Chap. 18 : Valse à deux temps

469 39 9
                                    

Je n'aurais jamais cru ma grand-mère encore capable d'une telle virtuosité au clavier. Car elle s'était mise plutôt tard au piano et à la mort de son mari plus précisément. Il avait contrôlé ses journées et ses occupations toute leur vie durant. Elle avait vécu sous sa coupe pendant près de cinquante ans. Mais, enfin, son enterrement avait sonné comme un signal fort de liberté : une semaine après que mon grand-père tyrannique ait été emporté par un cancer de la prostate fulgurant, elle était entrée dans la plus fameuse enseigne d'instruments de musique de Marseille pour se payer le piano le plus cher du magasin, rubis sur l'ongle.

Devant le vendeur médusé, elle avait signé un chèque de plusieurs de dizaines de milliers d'euros, sans sourciller. Incrédule, le responsable de la boutique avait discrètement appelé sa banque pour vérifier la solvabilité de cette dame âgée aux cheveux rouges et au manteau de fourrure extravagant. Evidemment, elle était plus que solvable, grâce aux confortables dividendes de l'entreprise familiale. Elle s'était ensuite offert les services d'un professeur du Conservatoire et avait pris des leçons de piano, plus ou moins régulièrement.

Mais quand on commence la musique à l'âge de 70 ans, malheureusement pour elle, on n'est pas vraiment destiné à devenir le nouveau Mozart. Elle s'était donc vite fatiguée de ne faire que des progrès minimes et avait espacé les leçons, jusqu'à complètement les arrêter un an plus tard. Ne lui restait que quelques rares morceaux qu'elle savait jouer et ce magnifique piano à queue, qui, on ne pouvait pas le nier, faisait son petit effet dans le salon. En tous cas, je fus surprise ce jour-là :  je ne l'avais jamais entendue jouer aussi bien.

Je traversai le couloir en pressant le pas, trop curieuse de voir ma grand-mère s'exécuter au piano. Mais arrivée à la porte du salon, je distinguai une touffe de cheveux blonds décolorés dépasser du Steinway. Je ralentis le pas, pendant que le pianiste, absorbé, continuait à jouer, les yeux fermés, emporté par la mélodie de Beethoven. 

Rico, les cheveux attachés en chignon, faisait valser ses doigts sur les touches noires et blanches avec une dextérité insoupçonnable. Je m'étais approchée sans faire de bruit mais il ouvrit les yeux au bout de quelques secondes et m'aperçut, alors que je me tenais tout près de lui, hypnotisée par la beauté du morceau. En me voyant, il s'arrêta brutalement.

- Oh tu es là ? On y va ?

- C'était magnifique ! Tu joues depuis longtemps ? J'adorerais jouer comme ça !

- C'est Gisèle qui m'a tout appris. Et puis j'ai fait des tutos sur internet, c'est pas bien difficile. 

- Et t'as commencé quand ?

- Bah...il y a un an ou deux je crois...

Il s'était levé et avait attrapé deux grandes serviettes de plage, qui se trouvaient dans une grande malle en rotin. 

J'avais encore plein de questions à lui poser, mais son visage s'était brutalement refermé. Son air benêt avait laissé place à un regard aussi dur et perçant qu'une lame qui ne sort de son fourreau que pour larder de coups l'ennemi. C'est en silence qu'il me conduisit à la plage, qui se trouvait à seulement quelques mètres en contrebas de la maison.

-Waou, c'est magnifique !

Le mistral s'était levé et formait de grosses vagues qui s'enroulaient sur la plage de sable brun. Elle n'était pas bien longue. C'était l'une de ces petites criques préservées de la foule et de la pollution, bercée par le vent et dont les rochers offrent refuge aux mouettes de passage.

- On se baigne, non ? 

Rico enleva son débardeur, laissa ses tongs dans le sable et se jeta dans l'eau en courant. De loin, il me fit un grand signe du bras pour que je le rejoigne. Nous etions seuls sur la plage. Je fis glisser la serviette de mes hanches et marchai vers l'eau sans me presser.

J.F cherche bonheur, désespérémentOù les histoires vivent. Découvrez maintenant