17. Basile

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Dans toutes les histoires que l'on raconte, il y a forcément un début, des péripéties et une fin. Sauf dans la mienne. La mienne est beaucoup plus simple que cela. Il n'y a pas grand chose à dire, pas grand chose à savoir, mais il y a, sans doute, beaucoup à retenir.

Je présume que pour avoir des souvenirs, il faut avoir des images plein la tête, des photographes de sa propre vie et pour ça il faut avoir vu des choses. Moi, je n'ai rien vu. Depuis le jour où je suis né, jusqu'à maintenant. Je ne vois pas ma propre vie défiler sous mes yeux. Je ne vois pas le monde tourner autour de moi. S'agiter. Vivre.

Je n'ai fait que sentir. Ressentir.

J'ai des souvenirs concernant le rire de ma mère, son parfum fruité, sa voix. Je me souviens de ses cris. De ses pleurs. De ses interrogations. Qui ne s'interrogerait pas sur le fait d'élever un enfant pas "normal" ? Pas "comme les autres" ? Je l'ai entendue tellement de fois se demander si c'était possible. Si elle allait y arriver. J'ai entendu tellement de fois mon père tenter de la rassurer. Je les ai entendus prétendre que tout allait bien devant moi.

Mais le problème est s'est posé dès le début où j'ai eu l'âge de comprendre ce qu'il m'arrivait : Je suis aveugle, pas sourd. Je ne vois pas. Je ne vois pas l'expression des gens, mais j'entends les voix tremblées, mentir. Se casser. Se briser. J'entends les sanglots, la moindre fausse note dans un "Tout ira bien mon chéri."

J'ai grandi dans un "Tout ira bien" et honnêtement ? J'y ai cru.

Mes parents ont fait de leur mieux, vraiment. Je pense qu'ils ont essayé et qu'ils se sont juste retrouvés dépassés. Je n'étais déjà pas prévu et en plus je suis arrivé avec une surprise supplémentaire : Je n'avais pas le don de la vue.

Cela ne m'a pas empêché de vivre. De grandir. De tomber plus régulièrement qu'un autre enfant. De me prendre un panneau publicitaire en pleine figure, de me tordre la cheville à cause d'un trottoir, de manquer de me faire renverser par une voiture.

On a essayé l'école, mais le système éducatif n'est pas fait pour un enfant comme moi. Je peux entendre la leçon, le maître disposer son cours, mais j'écoute principalement ces autres enfants qui ne comprennent pas ma situation. Les rires. Les moqueries. Je sens les croche-pieds, les bousculades. Des petites phrases comme "Regarde où tu mets les pieds!" Quelle ironie quand on n'y voit strictement rien. Quand on nage dans une obscurité perpétuelle.

Je pense que le monde a essayé sans vraiment réussir à me comprendre. Parce que le problème était que c'était à moi de me fondre dans la place, de me mettre dans le moule et pas au monde de faire un moule rien que pour moi.

Je l'ai bien compris. Je suis une tare. Un handicapé. Personne ne veut avoir à faire à un handicapé. Parce que c'est un boulet. Un fardeau. Un poids de trop.

Pourtant, je ne suis pas le seul. Des gens comme moi, il y en a partout. Aveugle avec un chien ou une canne. Sourd essayant de s'exprimer avec des gestes manuels que personne ne comprend. Muets également. Des gens en fauteuils que l'on dévisage d'un œil maladroit dans la rue ou que l'on aide pour se faire bien voir, parce que c'est toujours ça de fait. C'est une "bonne action" accomplie en fin de journée.

Mais ce n'est pas de la pitié du monde dont nous avons besoin, c'est de sa compréhension, et tu vois, ça on ne l'a pas beaucoup. On ne la trouve que rarement.

Ou alors, on l'a dans un moment inapproprié.

Quand le policier m'a dit que mes parents n'allaient pas revenir me chercher, que j'allais devoir rester avec lui en attendant quelqu'un, je me suis demandé à qui pouvait-il bien faire référence. Je n'ai pas de parents. Ils sont morts dans un accident. Voiture contre camion. Personne ne veut s'occuper d'un handicapé, ça demande du temps. Ça demande de l'investissement personnel. Ça demande de la patience. Et surtout, ça demande beaucoup d'amour. Parce qu'on a autant besoin qu'un autre.

J'ai passé mon adolescence dans une famille d'accueil qui avait déjà 3 enfants à charge et comme par hasard : 3 handicaps différents. Je n'étais que le petit nouveau. Moi je pouvais à peu près me débrouiller tout seul. J'y allais à tâton, je faisais du repérage de lieux. Béatrice, la deuxième fille de la famille de 3 ans mon aînée, elle était comme un petit rayon de soleil. Elle me parlait souvent. On passait énormément de temps ensemble. Elle m'a appris le braille et à avoir des goûts musicaux bien à moi. Mais Béatrice, elle avait aussi besoin de moi, d'une certaine façon, j'étais ses mains. Celles qu'elle n'avait pas. Les bras qu'elle a perdue ou plutôt qu'elle n'a jamais eus. Jérémy était gravement malade, je ne l'ai vu qu'une fois, peu de temps après, il a été hospitalisé. Il n'en est jamais ressorti. Nathalie, l'aînée était muette. Autant dire qu'on ne s'est pas beaucoup parlé. Je ne voyais pas ses signes.

Et puis, un jour, il y a eu cette fuite de gaz. J'aimais cette maison. Vraiment. Je m'y sentais bien. Mais 4 enfants handicapés, ça demande un temps-plein et des frais que peu de gens peuvent couvrir. Alors, on ne fait plus attention aux petits détails du quotidien. On oublie. On remet à plus tard.

Jusqu'à l'explosion de la maison.

Béatrice a survécu.

J'ai survécu.

Et c'est tout. Tout ce qu'il reste.

Je ne peux pas me souvenirs des visages, mais je me souviens des voix. Je me souviens de cette odeur qui planait autour de la maison. Je me souviens des cris de Béatrice. Mais je ne me souviens pas de mes pleurs. Ni de mes larmes. Je ne me souviens pas avoir pleuré ce jour-là en réalité.

Monstre un jour, monstre toujours.

Je me demande si j'ai un jour été attaché à toutes ces choses. Je pense avoir connu l'amour et que j'ai été baigné dedans, mais hé, tu sais, quand on ne s'en rend pas vraiment compte...On finit par oublier. Je finis par oublier les odeurs. Les rires. Les pleurs. Petit à petit, ce noir constant dans lequel je baigne, dans lequel je vis, grignote chaque parcelle de lumière qui semble s'être installée en moi. Et tu sais quoi ? Ça fait mal. Tellement mal. J'ai l'impression qu'on m'arrache quelque chose. Un petit bout de moi. Et à chaque fois, quelque chose se meurt.

Je traînais dans les couloirs de l'hôpital quand ta grand-mère m'a ramassé. Je ne sais pas pourquoi. Je ne la connaissais pas. Mais j'ai senti, pour la première fois depuis longtemps, une main se tendre vers moi. Le contact de la peau. J'ai senti de la douceur dans son geste. De la bienveillance et de l'amour. J'ai commencé à revivre. Comme si un simple geste pouvait nous redonner un souffle de vie.

Et peut-être était-ce question de ça au final, je veux dire, j'ai perdu deux familles. Une dont je ne me souviens plus très bien présentement et une dont je ne veux plus me souvenir du tout tant la douleur est grande. Je ne veux pas revivre tout ça avec une troisième famille. Je l'aime assez pour m'être attaché au fait que ça allait durer.

Parce que tu vois, j'y crois.

Je me dis que demain, tout ira bien.

J'avance en pensant que demain tous ces souvenirs seront noyés dans mon quotidien.

Vingt mille lieues dans tes yeux (BxB) - Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant