Chapitre 14 - Tara ♔ : Necropolis, la cité de la mort.

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« L'espérance serait la plus grande des forces humaines si le désespoir n’existait pas. »

Je ne veux pas faire partir cette foutue infection, pourquoi ? Pourquoi je m’acharne à vouloir mourir alors que la faucheuse ne veut pas de moi ? Je n’ai plus rien à perdre et Dorian continuera sa vie d’immortel comme il l’a toujours fait en voyant son entourage mourir à petit feu sous ses yeux. 

Toujours assise à cette table maudite, je viens de passer plusieurs heures à gamberger sans bouger. Mes jambes sont engourdies et mes coudes sont devenus rouges à force de s’enfoncer dans le bois. Plusieurs heures… Toute la matinée, finalement. Les mains posées contre mon front moite m’ont fait perdre toute notion du temps jusqu’à ce que je découvre la pendule cachée dans la cuisine. Mes médicaments et mon  bronchodilatateur sont toujours là, me narguant dès que j’ai l’audace de détourner le regard de la tablette. Après avoir passé quelques minutes à sentir l’ankylose de mes membres s’en aller, je me lève enfin, laissant mes traitements dans le salon. J’attrape une veste en cuir pliée sur la rambarde des escaliers avant de l’enfiler et de partir. Mon ventre crie famine mais je ne l’écoute pas. La porte se ferme derrière moi, et l’odeur de cuisine de nos voisins n’arrange en rien l’état de mon estomac. Tout en faisant abstraction de la senteur et quitte la rue de maisons aux briques rouges. 

Bridge of Sighs, le Pont des Soupirs. Quel endroit de plus en plus sordide à chaque fois que je me rends à Necropolis. Il n’y a personne lorsque je m’engage sur le passage en béton. Le muret n’est pas très haut, construit en parpaing, il a ensuite été solidifié avec du ciment. La mousse végétale commence à grandir dessus, donnant un air encore plus sinistre qu’il ne l’est déjà. Au printemps et en été, à cet endroit, les arbres fleurissent, le ciel est bleu et l’herbe pleine de vie. En cette saison qu’est l’hiver, les branches sont dégarnies, comme mortes, le gazon est terne et des nuages gris planent au-dessus de mon visage. 
Au bout du long couloir bitumé, là où seuls mes soupirs se font entendre, j’arrive devant un monument semi-circulaire en brique rouge. Les plantes grimpent tout au sommet et recouvre partiellement la façade.C’est l’entrée de Necropolis. Aucune odeur ne se trouve là, les fleurs qui ne poussent pas encore. Il y a seulement la fraîcheur de la végétation et un silence presque morbide. Un grand espace de vide sépare cette construction du pont, mais ce qui m’intéresse aujourd’hui comme tous les jours, c’est le mémorial des enfants morts-nés, dans l’allée à ma gauche.

Je déambule dans un mutisme palpable au travers des dizaines et des dizaines de sépultures, de pierres tombales, de monuments familiaux et de statues. L’un m’a toujours intrigué, celle de John Knox construite en mille huit cent vingt cinq en haut de la colline sur laquelle est installé le cimetière démesuré. Cet homme, pour ainsi dire, d’après ce que j’ai lu et ce qu'on m’en avait dit toute ma vie, avait vraiment une aversion pour les femmes de manière générale. Il affirmait que la domination de ces dernières était contre nature. Alors je me suis dit, “mais pourquoi cette statue aussi rétrograde est posée là, aux yeux de tous, comme s’il était un Saint ?” Sa bible dans les mains, cette sculpture me donnait la gerbe intérieurement. 
Je le trouve enfin, ce renfoncement que je connais si bien à présent. Et il n’y a toujours personne. Sur un dédale de blocs de béton, se trouvent deux bancs l’un en face de l’autre. Moins d’un mètre plus loin, une tombe est posée là, d’une couleur carminée et poussiéreuse. Deux arbres garnissent l’endroit calme de part et d’autre de la pierre. Mes genoux tombent presque à terre lorsque j’arrive devant, et pour la énième fois, je lis les petites phrases gravées en doré sur le pavé poli à la perfection. “ I will not forget you. I have held you in the palm of my hand. ”* 
Le visage humide, toujours devant cette sépulture. Je crois que j’aime me faire mal, venir ici, quitte à y rester toute une journée, parfois toute une nuit, et pleurer jusqu’à ce que mon corps ne le supporte plus. J’ai rencontré tellement de femmes en détresse, tant d'âmes déchirées, comme la mienne. Les larmes ruissellent en douce vague sur mes joues et mon corps se vide de toutes émotions en quelques secondes. Toutes, sauf le désespoir. Je me morfonds sur moi-même, m’affaisse et me recroqueville telle une fragile huître, mais une ambiance frigide vient remplir l’espace. Une ambiance froide… Celle que j’avais quitté durant un mois, que j’avais caché au plus profond de ma conscience parce que j'avais peur de moi. Peur de ce que je pouvais ressentir de négatif sur cette histoire. Penser négatif envers moi-même ne m’a jamais posé de problème parce que j’ai toujours eu l’habitude mais en ce qui concerne autrui, je me suis toujours interdit de penser en mal, de juger au premier abord. Elle vient probablement de là, ma résilience, concernant Dorian. 
Dorian. 

Son visage est figé derrière mon épaule droite et lorsque ses mains viennent se poser sur le haut de mes bras, la sécurité m’envahit.

— Respire, j’entends encore tes poumons. 

— Tu les entendras toujours. En tout cas jusqu’à ce qu’ils m’emportent, je soupire lourdement. 

— Je t’interdis de dire ça, respire, insiste-t-il. 

Je m'exécute devant la petite tombe pleine d’innocence posée devant moi Il a murmuré tellement bas que j’aurais pu faire comme si de rien était. Au lieu de ça, je me dois de l’écouter si je ne peux pas m’écouter moi-même. Je me dois de les écouter tous les deux malgré moi, bien que Max abandonne parfois la bataille et tente de s’accrocher tant bien que mal à un peu d’espérance. J’attrape l’air dans mes poumons et le garde le plus longtemps possible en moi. Lorsque j’expire, mon organe s’emballe et mon oesophage part en feu. 

— Te retiens pas de tousser, il faut évacuer le mucus de trop, là-dedans. 

Automatiquement, je ne résiste plus et me laisse aller et toussote encore. Mon dos claque contre la main de Dorian m'empêchant de tomber en arrière et ma cage thoracique se serre contre mes poumons, me donnant des coups de poignard dans les côtes. Mes yeux sont éternellement humides, noyés sous le flux de larmes. Ils ne pourront jamais s’en défaire, et moi non plus. 
Dorian se lève et me lâche avant de venir s’asseoir sur le banc de droite, en métal rouillé et cuivré. L’accalmie vient s’installer entre nous deux. Je décide de jouer mon joker en changeant de sujet lorsque je l’observe se mettre accroupi sur l’assise, les coudes posés en arrière sur le dossier. 

— Tu peux me parler encore de toi, dis-je entre deux respirations sifflantes. 

— Tu triches, je t’ai déjà dit une chose sur moi cette nuit, se marre-t-il, un peu plus détendu que lorsqu’il m’a trouvé. 

À son tour, mon corps frêle se relève, mes mains secouent mes affaires comme si elles étaient devenues robotisées. Je me sens vide après m'être levée alors que lorsque je m’étais installée sur ce dédale de béton, j’avais envie de crever. 

— On a rien à faire, allez, le supplié-je afin de connaître tous ses détails plus rapidement. 
  
— Je suis né à Londres, et non à Glasgow. 

Il se racle ensuite la gorge, comme s’il appréhendait la suite de ce qu’il va dire. Depuis quand il flippe ? 

— J’ai été transformé en mille neuf cent dix neuf, durant la pandémie de grippe espagnole. Et je n’ai aucun souvenir de ma vie humaine. 

Debout, figée, mes yeux papillonnent durant des secondes interminables. Plus aucun souvenir, pourquoi ? Comment ? 

— Je soupçonne le vampire qui m’a donné son sang avant ma mort d’avoir effacé ma mémoire. Il a dû à peine avoir le temps de faire cela, et j’avais rendu l'âme. 

— Mais pourquoi enlever tous tes souvenirs ? 

Tout bien réfléchi, j’aurais bien aimé. Perdre toutes les émotions qui m’ont pourries jusque là, toutes les bribes de mémoire qui m’ont brisées en mille morceaux. Interloquée, je m’approche du banc et me poste face à lui. Ses yeux sont encore bleus, toujours bleus. Au début, ils m’avaient submergé de curiosité, mais la couleur écarlate de ses pupilles, leur véritable teinte est encore plus intrigante. C’est comme si je n’avais plus d'intérêt à scruter ce colorant cristallin et que je plongeais toute mon attention au travers de ses lentilles et de percer les mystères qui se cachent derrière ce carminé.  

— Je n’en sais rien. Peut-être que j’ai eu une vie tellement merdique que j’ai supplié ce vampire de me rendre amnésique ?       
  
— Ou que c’était quelqu’un que tu côtoyais, je suppose au hasard. 
Il tilt, le visage à moitié penché durant plusieurs secondes. 

— De toute façon, je ne le saurais jamais. Je peux décider de récupérer mes souvenirs via certains pouvoirs vampiriques mais très clairement, je ne préfère rien savoir. 

— On en reparlera, soit en certain.                  

Lamia : La Nuit Du Désespoir. {TERMINÉE}Unde poveștirile trăiesc. Descoperă acum