*Mise à jour : mai 2019*
ÉPISODE 26 - (partie 2/8)
— Avoue que tu me trouves tout de suite plus intéressant.
— Tu recèles beaucoup de mystères, c'est vrai. Mais réveiller ma curiosité n'est pas synonyme de susciter mon intérêt, nuança Dean.
Red rit. De manière étrange, celui qui soufflait dans les forges de sa méfiance parvenait aussi à le détendre.
— Tu joues avec les mots.
— Toi, avec le temps. Tu n'as toujours pas répondu à ma question.
Le silence se réinstalla, à peine troublé par Dius Core. Dean sortit de l'autoroute. Ils empruntèrent une route sinueuse qui n'arrêtait pas de monter, puis s'engagèrent dans un chemin de terre vers l'inconnu. Du moins pour Red. Ce dernier se laissa bercer par la conduite fluide de son comparse, tenté « d'éteindre » ses pensées. Finalement il se décida.
— C'est une question trop lourde. Ce ne sera pas équitable, sachant celle que je te réserve.
— Je t'accorde deux questions, concéda Dean.
— C'est vraiment pas assez.
— Trois ?
— Trop faible.
— Il t'en faut combien ? demanda Dean, perplexe.
— Tu devras me raconter ta vie entière, si je réponds à cette question.
— Wow ! souffla Dean.
Il gara la sportive sur le côté. Sans répondre à l'interrogation muette de Red, il descendit du véhicule et s'enfonça dans les fourrés, en s'assurant que l'autre le suive. De plus en plus intrigué, Red le talonna. Il peinait de temps en temps, lorsqu'une ronce s'accrochait à son pantalon ou une branche lui revenait dans la figure, parce que Dean l'avait écartée de son passage. Concentré sur l'endroit où il mettait les pieds, il rentra en collision avec son guide qui s'était subitement arrêté et grommela.
— Tu nous emmènes où ?
— Tu m'as demandé de t'emmener loin. Je m'y attèle. Fais attention au sol. Il n'est pas réputé très stable de ce côté.
Red contourna Dean et resta bouche bée. Il ignorait qu'un tel paysage existait à Saunes. Ils se trouvaient au sommet d'une falaise abrupte. La déclivité, nette et franche, donnait l'impression qu'une hache divine avait tranché le sol d'un coup. Le ravin, profond, rempli de débris et de roches, se laissait coloniser par une végétation qui aurait tout recouvert d'ici la prochaine décennie.
Sur le versant opposé, la civilisation reprenait. Red identifia au loin la tour de verre et de métal qui s'élevait vers le ciel, plus haut sommet de la capitale, culminant à cinq cents mètres. De sa position, la Torcy-Tower avait la taille d'un crayon. Il percuta.
— On se trouve de l'autre côté de la faille ! s'exclama-t-il.
Dean sourit, ravi de son émerveillement.
— Exact.
Un étrange glissement de terrain avait eu lieu quelques vingt ans auparavant, de façon curieuse. La nature tellurique à cet endroit et les plaques n'étaient pourtant pas propices aux éboulements et aucune onde sismique n'avait été détectée depuis.
— Je croyais son accès interdit ?
— Ces imbéciles en ont interdit l'accès d'un côté mais pas de l'autre. Cela dit, peu de gens connaissent cet endroit. Je l'ai trouvé par hasard, au gré de mes recherches d'inspiration.
— C'est impressionnant. On se sent tout petit.
— On est tout petit. Si tu tombes, tu es certain de mourir.
— J'accumule beaucoup de vices et de psychoses, mais je ne suis pas suicidaire, réagit Red, un peu sec.
Dean le dévisagea. Il ne l'avait pas dit dans ce sens.
— Des vices, je n'en doute pas. Des psychoses, loin de moi une telle pensée.
Dénichant un rocher plutôt confortable, il s'y installa, rejoint quelque secondes plus tard par Red. La montée d'un souvenir l'amusa.
— Je viens de parler comme mon psy. Dire qu'il m'inspirait des envies de meurtre, quand il déblatérait au sujet des psychoses et compagnie ! Il devait croire qu'il donnait un cours magistral et non une consultation.
— T'as un psy ?
— Avais. Je suis issu d'un milieu où c'est tendance d'en avoir. De payer quelqu'un qui vous gave de théories grandiloquentes que vous ressortirez pour appâter et épater la galerie. On dira que vous avez de la conversation, que vous êtes de bon conseil, ou que vous avez l'analyse fine.
Red arqua les sourcils.
— Très impressionnant, dit-il, ironique.
— Ça, c'est le côté moins malsain. L'envers du décor est triste. Les psychiatres sont une nouvelle espèce de dealeurs légaux. Ils prescrivent à tour de bras et de chèques des anxiolytiques, antidépresseurs ou hypnotiques, aux patients qui croient pouvoir s'acheter une conscience ou un sommeil du juste. Enfin, bref. Pourquoi je te parle de ça ?
— Je ne sais pas, mais c'est intéressant. Comme ça, toi aussi tu avais des envies de meurtre envers ton psy ? Ça nous fait un point commun.
Red se racla la gorge, puis adopta un timbre nasillard.
— Mr Rell, il faut comprendre que ce que vous qualifiez de psychoses ne sont que des névroses. Ce ne sont pas des pathologies mentales, puisque vous en avez conscience. Vous êtes émotionnellement et affectivement perturbé. C'est normal, étant donné votre jeune âge. Vous serez plus avancé dans la voie du rétablissement, si vous acceptez le fait que vous cherchez cette part d'ombre, cette mise en danger, aussi bien consciemment qu'inconsciemment. Ce côté glauque de votre situation vous fascine, d'une certaine façon. Vous trouvez refuge dans le fait que l'on pose sur vous un regard destiné aux martyrs. Vous vous êtes « victimisé », permettez-moi le terme. Et vous êtes arrivé au stade où cela se fait désormais subconsciemment. C'est intégré dans votre logiciel. Une fois que vous aurez accepté cela, que vous serez sorti de cette démarche de refus permanent, de déni constant, alors, nous pourrons faire quelque chose de bénéfique ensemble. Un premier pas vers la normalisation.
Red marqua une pause, et reprit sa voix normale :
— T'aurais pas eu envie de le tuer après ça ?
— Non.
— Vraiment ? fit-il, sceptique.
— Pas après. Je l'aurais tué avant.
Red pouffa.
— Je finissais ma vingtième année. Je lui ai planté un stylo dans la main droite. (Dean sursauta. Il lui servit un sourire triste.) Depuis, mon casier judiciaire n'a plus jamais désempli. Les psys... L'expérience avec le mien a été aussi traumatisant que ce qui m'a forcé à aller le voir. Je le soupçonnais d'être homophobe. Je ne saurai jamais s'il a vraiment voulu m'aider, ou s'il prenait plaisir à énumérer et nommer mes « déviances », selon lui. Il tenait tellement à ce que j'accepte que j'étais « déviant ». Comme pour lui donner raison.
— C'est lié à l'histoire de ton tatouage ? s'enquit Dean, grave.
— Mais c'est qu'il insiste, se déroba Red, énigmatique.
Dean se dit qu'il augmenterait ses maigres chances de lui délier la langue en faisant le premier pas. Le mur présenté par Red s'apparentait à un défi. Il aimait le challenge.
— Je ne panique pas lors de tes crises d'angoisse parce que j'en ai vécu plusieurs.
La surprise se peignit sur le visage de Red. Ça lui semblait invraisemblable. Qu'est-ce qui pourrait pousser cet homme si « stable », physiquement, financièrement et socialement, à angoisser ?
— Enfin, pas moi, développa Dean. J'allais bien. Trop bien pour être interné en cure de désintox, marmonna-t-il, amer. Certains de mes camarades pensionnaires étaient sujets à des accès de panique. Entre syndrome de sevrage, traitement de substitution inefficace, et vexations odieuses de quelques gardiens, c'était un monde... très anxiogène. Rigoureux et paradoxalement chaotique. Je me demande si ces encadreurs n'avaient pas eux aussi fini névrosés, face à tous ces patients.
— J'ai du mal à te suivre...
Après une forte expiration, Dean consentit à lui révéler ce qu'il aurait aimé garder pour lui. Garder au sein de cette famille pour qui l'image extérieure comptait plus que tout.
— Ma famille m'a fait interner à San Del Barrio, lorsqu'elle a appris, d'un de mes profs, que je consommais de la C-C.
La réaction de Red fut loin de son expectation : un simple hochement de tête. Dans son regard exempt de jugement, Dean lut de la compréhension. La parade qu'il avait préparée se révéla vaine. Un peu honteux, l'attitude de Red l'aida à se détendre.
— J'en étais à une prise occasionnelle. Ça s'est étalé entre ma dernière année de fac et mes premières années dans le milieu professionnel. Je n'étais pas si accoutumé... je pense. Ça n'a pas empêché trois longs séjours au centre.
— Trois ? s'étonna Red. En général, on ne va pas en centre de désintox pour une conso occasionnelle de Cissy. En tout cas, celle qui circule facilement sur le marché. Un suivi sérieux de son médecin traitant, aidé d'un pharmacien, donne de bons résultats. Après, c'est vraiment au cas par cas. Tout le monde ne réagit pas de la même façon, et il existe une forme plus dangereuse de Cissy. Mais la plus courante se vend bien à cause de sa fameuse réputation « drug and drive ».
La drogue n'altérait pas l'acuité visuelle, et l'on pouvait prendre le volant tout en la transportant dans le sang. Une petite dose de Crystal-Clear s'éliminait en vingt-quatre heures. En étant malin, on évitait un contrôle de police durant ce laps de temps. Ces paramètres rendaient le stupéfiant très « attrayant ». On n'internait pas pour une utilisation sporadique.
Red se demanda si Dean n'édulcorait pas les faits. Avait-il eu une version biaisée des professionnelles de santé ayant géré son cas ? À moins que son jugement ne subisse l'influence du ressentiment... Difficile de statuer. Toujours était-il que Dean n'en était pas ressorti indemne ; ça, Red le garantissait. Ce genre d'évènement marquait à vie.
— Dans ma famille, faut croire que si, maugréa Dean. Il fallait me « purger » de ce vice. De cette faiblesse. D'où trois cures, afin de me passer l'envie de recommencer.
Red fit des yeux ronds. En général, l'enfer du sevrage réussissait assez bien à vous dégoûter. Quel âge avait Dean quand ses parents lui avaient imposé ce traitement ?
*o*o*
TBC ►EPISODE 26 - part 3