Vaillance
L'aube naquit bien rapidement pour l'enfant engourdie qui reposait, emmitouflée dans d'épaisses couvertures de lijo, bien trop grandes pour sa petite taille. Les rayons de lumière filtrant au travers du lijo de la tente vinrent heurter le visage enfantin, le sortant de sa torpeur. Ses yeux émeraude battirent quelques instants, puis elle s'étira, trouvant quelques forces. Lorsqu'elle enfila ses robes, la jeune dame des Kojo se rappela des événements de la veille.
Les Hu Wei avaient montés leur campement à la sortie de l'enclave kojo, sur les flancs rocheux de la colline. Il y avait là une centaine de tentes, des centaines feux dont le panache ocre portait son odeur de cendre dans les collines.
Lorsqu'un guetteur entrevit la silhouette de la dame des Kojo, il fila en direction de la tente la plus luxueuse, et, presque aussitôt, la grande dame des Hu Wei en sortit, enchantée. Elle portait un ensemble de robes au jaune éclatant.
Thiohillia fila au travers le camp au pas rapide, évitant de peu ses propres hommes qui n'avaient pas eu le temps de s'écarter. Fort heureusement, elle n'était pas accompagnée de ce Zi Heng, nota la jeune dame.
Lorsque Thiohillia parvint à son niveau, elle s'inclina prestement. Comme le voulait la tradition, Meidosha lui rendit la politesse en se courbant à son tour.
— J'espère que vous avez passé une bonne nuit, dame, annonça Meidosha cérémonieusement.
— Excellente, dame Meidosha des Kojo.
Les politesses furent expédiées en toute hâte. Thiohillia semblait pressée.
— Dame, serait-il possible de vous montrer une chose qui me tient à cœur ?
Meidosha acquiesça. La dame l'accompagna jusqu'à un endroit isolé du campement. Une splendide pouliche, la robe d'un noir luisant, broutait paisiblement les hautes herbes. Elle était sellée de soieries dont le jaune luisait aux rayons du soleil naissant.
— Je... balbutia Meidosha. C'est très honorable de votre part, mais...
— Vous ne savez pas monter, c'est cela ? demanda Thiohillia sans le moindre signe de déception.
Elle s'adressait à la jeune fille comme une mère à son enfant, loin du ton cérémonieux de la veille.
— Un homme que j'affectionnait beaucoup m'offrit mon cheval il y a de cela tant d'années. C'est sur cette bête que j'appris à monter.
—J'ignorais que des dames telles que vous montaient, dame Thiohillia.
La dame pencha la tête ce qui fit tinter les perles de sa coiffe ;
—Peu de dames chevauchent, il est vrai. Ma sœur porte une sainte horreur à ces bêtes. Qui l'imaginerait voyager autrement que dans son palanquin d'or et de jade.
Le dégoût fendit son visage.
— Quel autre moyen pour une dame de trouver liberté et répit ? Sais-tu que nos ancêtres battaient la steppe ? Hommes comme femme, fiers seigneurs des chevaux. Cette tradition s'est éteinte dans cette partie du monde. Mais pour une dame seule maîtresse de son clan, il n'est aucune différence avec un homme de même rang.
—Vous êtes impératrice, dame, nota Meidosha, circonspecte.
—Demi-impératrice, et encore. Les faiseurs ne cessent de repousser le couronnement. Imaginer une femme au pouvoir leur est insupportable.
Elle se retourna pour mieux contempler la bête qui paissait toujours derrière eux.
— Ce cheval est magnifique, malgré son jeune âge. Il est vif, rapide, et rusé, il est le meilleur de mes écuries. Il vous revient de le nommer. L'homme qui m'avait fait don de son cheval disait qu'il fallait donner un nom qui corresponde à la plus rayonnante des vertus de son propriétaire.
Meidosha secoua la tête pour toute réponse. Dame Thiohillia rit doucement ;
— Après l'impression que vous avez produite hier soir, j'ai pensé à un nom, si vous permettez...
— Bien sûr, s'empressa de répondre la jeune fille.
— Eh bien j'avais pensé à Vaillance.
Le vent ramena ses mèches noires contre ses yeux.
— Que dire d'autre de la fille qui arracha la plus précieuse relique de l'est à la convoitise de cent seigneurs ? Qui affronta sa destinée la tête haute ?
— Je ne suis pas... protesta la jeune fille.
— Pas de fausse modestie, inutile de cacher ni de fausser la vérité.
— Vaillance sera très bien, acquiesça finalement Meidosha.
— Je le savais. N'ayez pas peur de donner le meilleur de vous-même, de le montrer à vous-même. Ne vous cachez pas vos qualités pour mieux faire miroiter vos défauts.
Thiohillia caressa l'encolure de Vaillance. Le jeune cheval releva sa large tête. Ses grandes pupilles étudièrent avec curiosité les deux dames aux robes bigarrées et aux coiffes invraisemblables de perles et de joyaux.
— M'accorderiez-vous l'honneur de chevaucher quelques minutes ?
Meidosha n'osa plus prononcer mot, le visage écarlate.
—Tenez ma main, ce sera facile.
Et la dame l'aida à monter au dos de la bête. Celle-ci, étonnée, fit quelques pas en rond dans l'enclot sans chercher à bousculer sa cavalière. Effrayée, la jeune fille fixait le sol au-dessous d'elle avec une fascination morbide, la peur au ventre.
Guidée par les indications et les rires de dame Thiohillia, Meidosha parvint à rester en selle quelques minutes, jusqu'à guider la bête au travers des herbes hautes. Emportée dans la pente, la bête prit le trot, et la jeune fille, effrayée, roula à terre. Là, au milieu des prés, elle resta allongée à chauffer sa chair au soleil.
Thiohillia la fit remonter, et là, concentrée comme jamais, la jeune femme laissa la pouliche courir dans le vent glacial. La dame la suivait de près, sans dire mot. Les heures passant, Meidosha fit corps avec la bête. Alors, à la peur naquit une incomparable soif de liberté. Le vent gelé sifflait à ses oreilles, fouettait son visage et ballottait ses cheveux comme paille. Ses robes dansaient à sa course, et les herbes chatouillaient ses jambes et ses cuisses tandis que plus vite encore, elle laissa la bête explorer les collines, puis la plaine désolée. Elle qui lui avait semblé si vaste autrefois, elle la parcourait aussi légère et rapide que le vent.
La tête posée contre la crinière de nuit, elle se laissa aller à sa joie. Là, plus rien n'avait d'importance. Les pensées qui l'écrasaient encore la veille étaient plus légères que la plume. Soudain libre, perdue dans l'immensité de la plaine, elle éclata d'un rire franc. Thiokai la rejoignit bientôt.
Ainsi faites, elles avaient l'allures de manantes échevelées, les robes défaites et salies de poussière. Combien de joyaux elle avait perdu dans la plaine ? Eijiro n'y survivrais pas. Cependant, elle savait avoir gagné bien plus.
—Pourquoi avoir demandé l'aide d'un clan aussi insignifiant que le mien ? demanda Meidosha alors que toutes deux chevauchaient au pas en direction du camp.
—Insignifiant ? repris Thiohillia, énigmatique. Peut-être votre clan n'est pas aussi modeste que vous le prétendez. Peut-être mon clan est plus vulnérable qu'il n'y parait au premier abord.
Meidosha hocha la tête. Ils approchaient les ruines de Fangshei. Voilà des mois qu'elle n'y était retournée.
—C'est lié à mon père c'est ça ? Kojo devait être bien différent de son temps.
La Dame mit quelques temps pour répondre, les yeux perdus dans les ruines. l'endroit sentait l'inexpugnable odeur de cendre, bien que des décennies s'y soient succédées.
—Bien différent, oui. Il fut une époque pas si lointaine où son simple nom suffisait à fédérer d'innombrables clans...
Elle adressa un bref signe de tête à la jeune fille ;
—Suis-moi.
La dame l'accompagna jusqu'à une petite maison abritée du vent par le rempart effondré. Là, elles abandonnèrent leurs montures. Le feu avait presque tout dévoré, mais Meidosha n'eut aucune peine à imaginer l'intérieur du foyer. Entre les charpentes noircies, elle devinait sans peine les cloisons de lijo. Sous la poussière de cendre, le plancher était encore intact. Auprès d'un foyer de pierre se trouvait un berceau.
Foudroyée, elle tomba à genoux et, haletante, épousseta la poussière ;
—Quel est cet endroit ?
Thiohillia haussa les épaules ;
—C'est le dernier endroit où j'ai croisé ton père. Un premier incendie avait ravagé le château.
Elle s'assit à son tour. Meidosha se sentait emportée par le torrent de souvenirs fanés. Comme une ombre fugace, elle entrevit la silhouette de son père. Celle de sa mère, bien plus jeune. Mais avant qu'elle n'ait pu en saisir les traits, tout s'évapora.
—C'était un homme juste. Et chaque soir, je regrette de n'avoir rien fait pour le sauver. C'était il y a si longtemps, et pourtant, c'est comme si ma vie s'était figée ce jour là.
Elle fit quelques pas dans la pièce. Meidosha resta silencieuse, les paupières embuées de larmes.
—C'est lui qui m'offrit ce cheval, lorsqu'il était encore poulain. Il aimait chevaucher, et en secret, il m'apprit à faire de même. C'est dans ces plaines que je fit mes premières chutes, mais aussi que je découvrit le sens du mot "vivre".
Ses bottes claquaient sur le plancher et soulevaient à chaque pas un petit nuage noir.
—Beaucoup pensaient ta mère folle. Je n'ai pas eu l'opportunité de la connaître, je ne l'ai rencontrée qu'une fois et... et...
Elle se laissa tomber dans la poussière. Un long moment passa. Meidosha brisa enfin le silence, devenu trop douloureux ;
—Pourquoi accompagnez-vous vos troupes en campagne ?
La jeune fille s'imaginait son père, chargeant l'ennemi. Puis, transpercé d'une flèche, il s'effondrait. Baigné de sang.
—Je suis seigneur avant d'être dame. Et un seigneur chevauche avec ses hommes. Ils me voient chaque jour, ils savent que, comme eux, j'affronte mes peurs. Comme eux, je chevauche avec courage. Et lorsqu'ils chargent la mort, ils savent que je m'apprête à mourir avec eux. De plus en plus de seigneurs donnent leurs ordres confortablement installés dans leurs châteaux. Je refuse de commander des centaines de morts sans les voir de mes yeux. Alliés comme ennemis, je veux voir la vie dans leurs yeux. Le coût de la bataille. C'est ce qui est juste.
Meidosha hocha la tête. Entre les tours délabrées, elle entraperçut le soleil en fin de course ;
—Rentrons.
Elle voulait à tout prix quitter cette endroit, se laver des cendres du passé. Thiohillia hocha la tête et toutes deux montèrent en selle.