Latte Machiavelo [Finaliste Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]

Les rêves

🧁 ABBY 🧁

J'observe ma jumelle floue dans le miroir de la salle de bain. C'est devenu traître, les tisanes. Peut-être parce que la gnôle de Papy Jules a corsé le jeu – mais il n'arrêtait pas de vanter ses bienfaits, à l'époque. Et ça ne l'a jamais conduit, lui, à grimper sur ses employés. Enfin, je crois.

Toujours est-il que je me lave les dents sur un fond de Lord of the Lost, pour ne pas rester en tête à tête avec mes pensées carrément intrusives. I'm so done with everything. Leaving the planet Earth. Je flotte, c'est une certitude. Est-ce que j'ai pour autant envie de disparaître dans le vide ? Non.

Parce que ma chaudière interne continue à palpiter et que je me sais foutrement frustrée de ne pas avoir pu découvrir une autre facette de Rémi. Ça nous apprendra.

Il avait l'air étonné que je veuille coucher avec lui. Comme s'il ne se savait pas honteusement attirant, là-derrière ses douze couches de papier peint de mépris, sarcasme et insupportabilité. Je lui ai proposé mon canapé. Il a accepté. Et depuis, je zone, à faire semblant d'être occupée alors que je suis restée une plombe et demi assise sur le trône sans même songer à faire pipi.

Un mini-moi est perché sur mon épaule. Pyjama en flanelle boutonné jusqu'au cou, cheveux sagement noués, mes lunettes de lecture. Les mêmes que Carl Fredricksen, dans Là-Haut.

« De toute manière, ce n'est pas comme si vous aviez les moyens de vous... ahem, envoyer en l'air » déclare-t-elle doctement, d'une voix fluette.

Une autre Abby fait son entrée, dans un body satiné, bas résilles et escarpins dont le talon me pique la peau.

« Z'avez des doigts, nan ? éructe la diablotine avec l'accent typique d'un routier transilien. Faut que je vous montre comment vous en servir ?

— Alors, vous m'excuserez, grossière malapprise, mais ce n'est pas ainsi que démarre une relation saine, s'offusque l'angelot.

— Saine ? Depuis quand se taper son collaborateur grincheux et au black, c'est sain ? Autant en profiter pour grapiller un coin de 7ème ciel, nan ? Il peut pas être moins doué que Vivien, t'manière. »

Là, nous acquiesçons de concert. Vivien, c'était au sexe ce qu'une Lugier est à la F1.

« Bon, on se déshabille comment ? reprend l'Abby lubrique en se frottant les mains. On peut garder le soutif, mais de mémoire, à l'étage du bas, c'est pas jéjé. »

J'étire le devant de mon pantalon, aperçois une culotte rose pâle avec des fraises dessus. Diablotine et moi échangeons une mine consternée.

« Quoi, c'est très mignon, argumente l'angelot. Et confortable, ces petites surpiqûres coton.

— Étouffe-le entre tes cuisses, le vilain gamer. On verra si c'est confortable. Il a l'air de savoir quoi faire de sa langue, lui, au moins.

— Mais on a pas de protection, bon sang, m'agacé-je.

— Ah ouais, merde. P'tain, ça valait bien la peine d'apprendre à dérouler une popote sur une banane en cours d'éducation sexuelle.

— Moi, je pense que le petit pyjama combiné t-shirt et short irait très bien, pour un premier rendez-vous. C'est fin, élégant, et ça n'en dévoile pas trop.

— Et meuf, on a les mollets glabres ou c'est l'éponge Scottex ? Pis l'foin qui dépasse de la charrette ?

— Un garçon sensible et respectueux n'exigera pas de sa compagne qu'elle s'épile, pointe l'angelot. 

— Pis si on s'emmerde vraiment, on pourra toujours se tresser mutuellement les poils. Débarque avec la nuisette, celle qu'est censée aller au sale depuis trois semaines. C'est bourré de phéromones. Qu'il ait une bonne raison de dormir sur la béquille, le teigneux.

— Merci pour les conseils, abrégé-je en les chassant comme des pellicules, mais je vais me débrouiller.

— T'façon, on est là juste pasque t'es ronde comme une queue d'pelle. »

Ça devait sûrement être de la gnôle de champignon – dans le genre bolet Satan.

Je débarque finalement en débardeur, celui des Eurocks 2018, suffisamment long pour qu'on ne voit pas de fraises dépasser. Je m'attendais à trouver Rémi dans le salon ; que nenni. Passant la tête dans ma chambre, je le trouve assis sur mon lit, en t-shirt et caleçon, Bourriquet dans les bras, à regarder la neige par le velux.

« Crise existentielle ? supposé-je.

— T'as remarqué qu'il y a une fuite dans l'angle ? Faudra la signaler au vieux.

— Rémi ?

— Hm ?

— Viens. »

Je lui soulève la couette sous laquelle je me suis déjà glissée. Il obtempère sur un reniflement. Sans heurt autre que le cœur qui cavale dans ma poitrine, son bras passe à ma taille et son corps enrobe le mien. Cuillère à moka et cuillère à café, le combo parfait. Si j'étais jusque-là passablement tendue, je me liquéfie contre lui. Rassurée. Un mélange étrange, mais métaphysiquement puissant.

« Tu fermes jamais le volet ? finit-il par murmurer.

— Non. J'aime bien regarder les étoiles, la pluie ou les flocons tomber. »

Il me serre davantage, sans que sa main ne remonte vers mes seins, ou se risque plus bas. Je pourrais en crever de félicité, du simple fait de le sentir plus atteignable qu'il ne l'a jamais été. Un fragment de lui qu'il a accepté de me céder, peut-être.

Une légère amertume cartésienne tente malgré tout de prendre le pas sur la douceur de ce chamallow dans lequel je sombre avec délectation.

À quoi vous jouez, doudou dis donc ?

Coucher avec un mec sans lendemain, c'est envisageable. Dormir avec un mec, ça m'a toujours semblé un cran au-dessus. D'autant plus que le lendemain, au vu de l'heure affichée par mon réveil, est dangereusement proche.

« On fait quoi, demain ? finis-je par demander, furieuse de ne pas passer en mode carpe diem.

— Tu voulais pas faire la déco de Noël du CaFée ? répond-il dans un chuchotement lourd de sommeil.

— Si, mais...

— Je stream le matin, si jamais.

— D'acc, mais...

— De quoi tu vas rêver, cette nuit ? »

J'essaye de l'apercevoir par-dessus mon épaule, contre laquelle il a posé son front.

« T'es sérieux ? J'essaye d'avoir une conversation constructive sur... sur l'avenir à très court terme.

— J'ai bien saisi. Mais je préfère ne pas y penser pour le moment. »

Ah, ça. Il s'apparente véritablement aux Semi-Hommes, M. Maimboeuf. On a beau s'imaginer tout savoir sur leur sujet, il suffit d'un rien pour qu'ils parviennent à vous surprendre encore.

« Ton rêve, insiste-il après quelques instants.

— Ça m'arrive de rêver que j'ai un poulailler. J'ai toujours voulu des poules. Des jolies poulettes rousses. Ça mange les épluchures et ça pond des œufs en retour. Win-win. De quoi tu rêves, toi ?

— Je sais pas. Je m'en souviens rarement. Ça m'a toujours semblé hors de portée, d'avoir des rêves. Le fait d'être moyen en tout, sûrement. Rêver, c'est pas pour moi. »

Je me détache de lui, bascule sur l'autre flanc pour lui faire face. Une minuscule lueur brille dans ses yeux, que je distingue tout juste dans la pénombre.

« Tu vas choper ma crève, lâche-t-il sur un rictus.

— Ça fait un bail que tu m'as contaminée. »