Brûler en enfer

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Je ne comprends pas comment je peux toujours être là.

Non c'est impossible.

Peut-être qu'en réalité mon corps est toujours étalé sur ce foutu rocher et que le reste – mon âme – est en enfer.

C'est ça, je suis en enfer, je purge ma peine, c'est pour ça que ça n'en finit jamais, qu'il n'y a aucune issue.


Vous n'avez plus de nom en enfer, vous perdez ce privilège, au mieux on vous appelle « l'autre » ou « toi », et au pire...

Personne ne vous adresse la parole, vous êtes invisible, insignifiante, vous n'êtes rien.

Ne vous attendez pas à recevoir un quelconque mot sympathique ou amical, vous n'y avez pas droit ; oubliez les bonjours et les politesses habituelles, ce qui vous est réservé en enfer ressemble plutôt à l'encyclopédie des grossièretés et insultes en tout genre.

Oh, vous ne pourrez plus rentrer ou sortir quand bon vous semble, bien évidemment, on vous retire aussi le droit d'avoir une clé, ou du chauffage, ou un abri. Après tout il ne fait pas si froid ces jours-ci, et puis ça vous endurcit.

Vous vous souvenez avoir le droit à une intimité ? Oubliez-ça, même si vous ne supportez pas d'entendre cette fichue porte de salle de bain s'ouvrir, même si ça éveille en vous d'horribles souvenirs, vous avez perdu ce privilège aussi.

Vos journées en enfer sont aussi riches que vos échanges ;

Vous êtes tout seul, pendant des jours, et vous passez votre temps à regarder les boites de comprimés qui comblent les étagères.

Au début vous vous parlez à vous-même, ou à votre chat, mais bon, il est rarement bavard ; alors vous finissez par vous taire, vous perdez l'envie de faire du bruit, vous n'entendez plus que le silence qui crépite dans vos oreilles, qui emplit la maison.

En enfer, vous êtes responsable du ménage, vous devez vous occuper du linge des autres, nettoyer derrière eux, leur préparer à dîner et ne surtout jamais attendre un merci.

 Par responsable, j'entends bien évidemment qu'un oubli ou une faute est sanctionnée. 

Surtout, il ne faut pas pleurer, parce que quand on est responsable, on est fautif, on doit assumer. Et pleurer c'est mal. Ça met les autres en colère, ça aggrave la sentence.

Personne ne veut savoir ce qu'on reçoit quand on pleure.

Personne ne veut savoir ce que j'entends par sanction.

Ici on vous refait la peinture gratuitement, vous avez le choix entre un beau bleu hématome et un traditionnel rouge trace de main.

Vous vous y ferez je suppose. Un jour. Peut-être.

Mais tout ça, c'est de la rigolade, de l'enfer de première base ; le véritable enfer, ce sont toutes les choses faîtes précisément dans le but de vous anéantir, de vous réduire en cendres complètement, totalement, jusqu'au dernier bout d'os.

En enfer, ce qui vous frappe en premier, c'est la vivacité de votre mémoire, sa capacité à se souvenir de petits détails absolument ignobles provenant d'événements qui le sont encore plus.

Ce qui peut paraître assez ironique puisqu'il vous arrivera d'oublier votre prénom, la réalité, le temps et l'espace mais ces détails-là ne s'en iront jamais, ils sont imprimés dans votre cerveau et ils frappent contre votre crâne à longueur de journée.

Effrayant n'est-ce pas ? Les effets secondaires sont encore plus douloureux ; cauchemars, perte de connaissance, angoisse étouffante, douleur inexplicable dans tous les membres du corps, peurs irrationnelles, honte, dégoût de soi, sans oublier une culpabilité dévorante.

Je vous l'ai dit, c'est l'enfer ici, pas le club de vacances.

Cela pourrait-il être pire me direz-vous ?

La réponse est oui.

Parce que celui qui vous a tatoué ces images, cette douleur, celui qui vous a marqué à vif, se balade tranquillement devant vous, avec un air hautain et amusé, il vous regarde droit dans les yeux et vous fait comprendre qu'il ne craint rien.

Et il a raison, lui il est toujours sur terre, entouré de sa famille qui l'aime fort, il vit sa vie sereinement, est autorisé à faire tout ce que bon lui semble, et il vous regarde vous faire piétiner en enfer.

Le plus sympathique ici, c'est que vous ne pourrez jamais rien dire. Croyez-moi, essayez d'élever la voix, d'en parler, de prononcer un mot au sujet des images, des effets secondaires, de lui : la sanction qui vous attend est deux fois pire que la première.

Vous êtes pieds et mains liés, bâillonné, pris au piège vous n'êtes rien et on l'exprime très explicitement.

'Il' est innocent, et vous n'êtes qu'une fouteuse de trouble, menteuse et égocentrique.

Même les gens que vous aimez le plus vous font faux bond en enfer.

L'amour n'existe pas ici, ce n'est qu'un leurre.

Vous êtes seul tout le temps.

Ça fatigue l'enfer, c'est beaucoup pour une seule personne, voilà pourquoi vous devez savoir prendre la bonne décision, savoir partir quand il est temps, laisser tomber quand c'est nécessaire. 

Il ne sert à rien de se torturer n'est-ce pas ?

Je crois que là c'est suffisant.

J'ai le droit de décider, personne n'est à ma place, je sais quand les limites sont dépassées, je sens quand ce n'est plus supportable.

Est-ce que quiconque est en mesure de dire si je souffre ou non et à quelle intensité ?

Est-ce que vous êtes dans ma tête ? Vous voyez ce que je vois, pensez aux mêmes choses que moi ? Ressentez les mêmes choses ?

C'est bien beau de me regarder de loin, de se dire que tout va bien parce qu'en apparence rien n'a l'air cassé ou abîmé, de faire comme si de rien n'était, d'ignorer ce qui se passe, mais vous ne faîtes que participer au désastre.

Rien ne vous donne le droit de me dire de rester, de faire un effort, d'oublier, de diminuer ce que je vis et ressens.

Parce que croyez-moi, vous n'avez pas idée de ce que ça fait de brûler en enfer.

Adieux à l'Univers : À la dériveWhere stories live. Discover now