Tu ressembles à un garçon

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Tes Yeux Noirs (1985)

En sortant de mes cours, je vois Mél. Elle est là, à trembler de froid et à tirer sur sa clope comme si ça avait le pouvoir de la réchauffer.

« Bah alors, tu t'es crue au printemps ou quoi ce matin quand t'as choisi tes vêtements ?, la taquiné-je lorsque j'arrive près d'elle.

— Non mais depuis quand il fait aussi froid en novembre ? se défend-elle en écrasant sa clope avant de se mettre en route.

— Du plus loin que je me souvienne, il fait toujours froid en hiver, dis-je en lui emboîtant le pas et en faisant mine d'avoir vraiment réfléchit à sa question.

— T'es bête » rétorque-t-elle en me donnant une petite claque sur le bras, le sourire aux lèvres, comme si elle voulait que je continue à la charrier.

Depuis la discussion que nous avons eue avec June, il y a quelques semaines, au sujet de Mél, je suis plus attentive à ce que je ressens quand elle est là. Et là, je prends conscience que je l'adore quand elle sourit comme ça. Je sens mon rythme cardiaque s'accélérer. Peut-être est-ce à cause de notre marche rapide, ou d'elle, simplement. Ce qui est sûr, c'est que je me sens bien quand je suis avec elle.

Sans même y penser, je prends une grande inspiration et profite de l'instant. Je fais toujours ça quand j'ai besoin de m'ancrer dans le présent.

Nous passons sur le Pont Moyen et, sur notre gauche, le sublime Temple Neuf émerge de l'eau. Les couleurs des pierres sont magnifiques. À Metz, nous avons beaucoup de chance d'avoir une si belle architecture. Pour moi qui adore la photographie, c'est un véritable bonheur ! Cette vue incroyable me donne soudainement envie de sortir mon appareil photo à nouveau. Cela fait un moment que je n'y ai pas touché. D'ailleurs, au-delà des paysages, j'aimerais bien me mettre aux portraits. Surtout depuis que j'ai un modèle parfait à porté de main.

« Bon alors, tu as envie d'aller où pour pouvoir, toi, être canon - me demande t-elle au bout de plusieurs minutes restées dans le silence.

— Comment ça « aller où » ?

— Dans quel magasin, précise-t-elle comme s'il s'agissait d'une évidence.

— J'étais sure que tu allais me faire ce coup-là ! Tu m'avais pourtant dit que tu ne m'obligerais jamais, et j'insiste sur le jamais, à faire les magasins, lui rappelé-je, en souriant nerveusement.

— J'ai dit ça moi ? me demande-t-elle ironiquement.

— Non, mais, vraiment, je ne suis pas trop shopping. Je sais pas, je...

— Tu quoi ? T'es magnifique, mais tu n'exploites pas ton potentiel ! Tu caches ton corps sublime en dessous de fringues trop larges pour toi. C'est dommage, vraiment, insiste-t-elle.

— Toi, tu es féminine. Moi je ne le suis pas. Tu ne peux pas m'en vouloir, réponds-je peut-être trop sérieusement.

— Pourquoi tu es aussi braquée ? Tu pourrais essayer des robes, des jupes, de la couleur. Ça serait tellement beau sur toi, s'emballe-t-elle.

— C'est gentil, Mél, je sais que ça part d'un bon sentiment. Mais bon, je... je sais pas, j'ai jamais aimé cette règle qui impose aux femmes de porter des robes, de mettre des talons...

— Mais ce n'est pas une histoire d'imposer !

— Ah ouais ? Et c'est quoi alors ? lui demandé-je en m'arrêtant subitement pour luifaire face.

— Hé, ne t'énerve pas, Axou ! C'est pas grave, tu sais, on n'est pas obligées d'y aller, dit-elle, sincère.

— Je... je sais, réponds-je, émue.

— Oh, ça va pas ? Qu'est-ce qu'il se passe ? me demande-t-elle, réellement concernée.

— Rien, rien. C'est juste que... cette histoire de rôle social me fout hors de moi. Vraiment. »

Nous sommes là, en plein milieu de l'Esplanade, ce super parc dans lequel je viens me réfugier lorsque ça ne va pas. Les autres piétons et cyclistes nous doublent. Nous, nous nous fixons, sans rien dire. Elle sent mon malaise, c'est sûr. Par contre, je ne crois pas qu'elle discerne à quel point je me sens mal. En même temps, ça paraît tellement extrême. Mais voilà, moi, ces stéréotypes de genre m'exaspèrent. Qui a dit qu'une fille devait aimer le rose, rêver de devenir une princesse ? Dans le même ordre d'idée, qui a dit qu'une fille devait s'habiller de telle manière pour plaire, et surtout, plaire aux hommes ?

« Tu trouves ça normal que notre société soit hétérocentriste ?, lui lancé-je alors que nous avions repris notre marche en direction du centre ville.

— Non ! Mais non ! Tu crois que je suis homophobe ? me répond-elle trop calmement.

— Non, pas du tout. Mais c'est la même chose que ce que je disais avant. Notre société nous impose des choses qui en viennent même à rentrer dans la normalité. On ne devrait pas être assujettis comme ça aux normes, tu vois. On devrait pouvoir aimer les jeux qu'on veut, les couleurs qu'on veut, les habits qu'on veut, les personnes qu'on veut.

— C'est la sociologue qui parle, plaisante Mél.

— Ouais, ça doit être ça », réponds-je en me détendant doucement.

Mél n'ajoute rien. Elle me montre simplement quelque chose. Elle retire sa veste, me la jette et dénude son épaule, qu'avec ce sale temps, je n'avais jamais vue jusqu'à présent.

Et là, je comprends qu'elle n'est pas contre moi. Au contraire. Nos regards se croisent et nous restons là, encore un moment. Je me sens bien à présent.

Son tatouage représente deux signes féminins entrelacés.

Maintenant, je le sais, elle est avec moi. Complètement.

Ma Seconde Naissance [PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant