Merlin l'Enchianteur

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      Le chariot se remplit. Se charge. Se dote de sa propre opinion, qui n'est manifestement pas la mienne. Il devient proprement impossible à manier, malgré la roulette dissidente revenue dans les rangs. Je transpire, j'ai soif et tout sauf envie de rester une minute de plus dans ce court-bouillon parfum polyéthylène.

Le peuple se masse dans les allées, à discuter de la meilleure garniture à tartiner sur une biscotte, et comment qu'il va, ton grand ? Des enfants galopent en tous sens, bande d'électrons débridés qui se coursent entre baignoires à pattes de lion et scies circulaires. Des conseillers vont et viennent, des caddies abandonnés bloquent le passage, les annonces s'enchaînent dans les haut-parleurs.

Le petit Mattéo est attendu par ses parents à l'accueil.

Promotion sur les salons de jardin, trois chaises achetées, la quatrième offerte sur la gamme Living Outdoor.

Le propriétaire du C4 Picasso immatriculé on-se-demande-comment devrait apprendre à se garer, merci bien.
   
« Restent la sous-couche, le placo et les vis, soufflé-je à mon acolyte aussi relax que moi. 

— C'est dans la cour des matériaux. Faut déjà payer tout ce bordel, et ressortir » répond Rémi dont la tête tire davantage que les 36 pieds de rigueur.

Un peu d'air frais ne fera pas de mal. J'essaye de rejoindre l'une des files à la caisse, arc-boutée contre la demi-tonne de matériel radicalisé qui refuse d'avancer d'un iota. De guerre lasse, Rémi passe à l'avant et tire pendant que je pousse ; un quarantenaire déboule à la perpendiculaire, précédé par trois paquets de plancher qui renversent ma pile de boîtes d'ampoules.

« Mais putain, vous pouvez pas faire attention, non ? »

Un narrateur extérieur dirait sans doute quelque chose comme soudain, Rémi Maimboeuf et Bibi Sauldubois se scrutent, surpris par cet étrange détour. Il faut dire que cette phrase, pas des plus polies mais sortie du cœur, nous a échappé au même moment. À la virgule et à l'intonation près. Le mec marmonne quelques excuses que je n'écoute pas, occupée que je suis à voir Rémi ramper sous le plateau du caddie pour récupérer les ampoules.

Bizarre.

Je m'attends à tout moment à recevoir un appel outré de ma banquière. Peut-être que je pourrais prétexter une usurpation d'identité, un vol de carte. Heureusement que le programme de fidélité m'a fait économiser 30€ sur presque sept cents, ça rajoutera des pâtes dans le beurre à la fin du mois.

L'Espace chargé à coin, nous obliquons jusqu'à la file – encore une – qui attend de pouvoir entrer dans la fameuse cour des matériaux. Le gros œuvre. Des camionnettes, des mecs en bleu ou blanc de travail, mètre et cutter en poche. Et une cahute dans laquelle discutent employés comme clients, accoudés au comptoir. Cahute dans laquelle je m'aventure, suivie par Rémi.

Ça sent le petit salé aux lentilles et ça rigole gras, là-dedans. Des blagues de maçon, de charpentier. On se mesurerait presque la taille de la poutre faîtière. Je me présente devant l'une des caisses, attends que quelqu'un veuille bien s'intéresser à moi.

« C'est pourquoi, Monsieur ? » demande l'un des types en chemisette verte, à l'attention de Rémi.

Occupé à refaire son lacet, ce dernier lève le nez, gesticule dans ma direction. Soupirant, l'homme pose ses yeux sur moi comme si j'étais un clou tordu. Ou un siphon bouché, au choix.

« Bonjour, lancé-je sans grande conviction, encore qu'avec un sourire. Je voudrais des vis à placo de 35, une boîte de...

— Si c'est pour accrocher un cadre, ça sert à rien de venir ici, ma p'tite dame, répond-il en suçotant le capuchon de son Bic. Ils en vendent à l'unité au magasin. Faut prendre à droite en sortant d'ici, vous pouvez pas louper l'entrée. La grosse enseigne. »

Et c'est qu'il est fier de lui, ma parole. Encouragé par le regard appuyé de son collègue, ceux des clients – les piliers de bar du bâtiment. Ils me regardent avec cet air, celui que je ne connais que trop bien. Regardez la pitchoune, c'est si naïf, si mignon, halala. Ça s'imagine pouvoir faire des gros travaux d'homme toute seule, entre une manucure et un biberon. Mais je vais te le clouer sur le tarin, ton cadre, ducon.

Rémi s'est relevé pour apparaître à mon côté. Il ne manquait plus que ça.

« Alors, qu'est-ce qu'il vous faut, Monsieur ? reprend le débile étiqueté Conseiller Clientèle.

— C'est que j'y connais rien, moi, répond paisiblement mon stagiaire. Vous feriez mieux de lui demander à elle. C'est elle qui retape notre chalet, ajoute-t-il alors que je fronce les sourcils. Elle est hyper calée, j'apprends plein de trucs. »

J'attends la douille, entre horreur et curiosité. Il ne peut pas le penser vraiment, pas vrai ? Pas vrai ?

« Ah ? s'étonne mollement l'autre. Ben, fallait le dire, je...

— Vraiment, j'y connais rien, insiste Rémi. Que dalle. Regardez, c'est à peine si je sais faire la différence entre un type bien et un sombre trou du cul, par exemple. Quoi que... non, attendez, bougez surtout pas. Ah, si, d'un coup, je la vois bien, la différence. »

Si je suis abasourdie, ce n'est rien comparé au quinqua condescendant qui a retiré son bouchon du bec et nous fixe d'un œil mauvais.

« Un problème, Michel ? s'enquiert son collègue.

— Non, juste des vis à placo de 35, réponds-je prestement. Cinq cents. Parce que j'ai beaucoup de cadres à suspendre, ajouté-je en priant pour ne pas me planter sur les termes techniques. Et mettez-nous aussi un pot de 10L de sous-couche pour crépi et deux plaques de BA13 hydrofuge. Parce que, sans ça, voyez, j'ai nulle part pour les accrocher, mes cadres. »

Pas sûre que nous puissions revenir un jour au Leroy Merlin d'Annecy sans être directement balancés au lac par le syndicat des Michel vexés. Considérant le fait que j'ai suffisamment de vis pour trois générations, ça devrait éloigner tout risque.

Je grimpe dans l'Espace, siège avancé au maximum. Les plaques rentrent tout juste mais Rémi est plutôt doué, niveau Tétris. C'est à peine s'il a prononcé un mot depuis que nous sommes sortis de la cour des Miracles en placoplâtre. Je ne sais pas à quoi je m'attendais, mais sûrement pas à ça.

J'avais emporté un paquet de Pimousse pour la route. Si j'en ai boulotté la moitié toute seule à l'aller, je lui tends le paquet avant qu'il ne démarre.

« Va pas croire que j'ai fait ça parce que je t'apprécie, éructe-t-il sans accepter de bonbecs. Je supporte juste pas les mecs plus cons que moi. »

Je pourrais pester, lui enfiler une volée de soucoup's dans le nez – mais non.

« J'ai rien dit, glissé-je à la place.

— Tant mieux. Bon, balance un autre groupe que tu détestes.

— Les Sales Majestés. »

Un sourire, la vache. Un sourire spontané, qu'il n'a pas le temps de ravaler sous une couche d'irascibilité.

« Toi aussi, t'es une menteuse » observe-t-il en lançant toutefois le best of 1992-2002.

On est bien loin de pousser la chansonnette en chœur sur le retour, mais... Oui, carrément bizarre.

Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Onde histórias criam vida. Descubra agora