuté ! Et qu'importe si certaines largesses sont prises pour en terminer au plus vite ! Alors quand son interlocuteur prend deux à trois fois plus de temps que quiconque pour s'exprimer, il perd presque instantanément son amabilité. Enfin... Au regard du bazar ambiant, je n'aurai pas de mal à lui assigner une occupation parallèle à la nôtre. Après tout, nous n'aurons que deux courtes soirées avant que lui et Thau ne repartent pour le sanctuaire.

— Bien ! A-allons dîner ! Je suis très heureux de v-vous retrouver Vitiple !
— C'est une délicieuse idée que vous me vendez là !

Nous sourions à pleine dents. J'éprouve une affection particulièrement paternaliste pour lui, et j'aime à penser qu'il a envers moi cette affection d'un enfant pour son père. D'ailleurs, il semble moins pâtir de son handicap dans nos échanges privés que dans tous les autres. Cela éveille une certaine fierté, et une force, en chacun de nous. Il me raconte leur trimestre en ce qu'il y a de plus convenu, et surtout entendable par les traînardes oreilles des gens de la Cour. En politique, nous ne sommes jamais trop prudents. En passant devant la salle du trône, je le questionne :

— Les préparatifs du mariage sont encore en place ?
— P-pas tous, mais oui. La Reine veut honorer le mariage avec la f-famille Korf.
— D'aucun le voudrait ! La famille au Roäcil est aussi puissante qu'influente, et c'est l'une des plus vieilles de la noblesse d'Olonkey. Un bien bel animal que le Roäcil...
— Le B-brise-nuit c'est ça ?
— C'est exact. Le Brise-nuit...Que j'aurais aimé avoir la chance d'en rencontrer un...
— Peut-être ne sont-ils pas t-tous disparus ?P-peut-être que quelques individus sont c-cachés dans des zones reculées ?
— Ma foi... c'est bien possible, dis-je en initiant la reprise de notre marche vers la salle de banquet. Il y a tant de lieux encore inexplorés sur notre continent ! Je soupire. Ceci étant dit, voilà des siècles que personne ne rapporte la trace du moindre Légendaire...

Je suis tout juste arrivé à Heyméah que la quiétude de la Vallée Brumée me manque déjà terriblement ! Attablés, la Cour à la présence bruyante et envahissante me fait rapidement perdre toute placidité. Ces gens frivoles et surfaits ne se surpassent les uns les autres qu'en fayotage intéressé, tant auprès de la famille royale que de nous autres Sages. J'ai conscience que tout poste de pouvoir nous lie inéluctablement aux différentes races de corbeaux plus ou moins habiles, et ne m'y ferais sans doute jamais. Un tel espère une union arrangée avec telle autre, un tel requiert une confession en dehors des permanences prévues, une guidance du Sage Remoh, ou encore, une remise de dette, un mariage officieux, un prêt, jusqu'à une visite du sanctuaire de la Vallée Brumée, localité pourtant notoirement interdit à tout individu autre qu'un Sage... La Vallée Brumée... à peine la quittais-je quittée qu'elle me manquait déjà ! Sa quiétude, son isolement du reste du monde, le silence habité de son sanctuaire, même les effluves des marécages environnants laissent un vide en moi. Je n'ai pas choisi la vie de Sage pour rien, et ce que certains prennent pour des sacrifices sont pour moi des instruments de LA liberté. Servir Ttocs, servir mes semblables en édictant nos lois, en rendant la justice et priant pour eux, être le garde-fou de ma Royauté et de la Foi, étudier les croyances anciennes et la nature dans son ensemble, non... rien ne manque à mon bonheur ! Toutefois... une chose, ou plutôt une personne, peut-être... ou bien sans doute ?... Parfois je m'interroge sur ce qu'elle est devenue, ce qu'elle a fait de sa vie. Voilà bien longtemps que je n'ai aucune nouvelle de sa part. Je repense régulièrement à la façon dont je l'ai quittée, l'anxiété, la tristesse et la colère qu'exprimait sans un mot son visage... et quel beau visage elle avait ! Je culpabilise parfois de l'avoir laissée ainsi pour me dédier à ma vie religieuse, mais n'éprouve nul regret. Comment réagirais-je si nos routes se croisaient à nouveau ? La reconnaîtrais-je seulement ? Et si elle avait changé de nom ?... Voilà une question que je ne m'étais jamais posée... Ma petite bourgeoise aurait eu bien des raisons de changer son nom. Pourquoi n'y ai-je pas pensé avant ? En près de vingt ans tout de même... Par Ttocs ! Vingt ans !... Il est clair qu'à cette époque, partir m'avait demandé du courage. Elle qui, aujourd'hui je le sais, était la seule qui aurait pu me faire renoncer à ma vie claustrale. Malheureusement nos rangs respectifs nous prédestinaient à d'autres responsabilités que la simplicité à laquelle j'aspirais, et elle n'envisageait pas de renoncer ne fusse qu'une journée au luxe de son quotidien. Si elle avait accepté une existence modeste, nourrie du simple fait d'être tous les deux réunis, perdus dans une ferme introuvable au cœur des terres reculées d'Olonkey... là, oui, je crois que je serais resté auprès d'elle...

Les Sphères d'Ebesse                               Tome 1 - Épées forgéesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant