Chapitre 38

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Sherwood, le 25 août 2000

Ashley Moore

Ce soir, c'était le grand soir, tout ce pour quoi j'avais été préparée arrivait maintenant et malgré le fait que je sache à quel point c'était important, je ne pouvais m'empêcher d'avoir cette boule au ventre. 

L'échec de la première fois m'avait anéantie, Assil avait dû être sacrifié et je n'avais rien pu faire, rien du tout. Anne avait réussi elle, Samuel et Jonas étaient bien en vie et en parfaite santé et moi, je traînais le poids de l'échec depuis plus de deux ans.

Cette fois-ci, tout était organisé, maman serait fière de moi et je savais que la fille que j'allais mettre au monde allait être parfaite, j'allais l'éduquer pour qu'elle le soit et rien ne m'arrêterait, personne ne l'arrêterait. Elle s'appellerait Eden, et elle allait être le paradis de beaucoup de monde, je le savais.

— Ashley, tu es prête ?

Je me retournai et regardai John, debout à l'embrasure de la porte. Il m'observait, son regard me disait que je pouvais changer d'avis, je le comprenais, j'avais trente-deux ans et si ça ne marchait pas cette fois, je devrais me faire à l'idée de ne jamais avoir d'enfant, de ne jamais avoir l'enfant.

— Oui, je suis prête John.

— Tu es prête à laisser tous ces hommes te posséder, tu sais que si ça ne marche pas tu seras...

— Je sais John ! Je n'ai pas besoin que tu me rabâches ce que j'ai entendu toute ma vie, je sais que ça va marcher, Eden sera parfaite.

Je resserrai ma queue de cheval, lissai ma robe blanche bohème et fis un sourire à mon reflet avant de descendre. Si John n'était pas aussi important, le petit fils du pionnier, je me serai séparée de lui depuis très longtemps. Il me répugnait, je savais qu'il avait un penchant pour les adolescentes, il pensait que je ne l'avais pas vu lorgner sur les petites lycéennes quand elles passaient devant lui. Son père était comme lui, un vieux pervers qui avait beaucoup trop de pouvoir.

Je marchai jusqu'à l'Église et après avoir glissé la cape blanche sur mes épaules, j'ouvris la double porte et laissai mes pas me porter jusqu'à l'autel. Joseph Smith, pasteur Joseph, était là, debout en face de moi, derrière l'autel.

— Mes chers fidèles, commença-t-il. Le jour tant attendu est enfin arrivé...

Je jetai un oeil derrière moi et vis douze personnes, toutes vêtues de capes noires, Joseph en portait une également, mais son visage était découvert contrairement à ceux des autres. Je savais que John était là, mais pour les autres, je n'étais pas certaine.

— Nous avons dû attendre trois longues années pour que toutes les conditions naturelles soient réunies, et ce soir, ce soir, nous pouvons enfin concevoir l'enfant.

Il s'arrêta un moment et leva les mains au ciel.

— Pour cela, pensons aux âmes que nous avons dû sacrifier, elles ont su trouver le chemin et nous permettre d'être là, en ce vingt-cinq août deux mille. Ce soir, nous prenons un engagement, envers nous-mêmes, envers les autres, envers l'enfant. Nous ne révélerons jamais, à qui que ce soit, les tenants et les aboutissants de notre sacrifice. Celui qui trahira le serment que nous nous apprêtons à tenir rejoindra les traitres au fond du lac. Maintenant, louons silencieusement Silas Moore, notre guide, de son vivant et même après sa mort.

Silas Moore, le grand-père de John. Il était celui qui avait été choisi pour révéler notre grande mission, notre but ultime. Son prénom était celui de l'élu, et le prochain garçon né porterait son nom et son fardeau, celui de guider tout ce monde. Je ne voulais pas de ce destin pour mon enfant, je voulais juste qu'elle soit sacrée.

— Avant toute chose, nous allons bénir et purifier notre chère Ashley, rappelons-nous de l'épreuve difficile que nous avons traversée en la perte d'Assil. Les manquements que nous avons eus ont causé cette perte et nous ne recommencerons pas, nous avons retenu la leçon.

Il s'approcha de moi et me prit la main avant de m'aider à me lever. Une bassine d'eau glacée était à ma droite et je pris une longue inspiration avant de me laisser plonger à l'intérieur. Le froid me saisit si brutalement que je crus perdre connaissance un instant.

Une myriade de souvenirs emplirent mon esprit et je me revis trois ans auparavant donnant naissance à mon premier enfant.

— Pousse Ashley ! On y est presque, tu nous apportes le miracle que nous attendions depuis tant d'années ! Pousse ! répétait Joseph.

Je poussais de toute mes forces, bien que ces dernières semblaient avoir quitté mon corps. Je sentais un petit corps déchirer mes entrailles et cheminer jusqu'à notre horrible monde. Qu'est-ce que j'étais en train de faire ? Quelle vie m'apprêtai-je à lui donner ? Il allait avoir un poids si énorme sur les épaules, il ne le supporterait pas...

— Encore une fois Ashley, une seule fois et il sera là !

Malgré les idées noires qui me traversaient l'esprit, je poussai une dernière fois et j'entendis un cri de joie collectif.

— Il est là, Assil est là !

Je n'entendis rien, aucun pleur, aucun cri, alors je tentai de me redresser.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi il ne pleure pas ?

John se précipita vers le bébé et fit plusieurs gestes en vain, aucun son, aucun pleur, aucune vie... Est-ce que les pensées que je venais d'avoir étaient en lien avec ce qu'il venait de se passer ?

— Il ne respire pas..., souffla John, le bébé est mort-né.

À ces mots, je sentis un hurlement naître du plus profond de mes entrailles et déchirer mes tympans. Mon fils était mort, j'avais échoué, j'avais perdu et tout le monde m'en voudrait. Je voulais le voir, le prendre, mais il fut enveloppé et emmené loin de moi, alors que je sombrais de chagrin.

J'ouvris les yeux tandis que Joseph me sortait de l'eau et me couvrait d'une couverture épaisse. Il m'entraîna dans la pièce attenante à l'autel et je vis le lit de roses blanches, si belles, fraîchement cueillies, le symbole de toute une vie. Eden allait être conçue sur ses roses et cette fleur la suivrait toute sa vie.

— Nous allons commencer, cette fois-ci ça ira, tu verras.

Il attacha mes poignets et mes chevilles et me fit boire une boisson relaxante et calmante. En réalité, c'était une drogue qui me permettrait de supporter ce que j'allais subir, John me l'avait dit. Joseph sortit et je vis un homme en cape noire entrer, il n'avait pas le droit de parler, c'était une partie du rituel, aucun mot, aucun geste tendre, mais je sentis une caresse sur ma joue.

John... C'était lui qui ouvrait le bal, je ne ressentais rien, la boisson faisait effet, mais je mis un point d'honneur à tous les compter. Douze, douze hommes avaient pris possession de mon corps, douze hommes avaient marqué mon corps ce soir-là et le dernier était Joseph Smith. J'avais aperçu son visage et lui seul m'avait embrassée, lui seul m'avait touchée, partout, lui seul avait murmuré :

" Cet enfant sera de moi".

Neuf mois plus tard, Eden Moore était née, et lorsque mes yeux se posèrent sur les siens, ceux de mon père, elle effaça tous les sacrifices nécessaires à sa venue, toutes les souffrances, les cauchemars, elle effaça tout.

Eden était mon paradis, la belle Eden, elle était l'enfant, et j'étais sa mère.

Pourquoi j'ai tué Silas SmithOù les histoires vivent. Découvrez maintenant