14. Stupeur et sentiments

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— ... morte.

Bonjour le malaise !

Gênée, je détourne le regard. Est-ce que j'ai le temps de sortir de la voiture avant que le moteur ne démarre ?

Trop tard. Gérard appuie sur la pédale d'accélérateur et poursuit, goguenard :

— Soyez pas triste pour moi, j'm'en suis r'mis ! Ça fait trente ou quarante ans, maint'nant. C'te filoute m'a laissé seul avec deux Razmokets – deux ! –, alors j'me prive pas pour l'insulter ! Ma Jacqu'line était un peu frappée sur les bords, comme vous, mais c'était une brave dame.

Rien ne va dans cette phrase. RIEN.

— Mais... vous venez de me dire que votre femme s'appelait Corinne.

— La première, ouais ! La deuxième, c'était Jacqu'line. Elle vous ressemblait bien, avec ses frisettes et ses fringues de taupe model.

— Taupe ?

— Taupe.

Je reste sans voix, croisant les doigts pour qu'il n'y ait pas de troisième « Madame Gérard ».

J'aurais peut-être dû attendre un peu avant d'accorder ma confiance à ce vieillard. Il semble changer de femme comme de culotte, et... et il empeste l'eau de Cologne !

En résumé : il a tout d'un playboy retraité.

— Le prenez pas mal ! C'était pas pour vous blesser. C'que j'pige pas, c'est pourquoi une future Miss Crozon comme vous s'promène habillée comme une vieille chaussette trouée. C'est vot' technique pour faire fuir les minets, c'est ça ?

« Comme une vieille chaussette trouée » ? Oh. Il fait sans doute allusion à mon T-shirt Hello Kitty et à mon legging à pois jauni et rongé par le temps. C'est ce que j'ai porté pour aller travailler. Pour ma défense, ils étaient encore à la mode quand je les ai achetés... il y a treize ans.

— Eh ! C'est ma tenue du dimanche que vous critiquez ! grommelé-je, même si je sais pertinemment que Gérard a raison et qu'il est temps que j'investisse dans une garde-robe digne de ce nom.

Jade serait capable de transformer mon absence de style en motif de licenciement.

— J'espère qu'vous vous pointez pas à l'église comme ça, alors, parce qu'y reste plus qu'un curé à Crozon, et faudrait pas qu'y fasse une crise cardiaque à cause de vous. J'veux pas r'garder la messe sur TuTube, moi !

Nom d'une tourterelle à trois ailes ! Ce type est un phénomène. Si je devais épouser quelqu'un, ce serait lui, pas Gabin ! Le problème, c'est qu'il risque de passer l'arme à gauche avant que je profite de notre mariage. S'il était riche, ça irait, mais vu l'état de sa voiture – en ruine –, je doute qu'il roule sur l'or.

— Gérard, je vous promets que je passe tous mes dimanches ainsi.

Gast ! On passe aux familiarités, à c'que j'vois ! C'est d'la triche, ça. J'connais pas encore vot' p'tit nom, et vous m'avez même pas donné vot' 06.

— Émilie, l'informé-je en attrapant le portable à clapet qu'il me tend pour y rentrer mon numéro. Émilie Jaouen.

— Jaouen. C'est joli, ça ! Y'a mon pote Jean-François qui s'appelle comme ça. Et Lucien, le poissonnier. Marcel, aussi – le gérant du bar, ajoute-t-il en pilant si fort qu'il manque de nous envoyer au fossé. Crotte de caniche en bois ! Qu'est-ce qu'y fout au milieu de la route avec son tracteur, c'ui-ci ? Y va tout cradosser, avec son lisier ! Fallait rester picoler chez Marcel, hein, si c'était pour faire des zigs et des zags !

— Des zigzags ! m'indigné-je, prise d'un fou rire.

— Hein ?

— Des zigzags ! Pas « des zigs et des zags » !

LES AMOURS ÉPONYMES 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant