Des filles qui s'aimaient par milliers

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Canary Bay (1985)

Mon exposé semble avoir beaucoup plu aux étudiants qui m'ont applaudie, mais aussi au prof qui m'a félicitée à plusieurs reprises pour la pertinence de la réflexion que j'avais développée tout au long de ma présentation.

Vient ensuite une série de questions, qui me permettent d'approfondir encore plus le sujet. Il s'agit surtout d'un échange, entre moi, les autres étudiants et le prof. Chacun donne son opinion, évoque sa manière de voir la situation, certains parlent même de leurs propres expériences.

Puis j'entends une voix féminine s'élever et dire « Tu es concernée toi aussi ? »

Je cherche du regard celle qui a assez de culot pour me poser une telle question. La concernée agite sa main pour que je puisse la repérer.

Je me sens mal à l'aise. Et je ne comprends pas vraiment pourquoi. Ce problème devrait être réglé maintenant, ce sentiment de gêne n'a pas lieu d'être. Avec Madame Marchal, nous nous étions dit, au cours de nos derniers rendez-vous, que j'étais enfin parvenue à m'accepter. Est-ce réellement le cas ?

« Je... Comment ça ? hésité-je, ne sachant trop quoi répondre.

— Je sais pas, tu parles tellement bien du sujet que je me suis dit que tu ne pouvais qu'être concernée.

— Bon, c'est un peu délicat comme question, interrompt le prof en s'adressant à l'étudiante. Axelle peut ne pas avoir envie de répondre. Je vous remercie en tout cas pour votre exposé très complet, me complimente-t-il en se tournant à présent vers moi.

— Merci, Monsieur » réponds-je, la tête baissée, intimidée par ses compliments qui me sont adressés depuis le début de l'heure.

Lorsque je retourne à ma place, je croise le regard de cette étudiante : il est toujours si insistant. Presque intrusif. J'ai l'habitude de ce genre de comportements avec June, qui est complètement désinhibée et qui ne se rend pas toujours compte de l'impact que peuvent avoir ses paroles. Avec June, j'accepte, mais c'est justement parce que c'est elle que ça ne me pose pas de problème. On se connaît depuis tellement longtemps.

Après moi, d'autres étudiants présentent leur travail. Les sujets sont tous très différents, mais tous aussi intéressants : sont notamment abordées les questions de laprostitution, des meurtres en série, de l'anorexie.

Le cours se termine par les applaudissements des étudiants pendant que le prof nous félicite tous pour notre implication dans ce travail.

Pendant que je range mes affaires dans ma sacoche, je me sens véritablement observée. Je jette un rapide coup d'œil derrière moi. Cette étudiante, avec son petit groupe d'amis, sont là. Elle détourne le regard au même moment.

Je m'empresse de ranger mes derniers stylos et sors rapidement de la salle de classe. Lorsque je pousse la porte et que j'entends sa voix derrière moi : « Eh ! Axelle ! Attends ! », je ne sais pas si je dois partir en courant ou non. Ça ferait peut-être un peu bizarre, en même temps.

« Oui ?

— Je... je suis désolée si j'ai été trop... trop..., s'excuse-t-elle maladroitement.

— Trop intrusive ? l'interrompé-je un peu sèchement.

— Oui... c'est ça, confirme-t-elle, gênée. C'était vraiment pas du voyeurisme, c'est juste que... que je suis concernée et... c'est bête mais je me suis dit qu'on pourrait se comprendre, toi et moi. »

Et là, c'est moi qui me sens bête. Pourquoi il faut toujours que j'imagine le pire ? Que je pense que les gens me veulent systématiquement du mal ? Que je me sente attaquée, à chaque fois que ce sujet est abordé ? Effectivement, les blessures du passé sont toujours là.

« C'est moi. Désolée de m'être...

— Braquée ? m'interrompt-elle à son tour, en affichant un léger sourire.

— Oui, c'est ça, me détends-je en souriant moi aussi.  

— Moi c'est Ambre, au fait.

— Enchantée ! »

En la regardant de plus près, et à présent sans a priori, je trouve que son visage exprime une certaine douceur. Je dirais même de la bienveillance. C'est fou comme, parfois, on voit la vie avec les mauvaises lunettes. Si June me voyait... elle déteste quand j'ai cette vision si négative des gens, que je suis aussi suspicieuse.

Mais j'arrive à me pardonner quand je vois de là où je viens. Il m'arrive, parfois, de faire une rétrospective et, toujours, je me demande comment j'en suis arrivée là. Comment j'ai survécu à ce harcèlement de la part mes pairs, mais surtout à cet abandon de mon père. Sans parler de ce détachement que ma mère a eu vis-à-vis de moi. À côté de ce que mon père me faisait vivre, ce n'était rien.

À partir de mes 15 ans, quand ils ont su, tout a explosé. Quelque temps plus tard, ils avaient jugé que leur rôle de parents s'arrêtait là. Désormais, je n'étais plus leur fille, à leurs yeux. Ma mère était moins radicale, mais je la sentais malgré tout gênée en ma présence. Aujourd'hui, je sais qu'elle suivait simplement ce que mon père disait.

Un soir, je les ai entendus parler. L'intensité de leur voix était beaucoup trop forte pour être une simple discussion. Le lendemain, j'apprenais qu'ils demandaient le divorce.

La cause ? C'était moi. Évidemment. La tolérance de ma mère, par rapport à moi, exaspérait tellement mon père. C'était même pire que ça. Ça le mettait hors de lui.

« Mais comment tu peux cautionner ça ? » lui hurlait-il sans arrêt, en parlant de moi.

À partir de là, j'ai du cohabiter avec ma mère. Et ma petite sœur. Elle, qui m'accusait de l'éclatement de notre famille, sans réellement le penser.

Ma mère m'offrait un toit et elle considérait que c'était déjà grandement suffisant. Assez pour une « personne comme moi », disait-elle.

Comme toujours, ces pensées me sont douloureuses. Mais je sais que je dois continuer à vivre. Sans le soutien de mes parents. J'ai appris à le faire. Et c'est ce que je me dois de continuer.

Il m'a fallu tellement de temps pour comprendre ce que je vivais. Et pour m'autoriser à vivre pleinement. J'ai eu besoin de tellement de temps pour accepter l'idée que l'on pouvait être une femme qui aime les femmes et être heureuse, malgré tout.

Ma Seconde Naissance [PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant