Les Ordres de l'Impératrice-Gueule de bois

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Gueule de bois

Le lendemain, lorsque Liu s'éveilla, il avait oublié ce qui s'était passé par la suite. De mystérieuses ecchymoses étaient apparues sur sa chair. Pire, ses esprits demeuraient troubles et décousus. Faudrait pas que ça devienne une habitude, grogna-t-il en essayant de se relever. Peine perdu, il s'écroula aussitôt debout. Plusieurs formes remuèrent autour de lui, les couvertures bruissèrent.

Liu rampa sur la pierre nue pour retrouver le contact plus agréable des couvertures. Il leva alors la tête. Il se trouvait dans une petite pièce sinistre et basse de plafond, éclairée à la faible lueur de deux torches encadrant la seule porte, sur le mur opposé. Le long des parois, une vingtaine de nattes étaient jetées à même le sol, hâtivement alignées, des corps anarchiquement jetés à leur surface. Certains dormaient encore, enroulés dans leurs couvertures, d'autres demeuraient assis, les bras croisés autour des genoux. Ceux-là attendaient patiemment.

Liu ne mit pas longtemps à remarquer les traces de coups sur la plupart des visages. Aucun n'avait plus d'une vingtaine d'années. Les yeux hagards, tous semblaient un peu perdus.

— Eh, les gars, on est où ici, lança l'un d'entre eux, téméraire.

Certains lui envoyèrent des regards craintifs, surpris, ou tout simplement encourageants.

— 'Crois que c'est un genre de caserne, j'ai le souvenir d'un vieux qui m'a parlé de ça, fit un autre, timide.

— Je pense que c'est ça, confirma Liu.

Un mot lui revint en mémoire. Il ne fut pas le seul puisque plusieurs le prononcèrent à mi-mot ;

— L'armée impériale

Là, plusieurs jeunes gens commencèrent à paniquer, deux parvinrent à se lever et allèrent tambouriner à la porte. Mais la majorité resta calme et silencieuse. Quelques minutes s'écoulèrent et un claquement métallique retentit depuis la porte. Liu sursauta. Une fraction de seconde plus tard, la porte grinça.

— Ah, vous êtes tous debout ! Tant mieux !

Un homme de forte carrure pénétra la pièce, un trousseau de clé tintant entre ses doigts. Il portait accroché à la ceinture un glaive, ainsi qu'une petite hache pendue d'une chaîne métallique. Avec sa tunique en cuir bouilli, on l'eut cru prêt à se battre. Son visage de brute était marqué de multiples cicatrices, une barbe grise, hirsute dévorait tout le bas de son visage, tandis que son crâne dégarni luisait à la lueur vacillante des torches.

Il eut un sourire qu'il voulut sans doute encourageant. Toutefois, un mouvement d'horreur parcouru la pièce. Il était particulièrement effrayant, un morceau de lèvre arraché laissant entrevoir ses dents déchaussées sur une mâchoire brisée.

— Allez, inutile de patienter plus longtemps, levez-vous gamins !

Liu obéit, suivi d'une quinzaine de ses compagnons.

— Levez-vous bon sang !

Deux gars de son gabarit entrèrent aussitôt dans la pièce et s'emparèrent des contestataires.

— Leurs faites pas de mal, hein, on a besoin d'eux intacts !

Les deux guerriers collèrent leurs prises contre le mur puis s'écartèrent pour plonger à nouveau dans l'obscurité.

— Bien, maintenant, va falloir vous comporter en guerriers, les gars ! Les ordres sont clairs, on forme ici les futures armées de l'empire, sous le commandement de dame He Wei et du seigneur tojani. (Ce nom eut l'impact d'une détonation.) Comportez-vous comme tel. Qu'importe votre clan passé, la plupart d'entre vous n'en avaient plus. Autrement dit, on vous accorde le peu d'honneur que vous ne méritiez même pas. Désormais, votre seul clan est ici. Votre seule vocation, massacrer les barbares qui envahissent nos terres...

Il passa entre les recrues ;

— Je veux vous voir lever le menton, soyez fier d'être ici ! Toi ! Tu restes droit ! Mieux !

Un jeune homme brisa les rangs, terrifié.

— Je... Je vous en supplie ! Je n'ai rien à faire ici ! Je veux partir !

Un sourire prédateur défigura le visage du guerrier.

— Tu seras libre de partir, mon garçon... Lorsque ton contrat sera achevé ! (Il fit mine de réfléchir.) Hey, Aiko, c'est combien de temps déjà ?

— Cinq ans... Je me trompe ?

— C'est bien ce qui me semblait.

Le jeune homme tressaillit, horrifié. Liu sentit ses entrailles se serrer au plus profond de son être. Un autre recula d'un pas, tétanisé. Un instant suivant, un claquement sonore retentit, le bruit d'un corps heurta le mur. La voix sifflante de l'officier ;

— Reste dans les rangs.

Satisfait, il recula, arborant un sourire aussi large que terrifiant ;

— Je sais pas qui vous êtes, et je m'en fous. Vous n'êtes plus rien ici que des guerriers au service de l'Empereur,autrement dit, rien de plus que de la merde. Vous allez affronter les envahisseurs, et vous allez peut-être mourir là-bas, et croyez-moi, ce sera le seul repos que l'on vous accordera. Ainsi, chaque homme tombé sera sitôt remplacé. Voilà l'unique raison de votre présence.

Il se tut. Placide, il dévisagea un à un chaque homme rassemblé en cette pièce. Puis il s'éclaircit la gorge ;

— Pour l'empire.

Seul l'écho de sa voix lui revint.

— Pour l'empire, répéta-t-il, agacé.

Quelques-uns comprirent et répétèrent, sans conviction. Il répéta encore, plus fort encore ;

— Pour l'empire !

Cette voix, vingt voix lui répondirent à l'unisson, le plus fort qu'elles le pouvaient. Hélas, cette fois encore, l'officier demeura furieux. La poigne puissante, il s'empara du bras gauche de Liu, et le tira violemment vers lui.

— Toi ! Gamin, l'Empire doit être ta seule préoccupation. (Il le fixa droit dans les yeux, menaçant.) Je veux l'entendre dans ta voix.

Las, il rejeta sa prise contre le mur. Le jeune homme chancela et s'affaissa enfin contre la pierre froide. Le choc se répandit sur toute la longueur de sa colonne vertébrale.

— Relève-toi, idiot, somma l'officier avant de retourner son attention sur les autres gamins.

Liu peina à obéir. Ses muscles ne lui obéissaient guère, tremblant sans arrêt. Son bras se faisait douloureux là où l'officier l'avait empoigné. Tandis que ce dernier était occupé à brutaliser une autre recrue, le jeune homme prit le risque de remonter la manche de sa tunique pour apaiser sa peau rougie. C'est alors qu'il la vit, à présent nette, un oiseau, fièrement posé, les ailes rabattues contre le corps. La silhouette d'un corbeau taillée dans sa chair, juste là d'où venait la douleur dévorante. De cette souffrance, n'en restait que le vestige.

Fleur de PrunierWhere stories live. Discover now