Chapitre 1

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April


« Y aller, ne pas y aller, y aller, ne pas y aller... »

Les mots résonnent alors que les pétales de la fleur que j'ai tout juste cueillie tombent sur le sol. Des images de la veille me reviennent en tête, tout était calculé au millimètre près. Mes sauts ont été exécutés à la perfection, mes pas étaient en rythme, je n'ai rien oublié. Et pourtant, cela n'a pas suffi. Car ça ne suffit jamais. Cette fois, je n'ai pas réussi à garder la tête haute. Cela aurait voulu dire affronter leurs regards, et c'était au-dessus de mes forces. La vue que nous offre la deuxième place sur le podium ne vaut pas la peine d'être contemplée. Me voilà maintenant sur une balançoire, dans le parc à côté de la patinoire à laisser le déroulement de ma journée entre les mains du destin. Me rendre à mon cours, et supporter les coups d'œil inquisiteurs et les reproches ? Ou rentrer chez moi, m'enfermer dans ma chambre, manger tout le chocolat que je pourrais trouver, et tirer un trait sur le club et mon entraîneur pour avoir séché sans raison valable ? Dans les deux cas, le résultat ne fait pas rêver. Cinq minutes, voilà ce qu'il me reste pour me décider.

« Y aller, ne pas y aller, y aller. »

Le dernier pétale entre en contact avec le sol. L'univers a parlé. Je me lève non sans conviction, attrape mon sac et me dirige vers l'imposant bâtiment. Une boule se forme déjà dans mon estomac et la volonté qu'il me faut pour ne pas rebrousser chemin est colossale.

Chaque pas m'alourdit les jambes, et le temps gris et maussade semble s'être accordé à mon humeur. Il ne va pas tarder à pleuvoir. Lorsque j'arrive devant l'imposante porte, prête à la franchir, cette dernière s'ouvre et manque de m'offrir un allé simple chez le chirurgien plastique. Un groupe de filles sort en rigolant. Parmi elles, la gagnante de la veille. Ces dernières ne semblent même pas m'avoir vu, trop plongées dans leur hilarité pour faire attention à ce qui les entoures. Ce n'est pas plus mal, cela m'évite des mièvreries et fausses politesses non nécessaires.

Une fois à l'intérieur, la fraîcheur me saisit et m'apaise un peu, je n'échangerai cette sensation contre rien au monde. Un peu plus confiante qu'auparavant, je m'apprête à aller enfiler mes patins dans les vestiaires lorsqu'une voix familière m'interpelle.

« Wilson ! »

C'est à contre cœur que je me tourne vers mon coach, la sérénité que j'avais réussi à trouver complètement envolée.

« Tu crois vraiment que c'est une heure appropriée pour arriver ? »

« Je sais que je suis juste, mais, pas tout à fait en retard. »

« Parce que tu te penses en position de me répondre ? La leçon d'hier ne t'as pas suffi ? Si tu te relâche comme ça, ce n'est pas étonnant que tu sois une éternelle deuxième. La carrière d'une patineuse n'est pas impérissable April. Et si tu continues sur cette lancée crois moi que la tienne ne sera que plus courte. »

J'encaisse, les yeux rivés sur le sol. J'aimerais pouvoir pleurer, cela voudrait dire que j'en ai encore quelque chose à faire, que ça me tient toujours à cœur. Mais rien ne vient. Mes oreilles se bouchent, je ne veux plus écouter.

« Dépêche-toi d'aller mettre ces patins, je te laisse 3 minutes. Ce délai dépassé, ton entraînement commencera avec des pompes sur la glace. Sans gants. »

Trois minutes, il aurait au moins pu choisir un nombre plus élevé, pour me faire croire que me punir lui fait un minimum de peine. Lorsque je relève la tête il n'est plus là.

                                                                                          ***

Mes mains sont gelées et des ampoules commencent à se former à cause du contact direct avec la glace. Je rejoins les autres ayant déjà bien entamé leur entraînement. Rurik m'observe de plus loin l'œil mauvais, près à dégainer une remarque acerbe dès qu'il le pourra. Quant aux autres patineuses— je ne sais pas réellement quel regard elles portent sur moi. J'ai arrêté de leur faire face depuis bien trop longtemps pour le savoir. Comment est-ce que je faisais avant déjà ? Quelles sensations je ressentais lorsque je patinais et qu'est-ce qui a changé depuis ? Mes yeux se ferment et les souvenirs me submergent. Je suis sur un lac gelé au Canada, le temps de quelques jours de vacances. L'odeur de pins et d'hiver m'entourent. A ma gauche ma mère qui me tient la main et un peu plus loin ma grand-mère, dégainant son appareil photo, et me gratifiant d'un sourire encourageant. J'hésite dans un premier temps, puis me résous à avancer, un pied après l'autre. Je marche et me dandine plus que je ne patine, mais ce n'est pas dérangeant. C'est même plutôt drôle.

Je rouvre les yeux, de drôle fourmillements dans l'estomac. Je le sens bien, ce saut va être parfait. Je m'élance sans grande difficulté et me réceptionne aisément. Je peine à réaliser ce qu'il vient de se passer et une douce sensation s'empare de moi. Je l'ai fait, j'en suis capable finalement !

« Tu vois quand tu veux, Wilson. »

Rurik s'approche de moi avec nonchalance, un prédateur s'apprêtant à fondre sur sa proie.

« Merci coach. »

« Si tu nous faisais des sauts comme ça en compétition ça t'éviterais peut-être de toujours finir seconde. »

Le revoilà. Ce goût amer qui me tapisse la bouche de plus en plus fréquemment est de retour, et le peu de fierté que j'éprouvais il y a encore quelques secondes, totalement envolé.

« D'ailleurs, rappelle-moi de t'envoyer un nouveau régime par mail dans le week-end. Tu as tendance à prendre un peu d'embonpoint après une compétition ratée. Pauvre glace, on ne voudrait pas lui infliger ça. »

Sur ces mots, il s'éloigne fière des atrocités qu'il vient de me balancer, en se tenant doit comme un piquet, comme pour allonger davantage sa silhouette déjà longue et filiforme. Si seulement il pouvait glisser et tomber là tout de suite. Mais non, il atteint sa destination sans encombre, alors qu'à l'intérieur de moi tout s'effondre.


***


Sortir de cet endroit est une libération. Chaque entraînement me donne un peu plus envie de fuir loin et pourtant je ne le fais pas. Pas tant que je n'aurais pas admiré la foule du haut du podium. Pas tant que je n'aurais pas réussi à leur montrer que je ne suis pas aussi incapable que ce qu'ils pensent tous. L'air s'est rafraîchi, et le tonnerre gronde maintenant dans le ciel, m'arrachant à mes réflexions. Si je ne me dépêche pas je vais finir trempée. Pile le jour où je n'ai pas pensé à prendre mon parapluie.

J'accélère la cadence et traverse le parc à la hâte. Dans l'herbe le peu de gens sortis s'aérer commencent, eux aussi, à se mettre à l'abri. L'été cette année est bien terne.

J'arrive à mon arrêt de bus complètement essoufflée. Et pour bien terminer cette journée, le panneau affichant les horaires indique des retards. Je m'écroule sur le banc et scrute le paysage. Mon regard s'arrête sur un café animé, d'où, rires et exclamations s'échappent. Mon attention se porte sur cette vieille dame et son caniche laid en anorak rose, cette jeune femme buvant une bière, cette mère célibataire et son enfant en bas âge, ce serveur accoudé au comptoir qui souris en observant la vie présente dans l'établissement. Ils ont l'air heureux. Et moi ?

Une goutte roule le long de mon visage.

Il pleut.

August et AprilWhere stories live. Discover now