42- En ruines

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C'est assez reposant de passer une soirée seule au milieu de ce salon marqué par les dernières tensions. Mais lorsque j'entends la clé tourner dans la serrure et que je découvre mon père se présenter avec du poulet frit dimanche midi, mon coeur se serre. Il ne s'étonne pas de l'absence de mon frère et s'installe à mes côtés sur le canapé.

— Tu regardes quoi?

Voici les premiers mots qu'il m'accorde alors que nous ne nous sommes pas vus depuis des jours. J'ai vécu mille vies, je subis des pressions de la part de mon Doyen, j'ai été aperçue dans une vidéo dénudée dans un jacuzzi de fraternité, j'ai passé mes soirées à donner des cours à un mec qui a validé ma technique de fellation et s'est branlé contre moi et par dessus tout, je viens de briser les espoirs d'un mec parfait.

— Une émission de cuisine.

Il acquiesce comme s'il n'attendait rien de plus. Voilà ce que nous sommes. Un ersatz de famille en ruines.

Du bout des doigts, il pousse le sachet devant moi pour que je m'en serve et commence à manger. Chose que je fais, préférant ne plus avoir l'occasion de parler. La mastication occupe l'espace sonore, pourtant, je me sens étriquée, comme si un poids prenait de l'ampleur sur mes épaules.

— Tout se passe bien au lycée?

Je soupire pour atténuer l'agressivité dans ma voix.

— Je suis à la faculté de journalisme, papa.

— Ah.

Il ne doit sûrement pas se souvenir d'avoir rempli les papiers et apposé sa signature sur les documents d'inscription et d'avoir signé un chèque exorbitant pour l'année.

— Donc tu t'en sors?

— Oui.

Sa demande est rhétorique. Il n'attend strictement pas que je développe mes déboires, pour l'embarrasser dans une discussion interminable. Je préfère donc jouer la technique de la fille parfaite. Tout va bien dans le meilleur des mondes.

— Et toi au boulot?

— Ça va.

J'ignore totalement quel est son rôle dans le centre financier. Tout ce que je sais est que son patron l'exploite pour qu'il passe autant de temps dans son bureau. Il y a quelques années, je me demandais s'il avait une double vie, une autre famille qu'il préférait voir mais après avoir mené mon enquête, j'en avais conclus qu'il ne partageait son temps qu'avec son écran et ses chiffres.

— Dans si peu de jours, ce sera le... On peut s'y rendre tous les trois, si ça te dit?

L'anniversaire de la mort de ma mère me frappe de plein fouet. Je ne parviens jamais à occulter entièrement ce moment. Mon esprit préfère se mettre des oeillères pour me protéger du manque de cette femme avec qui je n'ai pas pu partager tant de choses. Parfois je me demande si j'aurais été plus féminine en sa présence, si j'aurais opté pour les robes et le maquillage comme les autres filles qui m'entourent. Mais au fond de moi, je sais qu'elle m'aurait poussé à m'affirmer tel que je suis. C'est-à-dire une Ryujin brute de décoffrage, adepte du naturel et de l'oversize.

— Je le veux bien...

Ma réponse semble le surprendre puisqu'il se retourne vers moi et me fait comprendre qu'il attend que j'en fasse de même. Il est difficile de réaliser qu'avec toutes ces années, nous nous sommes éloignés et sommes maintenant comme des étrangers l'un pour l'autre.

— Ryujin, je t'aime, me dit-il du bout des lèvres. Je sais que je ne te le dis pas assez mais ne l'oublie jamais, ma petite fleur.

De son pouce abîmé, il essuie la larme qui dévoile ma peine et glisse le long de ma joue. Je déteste voir ma carapace se fissurer. J'ai horreur de réaliser à quel point cet homme se sacrifie pour que je réussisse ma vie, au point de détruire ce qu'il restait de nous.

— Je sais.

Voici les seuls mots que je peux lui répondre. Peut-être qu'un jour, je ressentirai moins de rancoeur et lui pardonnerai de ne pas avoir compris que je préférais avoir un père plutôt qu'un avenir.

Sa main frôle mes doigts accrochés au tissu du canapé. Il n'ose pas franchir cette ligne, sentant que je ne le ferai pas pour lui. Ma tête vibre sous la pression des larmes qui hurlent d'envie de sortir mais je me mords les lèvres. Comme toujours, je me dois d'être forte et d'encaisser.

La sonnerie de son téléphone retentit. Je l'entends soupirer alors qu'il se met à tâtonner ses poches pour le trouver. Mon regard reste rivé sur cette plante seule en perdition au pied de l'escalier. Elle doit sûrement envier les larmes que je pourrais lui fournir pour s'abreuver. Je l'entends assurer qu'il sera présent au travail dans la demi-heure qui suit. Son corps se lève du canapé. Étant conscient de la colère qui m'habite, il prend le risque de poser un baiser dans mes cheveux et s'en va sans me dire un mot. Il ne pourra jamais me promettre de ne pas rentrer trop tard car nous n'avons rien d'une famille normale. Nous ne sommes plus que les cendres d'un bonheur d'antan.

Devant moi trône le sac de poulet frit qu'il espérait partager avec ses enfants. Trop de nourriture pour moi seule que je ne toucherai plus, mon appétit étant coupé.

Il s'apprête à fermer la porte quand une voix m'indique l'arrivée d'une tierce personne.

— Ah, monsieur Choi? Vous allez bien?

— Oui, je dois y aller. Vas-y, tu diras à ma fille de verrouiller quand tu ressortiras.

La porte se ferme mais je me refuse de tourner la tête vers cet invité. Mon coeur est bien trop lourd. Je suis une gamine égoïste, consciente des sacrifices du seul parent qui me reste mais qui préfère se murer dans le silence. J'échangerai tout pour devenir la priorité de mon père, pour aller me balader avec lui, pour qu'il repousse son travail à plus tard.

— Ryujin...

Je me tourne alors vers celui qui a conscience de ma peine. Lorsque je rencontre ses yeux, je ne peux retenir mes larmes et explose en sanglots.

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