Après une visite complète de l'entreprise et une présentation très détaillée de mes nouveaux collègues, Liam m'avait enfin laissé prendre possession de mon espace de travail. Devil's Events était bien plus qu'une société, c'était surtout une communauté. Pas comme les Mormons, mais on sentait vraiment que tout le monde trouvait sa place avec aisance. Je poussais une porte sur laquelle était écrit mon nom en majuscule suivi de « chargé de projets évènementiels ». Je prenais discrètement une photo que j'enverrai plus tard à ma famille et à mes amies. J'allumais mon ordinateur portable, checkais mes mails, ouvrais quelques dossiers que j'avais ramené de New York quand quelqu'un tendit un gobelet Starbucks au dessus mon écran. Je relevais la tête, dégainant mon plus beau sourire. Mais l'individu face à moi me le fit ravaler aussitôt. Jamie.
– Salut, me lança t-il
– Salut, maugréai-je
– Nous n'avons pas eu le plaisir d'être présentés il me semble. Je suis Jamie O'Callaghan.
– Roxanne Mullighan, mais tout le monde m'appelle Roxy, lui répondis-je un peu sèchement. Et nous aurions pu être présentés effectivement hier soir.
– Je crois que nous sommes partis sur de très mauvaises bases. J'en suis profondément désolé. Je t'ai mal jugé, j'ai été très désagréable et je me suis comporté comme un véritable...
Il hésita un moment. Je décidais de l'aider.
– Connard? Bouffon? Beau gosse égocentrique?
Il me gratifia d'un sourire à tomber par terre.
– Beau gosse? Voilà qui est intéressant.
Je rougis jusqu'aux oreilles. En même temps, Jamie était très beau, un véritable plaisir pour les yeux à cet instant précis.
Il était à peine plus grand que Liam. Brun, des cheveux mi- longs bouclant sur le dessus, un sourire ravageur remontant légèrement d'un coté, qui lui donnait un air arrogant mais pas déplaisant, une barbe rebelle de quelques jours... Il avait un petit coté golden boy mystérieux façon Christian Bale dans la trilogie des Batman. Mais un détail me troubla plus que tout le reste : ses yeux. Je n'avais jamais vu un regard aussi envoutant. Ni bleu, ni gris, ses yeux étaient clairs, quasiment translucides. Il portait une chemise noire, qui moulait parfaitement ses épaules larges et son torse musclé. Ses manches étaient retroussées et laissaient apparaître des avant-bras robustes. Je déglutis bruyamment et détournais mes yeux de la plastique magnifique de Jamie. Lorsque j'émergeais de ma contemplation, il me fixait avec amusement et une lueur espiègle dans le regard.
– Je te sens subjuguée, j'espère que ça va aller. Je t'ai pris du thé, histoire de me faire pardonner cette première mauvaise impression.
– Nous verrons, Jamie, nous verrons. Je suis très rancunière.
– J'attends de voir ça, Miss America!
Il émit un petit rire grave, posa le blender sur mon bureau et partit sans se retourner. J'hallucinais complètement! Quel espèce de sale prétentieux! Je lui en donnerai, moi, du Miss America, buveur de bière à la noix!
Siobhan entra dans mon bureau, visiblement amusée.
– Tu pestes souvent toute seule comme ça devant ton ordinateur?
– Non, c'est juste Jamie qui m'a énervé. Il me plombe ma soirée en me traitant de pétasse prétentieuse puis m'apporte du thé le lendemain, me présente des excuses à faire pleurer le Grinch lui même et dans la foulée, il me met super mal à l'aise avec sa plastique de rêve et me provoque en m'affublant d'un surnom stéréotypé! Ce mec est un con arrogant!
– Et toi, tu viens de succomber au charme irlandais.
– Hein?? Mais ça ne va pas? Je criais presque.
– On verra bien mais tu as intérêt à te calmer car tu es écarlate et nous avons réunion avec lui dans 10 minutes.
– Ca a l'air de bien te faire rire en tout cas!
– Roxy, je connais Jamie depuis plus de 10 ans et je sais comment il fonctionne. Plus il est abjecte, prétentieux et provocateur, plus le coup de cœur est grand. Enfin je dis ça, je ne dis rien. Prends ton thé, nous y allons.
Nous étions les dernières à prendre place. Jamie nous tournait le dos, en grande conversation avec Sofia et Liam à propos de l'imprévu d'hier. La discussion semblait tendue et Miss Peau de Lapin regardait ses pieds, visiblement mal à l'aise. Quelques minutes plus tard, installés autour d'une table de conférence, Jamie et Liam nous présentèrent le sujet de la réunion. Ce dernier prit la parole en premier.
– Dans un premier temps, je voudrais souhaiter à nouveau la bienvenue à Roxy. J'espère que ton premier jour se passe bien et que notre équipe ne te donne pas envie de prendre tes jambes à ton cou ou pire, te pendre.
Hilarité dans la salle. Je lui répondis par mon plus beau sourire. Sofia me foudroya du regard, ce qui n'échappa ni à Liam, ni à Jamie. Le visage de ce dernier se durcit et je vis l'espace d'un instant Miss Peau de Lapin blêmir, ce que je pensais impossible sous sa tonne de fond de teint. Le boss poursuivit.
– Un gros projet vient de nous être confié. En effet, Pierce O'Riordan va épouser sa compagne de longue date, Emily. Ils veulent un mariage traditionnel irlandais, un handfasting , sur trois jours, avec tout ce qui a leurs yeux représente l'amour à l'irlandaise. La réception comptera une cinquantaine d'invités, seulement la famille et les amis proches. Pierce et Emily souhaitent un lieu naturel, un ancien château, une vieille chapelle, quelque chose de simple et d'ancien.
Pierce O'Riordan. L'amour à l'irlandaise. Super. Je lançais un regard affolé à Siobhan.
– Ne t'inquiète pas, je t'expliquerai tout.
Jamie capta mon trouble et me gratifia d'un sourire étrange, quelque chose comme « je vais sortir la connerie du siècle et c'est pour toi ».
– Liam, laisse moi t'interrompre une minute. Tu parles de traditions irlandaises mais tu oublies que nous avons une américaine à notre table.
Tous les regards convergèrent dans ma direction. J'aurai tellement aimé me fondre dans le décor à cet instant précis. Merci Jamie!
– C'est vrai, poursuivit Liam. Tu as quelques choses à suggérer?
– Oui, après la réunion je vais prendre Roxy dans mon bureau et la former sur le dossier. Si tu n'y vois aucun inconvénient bien entendu.
Le con! J'aurais juré l'avoir entendu accentué « prendre Roxy ». Il me fixait intensément, toujours le même sourire arrogant sur les lèvres.
– Non ça devrait aller.
C'est le moment que choisit Sofia pour intervenir.
– Je peux aussi t'accompagner Jamie. J'ai eu affaire à Pierce lors des fiançailles, je connais donc sa façon de travailler, ses envies et...
– Je pense que ça ira. Si j'ai besoin de précisions, je te le ferai savoir après mon aparté avec Roxy.
Jamie avait été incisif et le ton utilisé ne laissait place à aucun protestation. Liam reprit.
– Le mariage irlandais est une célébration très importante et surtout très longue à mettre en place. Il faut compter trois jours de fête. Je vous demande donc à tous de commencer les recherches de lieux, de groupes, tout ce qui vous passe par la tête concernant cette union. Pierce est un bon irlandais, il sera donc sensible au coté authentique et légendaire des mariages celtiques. Nous sommes en Octobre, ils veulent se marier au mois de Mai, pour la célébration des Feux de Beltane. C'est une célébration importante de l'ancienne religion d'Irlande et Emily, étant païenne, tient vraiment à se marier à ce moment de l'année. Nous avons rendez-vous avec eux dans dix jours. Maintenant au boulot! Roxy je peux te voir un moment?
– Bien sur.
Nous attendions que tout le monde ait quitté la salle pour pousser la porte. Liam demeura un moment silencieux puis il vint prendre place à mes cotés. Nous étions tous les deux assis sur un coin de table, à contempler le paysage à travers la baie vitrée. Après quelques minutes, il rompit le silence.
– Je sais pourquoi tu as été mutée en Irlande.
– Ah.....
Je ne pouvais rien dire de plus tellement la peur me paralysait. Je me sentais très mal à l'aise et le silence dans la pièce devint vite insupportable.
– Liam, je suis désolée. J'aurais dû t'en parler à mon arrivée mais...
– Il n'y a pas de problème pour moi Roxy. Les relations au boulot peuvent arriver et ton collègue n'a pas été franc avec toi. C'est juste triste que tu ais eu à en payer les conséquences pour que cet homme ne soit pas trainé dans la boue. Maintenant, si tu devais sortir avec quelqu'un de Devil's Events, je te demanderai juste de me mettre au courant. Après, mis à part Jamie et Nate, je suis l'un des seuls célibataires de cette société.
Il émit un petit rire rauque. Quelqu'un frappa à la porte.
– Tu as bientôt terminé avec Roxanne?
Le ton dans la voix de Jamie nous surprit tous les deux.
– Oui, elle est toute à toi. A plus tard Roxy.
Je souris à mon patron numéro 1 puis suivit mon patron numéro 2 dans son bureau.
Quand je pris place en face de Jamie, quelque chose dans son regard avait changé. Ses traits s'étaient durcis, son visage paraissait fermé et il évitait de croiser mon regard. Il prit une chaise, la plaça à côté de son fauteuil et me fit signe de m'assoir. Je m'exécutais, un peu tendue. Le silence devint vite pesant. Aussi décidais-je de le briser.
– Alors ce mariage à l'irlandaise? J'ai hâte de savoir comment nous allons l'organiser.
Je ne me doutais pas une minute de ce qui allait suivre. Sans même me regarder, Jamie balança une bombe au milieu de l'espace clos.
– Tu as eu une aventure avec un de tes collègues?
Je blêmis. Il avait donc entendu ma conversation avec Liam. Mon cerveau mit quelques secondes à assimiler la question et deux options s'offraient à moi : tomber dans les pommes ou me lever et quitter le bureau. Au lieu de cela, je restais pétrifiée à côté d'un Jamie pensif, sourcils froncés et impénétrable.
– Jamie, je...
– Je trouvais bizarre qu'on mute une des meilleures chargées d'évènementiel de New York, si compétente, si formidable et si précieuse pour Parker & Hamilton dans une petite entreprise dublinoise loin des strass et des paillettes américaines. Maintenant, je comprends mieux la « création de poste » urgente.
Cette dernière réplique n'était pas dénuée de sarcasme et la colère prit le pas sur la stupéfaction. Je me levai, pris mon dossier et décidai de partir. Mais avant je devais exploser!
– Tu comprends quoi? Que je suis arrivée ici parce que j'ai couché avec un collègue haut placé dans les petits papiers de nos supérieurs, qu'on m'a envoyé en Irlande parce que je suis une petite allumeuse et qu'en plus on m'acclame quand j'arrive alors que je brise des ménages? Tu es à des lieux de te douter de ce qu'il en est. J'ai pris une douche froide en apprenant que le connard que je fréquentais était en couple depuis 5 ans, qu'il l'a demandé en mariage alors qu'il me disait que j'étais spéciale, unique à ses yeux et que je devais quitter ma famille, mes amis, ma vie, pour que cette petite « histoire de fesses sans lendemain » qui a, au passage, duré 1 an, n'entache pas sa si précieuse réputation! Alors je vais vous dire, monsieur, que concernant les traditions irlandaises, j'irai me documenter auprès de mes collègues ou dans une librairie.
Je sortis rapidement, les larmes roulant sur mes joues. Prétextant une migraine carabinée, j'envoyais un sms à Siobhan pour lui dire que je rentrais. Sur le chemin du retour, je fis un léger détour. Marcher me permettrait de faire le point. Jamie était vraiment un blaireau. Comment pouvait-il être si adorable à un moment, puis un véritable connard perfide l'instant d'après? Ce mec était une énigme que je ne tenterai pas de résoudre, pas après son allusion d'aujourd'hui. Absorbée par mes interrogations, je finis par me perdre dans Dublin. Ce n'était vraiment pas ma journée. Arrivée dans une petite rue sympathique de la vieille ville fortifiée, je décidais de demander ma route dans une boutique.
Devant une vitrine, je vis une jeune femme qui peinait à accrocher des décorations.
– Je peux vous aider?
La jeune femme sursauta, faillit perdre l'équilibre puis se retourna, visiblement prête à m'incendier. Quand elle vit ma mine rougie et mes yeux un peu bouffis, elle se radoucit.
– Vous allez bien?
– Oui ce n'est rien, ça devrait...
Je fondis en larmes au milieu de la rue. La jeune femme m'invita à entrer et me proposa une tasse de thé. Elle posa la tasse devant moi puis s'assit à mes cotés sur le canapé au fond de la librairie. Et elle m'écouta pendant une heure.
Parfois parler avec une inconnue permet d'extérioriser certaines choses et ce jour là, Molly, c'était son prénom, fut une oreille attentive à mes problèmes. Je déballais tout : Adrian, la façon dont j'avais été jetée, ma famille qui me manquait, mon nouveau poste qui me mettait déjà sous pression et surtout Jamie pour qui j'avais craqué sans oser me l'avouer et qui en fait était un véritable pourri. Quand ma plaidoirie fut terminée, je bus une rasade de thé.
– On peut dire que c'était vraiment une journée de merde, Roxy.
– Oui on peut dire ça.
Un regard échangé et nous éclations de rire.
– Merci en tout cas Molly. On ne peut pas dire que ce soit une rencontre atypique mais ça m'a fait du bien de dire tout ça à une personne extérieure. Les irlandais sont vraiment des gens chaleureux.
– Tu vois il y a au moins une chose positive en Irlande. Je vais bientôt fermer la librairie. Tu veux qu'on aille boire un verre après?
– Oui avec plaisir. Mais avant aurais -tu des livres à me conseiller sur les traditions irlandaises? Mon prochain dossier repose sur un mariage traditionnel celtique et je t'avoue que je patauge complètement dans la semoule.
– Bien sur. Viens avec moi!
Une demie heure plus tard et des tonnes de bouquins dans mon sac, Molly et moi marchions d'un pas décidé vers le pub le plus proche. Cette fille était vraiment incroyable et spéciale. Brune, aux formes généreuses, des pommettes souriantes et un rire contagieux, tout en elle était réconfortant et respirait la joie de vivre. Elle m'emmena dans un pub, le Donoghue's, commanda deux pintes de Magners puis au son de ballades irlandaises, elle me parla à son tour de sa vie.
Molly était fille unique et avait toujours vécu à Dublin ou alentour. Elle avait fait des études littéraires, passé un diplôme de libraire puis avait été embauchée par Gerald Cavanaugh pour l'assister dans un premier temps, puis pour prendre sa suite quand il prendrait sa retraite. Le vieil homme était décédé il y a un an, lui léguant la librairie. Molly l'avait un peu rajeuni, ajoutant fauteuils, canapé et proposant aussi des tasses de thé et des sablés pour rendre les lectures plus sympathiques. A son image en quelque sorte. Elle n'avait personne dans sa vie mais sortait d'une relation de 7 ans avec son amour de fac, qui avait fait passer son ambition avant elle.
– Simon était passionné de cuisine et son rêve était d'intégrer un grand restaurant dans Dublin. C'est chose faite puisqu'il s'occupe des cuisines du prestigieux restaurant français Patrick Guilbaud.
– Je trouve ça nul! Tu vaux plus que des plats hors de prix servis en portions ridicules! Mais bon, il ne te méritait pas et tu trouveras un mec super, j'en suis sure.
– Et toi tu vaux mille fois mieux que Jamie O'Callaghan, le blaireau arrogant de Dublin.
Nouvel éclat de rire. Deux pintes de cidre plus tard, nous étions sur le chemin du retour, légèrement joyeuses et le rose aux joues. Molly n'habitait qu'à une rue de chez moi, aussi la laissais-je au passage non sans lui avoir dit à quel point elle était merveilleuse et que nous serions meilleures amies pour la vie. Difficile de ne pas tenir l'alcool!
Quelques minutes plus tard, je poussais la porte de chez moi. J'avais deux messages sur mon répondeur. Je lançais l'écoute en commençant à me déshabiller dans le salon.
– Coucou Roxy. C'est Siobhan. J'espère que ta migraine va mieux. En même temps avec le décalage, ça ne doit pas être évident. J'ai prévenu Liam que tu serais là demain. Reposes toi bien et bonne soirée.
Le bip annonça le second message et je reconnus la voix de basse instantanément.
– Roxanne, c'est Jamie. Je suis désolé pour tout à l'heure. S'il te plait rappelle moi, peu importe l'heure. A plus tard.
Je restais un moment interdite devant la petite table où se trouvait le téléphone. Je l'attrapais d'une main décidée, prête à rendre à Jamie la monnaie de sa pièce. Puis, m'asseyant quelques instants, j'analysais la situation : j'avais bu, j'étais toujours en colère et j'avais un béguin terrible pour cet homme.... C'était donc une mauvaise idée. Je fis donc un doigt d'honneur en direction du répondeur, enlevai mon soutien gorge que je jetais dans un coin de la pièce et montait me brosser les dents en culotte. Hyper glamour l'américaine pompette désespérée... Après m'être démaquillée, je m'affalais sur mon lit comme une étoile de mer échouée sur un banc de sable et sombrait dans un sommeil sans rêve.