2. La cafétéria à l'angle de la rue (1)

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28 heures avant l'alerte.


Je me demandais souvent ce qu'il se serait passé si j'avais persévéré dans mes études pour devenir avocate. Je ne serai peut être pas là, chemise déboutonnée, avachie derrière mon comptoir, les pieds étalés entre les verres et les bouteilles vides à chercher le moindre répit contre cette chaleur accablante.

Je m'étais déjà imaginée avec une longue cape noire et une perruque blanche à essayer de manifester un minimum d'autorité pour défendre mon client. Rien que d'y penser, mon ventre se nouait de honte.

De plus, je n'étais pas assez sérieuse, et suivre la voie que ma mère avait gravée dans la pierre avec mon nom au dessus ne m'avait guère enthousiasmée.

Je soupirai.

La cafétéria était complètement vide. Après l'arrêt brutal de mes études de droit, j'avais eu besoin de souffler un peu et me pencher sur l'avenir que je désirai vraiment. Ma mère en avait gagné des cheveux blancs en plus, mais j'estimais qu'à vingt ans, j'étais capable de prendre seule des décisions. J'avais donc repris la vieille cafétéria familiale que mon petit frère tenait avant de finir dans le coma.

Ma mère devait sûrement lui rendre visite aujourd'hui. Je me gardai cette tâche pour la fin de la journée, étant donné que je voulais gagner un minimum de quoi payer mon loyer pour ne pas retourner dormir entre la cuisine et la chambre de mon père. Elle était vide depuis qu'il était parti pour un voyage d'affaire, mais je tenais à mon indépendance. La location d'un appartement personnel avait été une évidence, et cela avait engendré mon émancipation presque complète du cocon familial. Il fallait à présent que j'assume mon choix en gérant correctement mon business.

Mes caisses étaient désespérément vides, et je redoutais le moment où je devrai faire des pieds et des mains à ma mère pour arrondir mes fins de mois.

Car même en vivant à plus de deux kilomètres de la maison de mon enfance, ma mère trouvait encore le moyen de me conditionner dans une pression habituelle. J'essayais de m'en détacher du mieux que possible, mais sans succès.

Je ne me sentais pas prête à accueillir mon hôte et me recenser auprès du Centre de Recensement Obligatoire du 8180. Pourtant, ce n'était pas faute d'avoir essayé. A quatorze ans, âge auquel ma mère avait fusionné avec son hôte, j'avais été pressée de tous les côtés par ma famille pour aller au C.R.O., car selon eux, j'étais prête. Depuis ce jour là, je m'y présentais presque cinq fois par an, sans succès à chaque fois. Aucun hôte ne voulait de moi.

J'essayais de positiver ; parfois les hôtes pouvait se manifester très tard, même après le passage à l'âge adulte. Les deux secrétaires à l'entrée du C.RO. me connaissaient comme une vieille amie, à force de me présenter à eux. C'étaient eux qui me soutenaient le plus, avec leurs doux sourires et leurs paris idiots. Ils avaient mis vingt billets en jeu, en pariant que j'aurais mon hôte avant d'être mariée.

Je souris. Le mariage était bien la dernière chose qui me préoccupait. Mon téléphone vibra sur le comptoir et je le fis glisser vers moi à l'aide de mon pied gauche.

- Allo ?

- Coucou ma puce.

La voix de ma mère me fit l'effet d'un long frisson qui parcourut ma colonne. Je m'empressais d'ôter mes pieds de la table et d'arranger le col de ma chemise, mon portable coincé entre ma joue et mon épaule.

- Comment vas-tu aujourd'hui ?

- Aussi bien qu'hier maman.

Au moment d'ajuster le dernier bouton, je me rendis compte que ma mère n'était pas là, et qu'elle téléphonait sûrement de la salle d'attente de l'hôpital. Je me sentis stupide.

L'ANTI-HÔTE [Partie 1] Where stories live. Discover now