Souvenirs refoulés (2)

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J'ouvris les yeux, comme pour me réveiller d'un mauvais rêve. Mais ici, pas de lit, pas de chambre à l'atmosphère réconfortante.

Une rue. Et pas n'importe laquelle. Je connaissais cette rue, un peu trop bien. Au bout il y avait un carrefour. Et à gauche de ce carrefour, il y avait l'entrée du lycée où j'avais étudié avant que mon frère n'y entre à son tour.

Je ne voulais pas avancer. C'était plutôt la rue qui semblait s'étirer vers moi. Je haïssais ce carrefour. Je l'évitais depuis des mois, le contournais systématiquement. Une force me poussait en avant, vers la nuit froide. Même le fort éclat de la lune me donnait l'impression d'étouffer dans l'obscurité.

Je marchai contre mon gré jusqu'à cette intersection si redoutée. Comme une marionnette, un souffle dirigeait mes pas. Les hauts murs sombres des maisons semblaient m'emprisonner dans une cage, alors que je déboulai au milieu du carrefour dégagé. Devant moi, le lycée Nicolas Carter, en hommage à l'homme qui avait mené la Révolte de Décembre une centaine d'années plus tôt. Derrière moi, des rangées de maisons qui n'en finissaient plus.

Le lycée était protégé par une immense grille en métal noir de plusieurs mètres de hauteur. Il s'élevait, majestueux, avec ses pierres anciennes et ses escaliers d'époque. J'avais bien aimé ma période au lycée. Je sortais beaucoup avec mon frère, même s'il débutait à peine sa période d'adolescence. Et puis à cette époque je me sentais confiante. J'allais reprendre l'entreprise familiale. Mes parents avaient choisi pour moi, mais au moins je savais où me diriger. Je n'avais pas à inquiéter. La chute avait été d'autant plus dure. Je n'avais pas de mauvaises notes. J'étais une élève moyenne. Mais je n'étais pas faite pour ça, ni pour le droit d'ailleurs, et je m'en étais rendue compte bien trop tard.

- Pauvre enfant.

Je sursautai. En tournant la tête vers l'angle de la rue par laquelle je venais d'arriver, je vis Domoto, debout, à côté d'une forme recroquevillée. C'était moi. Il regardait mon souvenir, le visage radieux.

Je tournai de nouveau la tête vers la façade du lycée. Il y avait une parcelle d'herbe devant, qui rejoignait un petit parc un peu plus loin sur la gauche. Benjamin était là, adossé contre le grillage, jambes croisées, le regard se baladant tout autour de lui. Il réajusta ses petites lunettes sur son nez. Ses yeux bleus tranchaient l'obscurité et ses cheveux bruns, plus ternes que les miens, semblaient être un moyen pour lui de cacher entièrement son visage en dessous. Mais il était là, debout bien droit, les deux yeux grands ouverts.

Il faisait sombre, les lampadaires n'étaient pas tous allumés. A cette époque, la nuit tombait toujours assez tôt.

Ce soir là, je lui avais proposé d'aller au restaurant rien que tous les deux. Bien évidemment, j'étais en retard après avoir dû fermer la cafétéria et attendre que monsieur Makki veuille bien sortir. La nuit était tombée comme une masse. Je m'étais dépêchée d'arriver.

Mais j'avais entendu des bruits. Des coups, des cris plaintifs.

Mon cœur fit un bon désagréable dans ma poitrine. Les trois lycéens. Ils venaient de s'approcher de mon petit frère. Ils lui tiraient les cheveux, lui donnaient des tapes au visage.

Non. Non je ne voulais pas revivre ça.

Mais le plus douloureux était sans doute de me revoir.

Mon sosie du passé se crispait sous la terreur. Elle était cachée derrière le mur de cette maison. Elle entendait tout. Elle pleurait. Elle n'osait pas sortir. Elle espérait que les trois garçons partiraient bientôt.

J'avais envie d'hurler.

Va l'aider ! Sauve le avant qu'il ne tombe dans le coma ! Trouve toi du courage, sors de ta cachette espèce de lâche !

Mon frère se faisait à présent rouer de coups violents. Il était au sol, il crachait du sang. Bientôt il ne bougerait plus.

Domoto observait, l'air serein. Presque satisfait.

- Arrêtez ça ! ordonnai-je en faisant sortir tout l'air compressé dans mes poumons.

Il sourit en me regardant, puis se tourna vers l'ancienne moi qui tremblait toujours en pleurant inutilement dans ses mains.

- C'est donc ça ton plus grand traumatisme.

Il se moquait. J'étais méprisable.

Il caressa l'épaule de la fille faible qui sanglotait misérablement dans sa ruelle.

- Mais qui est ce garçon ? Un ami ? Un petit ami ? Un frère ?

Je tremblai à mon tour. Je n'en pouvais plus. Mon frère était à présent inerte sur le sol. Je connaissais la suite de l'histoire, j'allais sortir de la ruelle après leur départ, courir m'agenouiller près de son corps et appeler à l'aide, malgré les sanglots présents dans ma gorge. Une ambulance allait l'emmener. Un infirmer allait me conseiller de prévenir mes parents. Puis nous allions nous retrouver tous les trois à l'hôpital. A attendre, à nous ronger les sangs. Et moi je serai seule, avec ma culpabilité, qui ne disparaîtrait jamais.

- Arrêtez ça ! répétai-je en sentant des picotements se réveiller sous ma peau.

Enfin il se montrait. Enfin il allait pouvoir m'aider. Le pouvoir du Cœur embrasa mon corps.

Domoto arqua un sourcil en me voyant ainsi, campée face à lui, poings et dents serrés.

Je pouvais nous sortir d'ici. Enfin me réveiller. Échapper à ce cauchemar et retrouver Bellamy que je pourrais vraiment serrer contre moi. Mais une vengeance plus alléchante me tendait les bras.

Je fronçai les sourcils. Moi non plus je n'étais pas dépourvue de ressources.

Le regard planté dans celui de Domoto, je tendis mon bras vers lui, ma main ouverte en direction de sa tête. Il allait regretter, et moi j'allais pouvoir m'informer.

De petits éclairs fulgurants traversèrent mon bras tendu. L'expression surprise du président fut noyée dans un éclair de lumière blanche.

L'ANTI-HÔTE [Partie 1] Où les histoires vivent. Découvrez maintenant