Pause technique

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Parce qu'une salade noyée dans la vinaigrette n'était pas suffisante, il fallait bien achever le repas – et nous, par la même occasion – sur une coupe crème-anglaise-chantilly avec éventuellement trois myrtilles dedans. Abby se lève de table pour une pause technique ; je l'envie.

J'ai la sensation de suinter du fromage par tous les pores, Poussin s'est mis à jouer des maracas devant ses géniteurs esbaudis, Marcel est venu me malaxer les trapèzes pendant dix minutes, j'ai envie de pisser et plus un seul mouchoir. Ça risque de faire louche que je me carapate en même temps qu'elle, mais on est sur un cas de force majeure – c'est le PQ aux WC ou la nappe pour me moucher.

J'attrape Popol, qui m'indique d'un menton las la pancarte Cacabinet, Préfecture du petit coin. C'est vrai qu'un simple pictogramme, ç'eût été un affront au mauvais goût.

Je déroule dans les cagouinces quelques mètres d'essuie-main que je plie, colle dans la poche arrière de mon jeans, et ressors pour tomber nez à nez avec Abby. Le couloir a l'avantage de donner sur la porte d'entrée qui, avec son seuil mal calé, apporte un vent de fraîcheur bienvenu.

« T'as envie d'y retourner, toi ? demande-t-elle après s'être adossée contre le mur.

— Plutôt de vé-cre, présentement. Mais faut pas qu'on reste longtemps ici, parce que... »

Parce que quoi, quadruple buse ? Elle acquiesce toutefois, et je m'apprête à exprimer le fond de ma pensée lorsqu'un énième éternuement me secoue, suivi d'un raz-de-marée nasal que j'étanche dans un mouchoir. Pour me rendre compte, en relevant la tête, que je pisse le sang.

« Oh, merde, lâche Abby à ma place. Non, pas la tête en arrière ! En avant, en avant, j'ai dit.

— Mais c'est complètement con, ça va jamais arrêter de couler !

— Presse sur ta narine, débile ! C'est laquelle ? Montre.

— C'est bon, c'est qu'un petit saignement de...

— Fais gaffe, ça dégouline, là. »

Ni une ni deux, je me retrouve à nouveau échoué dans les sanitaires, penché au-dessus du lavabo, pendant qu'Abby m'éponge le poignet. Un mec entre, nous observe, hausse les épaules, part se délester dans un coin.

« C'est d'une élégance, comme rencard, ricane-t-elle.

— J'ai prévu visite d'une station d'épuration, la prochaine fois, maugréé-je avec une voix de canard bouché.

— Essaye de relâcher doucement, voir si le caillot a bien caillotté ?

Je m'exécute, relève une gueule barbouillée de rouge – à croire que je descends d'un ring du Championnat des crevettes anémiées. Ç'a l'air de tenir, après un reniflement prudent.

« Scusez-moi, M'sieur-dame, j'aimerais me laver les mains, intervient le quinqua dans notre dos. Au pire, mettez-vous un morceau de papier dans le nez. Pour faire une genre de mèche.

— Et quand on la retire, le bouchon part avec, rétorque Abby en croisant les bras. Ça ira très bien comme ça.

— Oh bah, comme vous voulez, hein. »

Monsieur Comme-vous-voulez parti, je me passe de l'eau sur le bas du visage, sèche le tout et rejoins Abby au-dehors.

« Tu t'en es mis jusque sur l'oreille, note-t-elle seulement, en m'offrant toutefois l'un de ces sourires que je collectionne comme les Pokémon Shiny. Prêt à remonter ? »

Je la retiens du bout des doigts. Un de mes Rémi intérieurs, celui qui miaule quand Nala touche du bout du museau Simba, s'est fait la réflexion que, ce soir, Abby, elle est quand même mignonne. Avec sa mèche folle dépigmentée, ses pommettes rosies et son pull informe. J'aimerais bien m'y glisser avec elle – y'aurait sûrement la place. Je n'ai fait qu'effleurer sa main, mais elle se retourne, la serre avant de venir, sans préambule, comme ça, piquer un bisou sur ma joue.

« T'es quand même pas très doué, parfois. »


Latte Machiavelo [Concours Femme Actuelle x Les Nouveaux Auteurs 2024]Nơi câu chuyện tồn tại. Hãy khám phá bây giờ